Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’Etat, mes chers collègues, la question première que l’on peut se poser est simple : la présence d’un secteur public structuré et important est-elle un obstacle à la croissance économique ?
Cette question est sous-jacente dans la formulation de la question orale que nous propose d’examiner aujourd’hui notre collègue M. Lambert, président de la commission des finances.
On connaissait déjà, au demeurant, votre position de fond, monsieur
Lambert - position partagée par la majorité de notre commission - quant à l’existence d’un fort secteur public, largement développé.
Nous n’entrerons pas dans une querelle de chiffres : ce serait, selon moi, une habile manière de détourner le débat de son objet essentiel.
La gestion des effectifs de la fonction publique n’est pas seulement une question de budget, de chiffres. Elle est étroitement liée à une certaine conception de la société, aux choix que l’on peut opérer en matière d’intervention publique dans la vie économique et sociale et, partant, aux orientations que l’on imprime aux missions assumées par le service public dans l’ensemble de ses composantes.
Plusieurs défis doivent être relevés, dans les années qui viennent, pour le secteur public, et il nous semble utile d’y revenir.
Le premier est le renouvellement indispensable des cadres et des effectifs, lié au mouvement fort important des départs en retraite qui devrait affecter - plus ou moins, bien entendu -, selon les secteurs et les collectivités l’ensemble de la fonction publique.
D’aucuns - et je pense ici aux auteurs du rapport récemment publié par le Commissariat général du Plan - ont cru pouvoir déceler dans cette situation l’opportunité de réduire de façon sensible les effectifs budgétaires, en tirant parti des gains de productivité issus de la mobilisation croissante des nouvelles technologies de l’information en lieu et place du travail humain.
On pourrait notamment profiter de cette situation pour liquider l’essentiel du cadre C de la fonction publique et procéder à une restructuration-redistribution des effectifs, sans être contraint pour autant de geler excessivement les promotions internes ou de réduire aussi excessivement les postes ouverts aux concours.
Une telle démarche peut vous apparaître évidemment satisfaisante, mesdames, messieurs de la majorité, puisque vous ne cessez d’appeler de vos voeux une réduction des effectifs de la fonction publique, corollaire d’une démarche qui, couplée à la réduction de la dépense publique, permettrait d’atteindre le double objectif de la réduction du déficit et de l’allégement des prélèvements.
Cette démarche - faut-il le préciser ? - nous ne la partageons pas. Elle nous semble, en effet, strictement marquée par une logique comptable, dont l’un des effets, apparemment positif, serait de limiter la progression des dépenses du titre III pour ce qui concerne les traitements et les rémunérations des agents, mais dont un autre serait aussi d’accroître le déséquilibre que certains craignent quant à la situation du financement des pensions, en tarissant le nombre des fonctionnaires actifs contribuant au financement de la retraite des fonctionnaires retraités.
Ce problème du devenir des pensions est
- nous l’avons remarqué - aujourd’hui clairement posé.
Nul doute, en effet, que notre commission des finances - en tout cas sa majorité - partage certaines orientations présentées et visant à l’allongement des durées de cotisations des agents du secteur public pour l’ouverture des droits.
Plus fondamentalement, on sait aussi que notre commission s’est souvent positionnée à l’avant-garde - si l’on peut dire ! - du combat pour l’affaiblissement des garanties collectives des salariés et le développement de la retraite individualisée au travers de toutes les formules possibles et imaginables de capitalisation.
Un effet d’optique, assez étonnant, veut aujourd’hui que le développement de la précarité de l’emploi dans le secteur privé conduise, en fait, à rendre plus attirantes les rémunérations du secteur public.
Une bonne part de l’épargne des ménages est, en fait, potentiellement entre les mains des agents du secteur public, et cette épargne intéresse évidemment au plus haut point ceux qui souhaitent que notre pays se livre sans retenue à la spéculation boursière.
Il est évident qu’une remise en cause des garanties collectives des agents du secteur public en matière de retraite par la voie de la répartition serait une manière de les contraindre à investir encore plus leur épargne dans les circuits financiers.
