Un laboratoire de « l’optimisation » sociale

Transports en Europe

Publié le 13 mai 2014 à 17:22 Mise à jour le 8 avril 2015

Tribune parue dans Initiatives n°89.

La question des transports au sein de l’Union européenne est sans doute l’une des plus emblématiques des conséquences sociales désastreuses de la construction libérale d’une union centrée sur le dogme absolu de la « concurrence libre et non faussée », inscrite au cœur des traités européens qui ont été imposés aux peuples. L’action de la Commission européenne dans ce domaine s’est traduite ces dernières années par une volonté effrénée de poursuivre la libéralisation de la plupart des secteurs.

Elle a ainsi présenté successivement un quatrième paquet ferroviaire, un projet d’ouverture des règles du cabotage routier, une proposition de réforme des services portuaires et une nouvelle étape dans le programme « Ciel unique ». On ne peut que critiquer le fait que cette démarche n’ait eu, à aucun moment, pour corollaire une réflexion sur le statut des travailleurs mobiles concernés. Évidemment, ceci a eu comme conséquence mécanique, au fil des élargissements successifs, de générer des pratiques de dumping social favorisant une concurrence déloyale entre les opérateurs. Les transports européens de ce point de vue peuvent être considérés comme un véritable laboratoire en matière d’optimisation sociale et de fraudes variées : recours à de faux indépendants, contrats de travail établis dans des pays dits « à bas coût », sociétés boîtes aux lettres, etc.

Le cas du transport routier de marchandises est le plus illustratif de ces pratiques. L’élargissement de l’Union européenne a contribué à dresser une nouvelle carte du transport routier marquée par une prédominance des entreprises des pays d’Europe centrale et orientale. La Pologne possède ainsi le premier pavillon routier sur le continent, la part de marché européen du pavillon français évaluée à 50 % en 1999 a été ramenée à 10 % dix ans plus tard, 21 000 emplois étant supprimés sur la période ! Cette évolution n’est pas sans incidence sur les marchés nationaux. À l’issue d’une livraison internationale, un transporteur est en effet autorisé par le droit de l’Union à effectuer trois opérations de fret en sept jours sur le territoire français où il vient de livrer, c’est ce que l’on appelle le cabotage, et l’on voit émerger aujourd’hui la pratique du « grand cabotage ».

Ainsi, un transporteur roumain parti effectuer une livraison en France peut optimiser son trajet de retour via les bourses de fret, disponibles sur internet, et effectuer trois opérations de cabotage en France, puis en Italie, puis trois en Autriche et trois en Hongrie avant de regagner son pays. Rien ne l’interdit non plus de revenir sur ses pas, en prenant depuis l’Autriche ou l’Italie une livraison pour un pays voisin ! Parmi les solutions techniques visant à contrer ces pratiques figure le « tachygraphe intelligent » qui permet la géolocalisation des véhicules. Il est urgent d’accélérer leur mise en œuvre prévue aujourd’hui en 2018 et sur 15 ans.

Pour les transports aériens, chacun a en tête le jugement du Tribunal d’Aix-en-Provence qui a condamné la compagnie Ryanair à requalifier ses contrats de travail irlandais en contrats de droit français pour ses salariés affectés à la base de Marseille. Cette norme issue de la Convention de Rome 1 garantit l’applicabilité de la loi de l’État dans lequel le salarié exerce ses activités professionnelles plutôt que celle de l’État du siège de l’employeur. Le recours aux faux indépendants, évoqué plus haut est la spécialité de cette compagnie : 70 % des pilotes et 60 % des personnels navigants sont des auto-entrepreneurs payés à l’heure de vol effectif, ce qui n’inclut pas le temps de service. Par ailleurs, elle a bénéficié en 2011 de subventions publiques des collectivités en France à hauteur de 791 millions d’euros. Le dumping social est soutenu par de l’argent public ! Enfin, les conflits d’intérêt sont un atout pour ces « fraudeurs », l’ancien commissaire européen en charge du marché intérieur et des services, Monsieur Charlie Mc Creevy a intégré après Bruxelles la direction de.... Ryanair.

Le secteur maritime est lui désormais régi selon des règles un peu plus protectrices pour ses salariés depuis l’adoption de la convention maritime internationale entrée en vigueur le 20 août 2013, mais tout n’est pas régulé loin s’en faut. La question du droit du travail applicable aux gens de mer employés à bord d’un navire d’un état membre de l’UE est en principe traitée par un règlement concernant l’application du principe de la libre circulation des services au transport maritime à l’intérieur des États membres. Toutefois, les questions relatives à l’équipage relèvent de la responsabilité de l’État dans lequel le navire est immatriculé, le recours aux « pavillons de complaisance » permet alors le dumping social.

L’immatriculation de la flotte de la compagnie « Irish Ferries » à Malte a permis de licencier ses marins irlandais en 2005 et de recruter des marins issus des pays baltes. 18 862 navires marchands sont immatriculés à Malte, 547 en France et 157 au... Luxembourg ! Cette question se trouve au cœur de la campagne des élections européennes de cette année, d’autant plus que la Commission de Bruxelles dans un rapport publié le 14 avril dernier indique qu’il convient de poursuivre la dérèglementation en ouvrant davantage encore les marchés nationaux.

Il est au contraire urgent d’engager avec les peuples européens ce beau projet d’harmonisation sociale par le haut, qui ne pourra se faire qu’au détriment des actionnaires et de la finance qui dictent ses règles à L’Europe et influent directement sur les directives et règlements. À mon initiative et celle du groupe CRC, la commission des Affaires européennes du Sénat a adopté une résolution (1) qui formule des propositions concrètes visant à réguler davantage ce secteur d’activité, encadrement du statut d’indépendant, coopération administrative entre tous les États, interdiction de toute aide publique aux compagnies qui ne respectent pas les règles sociales...

(1) Ce texte est accessible sur le site du Sénat (senat.fr), ainsi que le rapport intégral de la mission d’information : Le droit en soute ? Le dumping social dans les transports européens.

ÉricBocquet

Sénateur du Nord
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