Nous ne partageons pas, là encore, cette orientation, quand bien même elle aurait comme caractéristique de montrer, une fois de plus, une réalité que l’on ne saurait omettre dans le débat : le poids économique fondamental des agents du service public.
Car le défaut essentiel de toute position tendant à remettre en question le nombre de fonctionnaires, à laisser entendre que le secteur public est une sorte de poids mort pour la collectivité, est bien celui-là.
L’un des moteurs de la croissance, c’est bel et bien l’existence d’un nombre important de salariés du secteur public, dont la consommation est décisive dans la progression générale de l’activité économique.
De la même manière, sans l’investissement public, et singulièrement celui des collectivités locales, qui peut dire ce que serait aujourd’hui l’état de l’emploi dans de nombreux secteurs d’activité, par exemple dans celui du bâtiment et des travaux publics ?
Sur le strict plan des ressources mêmes de l’Etat, quel serait le niveau de rendement de l’impôt sur le revenu sans l’existence, pour les agents du secteur public, de rémunérations qui, sans être excessives
- loin s’en faut ! - participent de manière décisive à la constitution des revenus des ménages ?
Deux autres défis me semblent devoir être également relevés, dans les années à venir, par les agents du secteur public et par la fonction publique de manière générale.
Le premier défi, d’importance réelle, est celui de l’intégration des emplois-jeunes.
Pour notre part, nous estimons que l’opportunité du départ en retraite d’un grand nombre d’agents du secteur public dans les dix années à venir doit être prise en compte pour permettre aux jeunes employés sous contrats emplois-jeunes d’être en position d’intégration dans le cadre normal de la fonction publique.
Dans chaque secteur concerné, cela passe évidemment pas une analyse la plus fine possible des besoins et des capacités, mais il n’en demeure pas moins que, l’utilité des postes occupés par ces jeunes étant avérée, le débouché naturel de leur contrat actuel est constitué par l’intégration.
Je sais que, y compris dans la majorité sénatoriale, certains sont convaincus que c’est là la voie normale pour résoudre la question.
Le second défi est celui de l’indispensable retour sur les missions de service public. Il est d’une importance sans doute plus grande, malgré les apparences, que le précédent. Il traverse, qu’on le veuille ou non, d’ailleurs, l’ensemble du débat ouvert aujourd’hui sur le devenir du secteur public, comme les récents conflits sociaux qui ont animé l’administration fiscale et l’éducation nationale l’ont encore prouvé.
De manière générale, les agents du secteur public refusent une conception étroite du service public qui tendrait, notamment, à en réduire la portée.
Derrière certaines des propositions formulées par M. Claude Allègre, il y avait, en effet, le risque - je dis bien " le risque " - de voir remise en cause l’existence de diplômes de valeur et de portée nationales ou celle d’un enseignement technique et professionnel public.
De la même manière, prenant appui sur des comparaisons pour le moins hasardeuses, pour des raisons d’histoire et de pratiques fiscales particulièrement hétérogènes, une part de la réforme des services fiscaux portait en germe la remise en question de certaines missions de ces services dans la collecte de l’impôt comme dans le conseil aux collectivités locales ou aux particuliers.
On peut, évidemment, toujours justifier, en dernière instance, des suppressions de postes ou un gel des effectifs budgétaires par un amoindrissement des missions de service public.
Pour notre part, et aussi étrange que cela puisse paraître, nous estimons a contrario que le champ d’intervention des services publics est encore, en grande part, à défricher et que l’on peut encore et toujours améliorer leur fonctionnement comme leur efficacité.
Le point nodal de la discussion est là : devons-nous abriter derrière une exigence de maîtrise des coûts un affaiblissement de l’efficacité du service public ou devons-nous, sans cesse, revenir aux missions de service public pour que notre pays se donne les moyens d’en accroître encore l’efficacité ?
Des enjeux comme la lutte contre l’exclusion, le développement de la formation des salariés et des sans-emplois, l’éducation des jeunes, l’action contre la fraude fiscale, la sécurité publique, la justice ou l’accès à la santé et à la culture sont suffisamment cruciaux pour que nous repoussions, sans équivoque, les orientations que souhaitent voir imprimer au secteur public la majorité de la commission des finances et son président.