Doublement du fret ferroviaire d’ici à 2010

Publié le 29 mars 2001 à 00:00 Mise à jour le 1er avril 2015

par Pierre Lefebvre

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je ne peux commencer cette intervention sans réaffirmer le soutien que notre groupe apporte au mouvement social fort que mènent aujourd’hui les cheminots dans l’unanimité de leurs organisations syndicales et, pour une part, en relation avec le contenu de notre question.

Avec la ferme volonté de rééquilibrer le rail et la route, vous avez annoncé, monsieur le ministre, le doublement du fret ferroviaire à l’horizon 2010. Pour plusieurs raisons, nous soutenons pleinement cet objectif ambitieux.

Il devenait en effet urgent de mettre un terme à des années de régression du rail, notamment en matière de transport des marchandises, domaine dans lequel la route a connu un essor spectaculaire.

En 1960, le fret ferroviaire représentait 57 % du trafic de marchandises, la route
33 % et les voies d’eau 10 %. A la fin de la décennie 1990, les parts s’élèvent à près de 75 % pour la route et à moins de 20 % pour le rail. Entre 1970 et 1996, plus de
4 000 kilomètres de lignes ont été abandonnés et le nombre de wagons de marchandises a été divisé par trois. Pendant la même période, 5 000 kilomètres d’autoroutes ont été mis en service.

La faiblesse des investissements consacrés aux chemins de fer - 300 milliards de francs en vingt ans, contre 1 000 milliards de francs investis dans le développement des infrastructures routières - a provoqué le vieillissement du parc des locomotives, l’obsolescence et l’insuffisance du matériel, qui contribuent aux goulets d’étranglement du réseau ferroviaire, à la congestion d’ensemble du trafic et à la suppression d’emplois de cheminots.

Il était nécessaire d’« inverser la vapeur » pour combler le lourd déficit d’investissement qui nous conduit aujourd’hui à voir le rail continuer de perdre des parts de marché au profit de la route.

Dans certaines régions, la SNCF ne parvient pas à répondre aux besoins des industriels. Ainsi, en Lorraine, pour les 8 000 tonnes de produits finis que le sidérurgiste Sollac expédie chaque jour, les camions continuent de l’emporter sur le rail. Ce dernier ne peut, faute de matériels et de wagons disponibles, assurer l’acheminement des marchandises.

Dans d’autres domaines également, qu’il s’agisse par exemple des desserrements des noeuds ferroviaires lyonnais, bordelais ou lillois, ou du contournement des grandes villes comme Lyon ou Toulouse, les besoins sont énormes, à la mesure des années de vaches maigres qu’a connues le transport ferroviaire.

Cette dérive vers le « tout routier » n’est pas propre à la France : à l’échelle de l’Union européenne, le fret ferroviaire a perdu plus de la moitié de ses parts de marché et ne représente plus aujourd’hui que 14 % du trafic, contre plus de 30 % au début des années soixante-dix.

Il devenait donc urgent, à l’occasion de la présidence française de l’Union européenne, de procéder à un rééquilibrage en faveur du transport ferroviaire, d’autant que tous les pays membres s’accordent aujourd’hui pour reconnaître les nuisances induites sur les plans tant de l’environnement - émission de gaz à effet de serre, pollution sonore - que de la sécurité routière.

L’urgence se faisait d’autant plus ressentir que l’accroissement des échanges lié à la réalisation du marché intérieur a participé à l’engorgement des axes autoroutiers autour des grandes métropoles nationales, tandis que le retard de développement du rail contribuait à la saturation des principaux noeuds ferroviaires.

De ce point de vue, la France, située au carrefour de l’Europe, constitue une zone de transit, un lieu de passage des marchandises. Elle est de ce fait particulièrement exposée aux dégâts occasionnés par l’hégémonie du transport routier, en l’occurrence par la prépondérance du trafic assuré par les poids lourds, tant sur le plan humain - la tragédie du tunnel du Mont- Blanc, hélas, est là pour nous le rappeler - que sur celui de l’environnement.

Donner la priorité, comme vous l’avez fait, monsieur le ministre, à l’intermodalité en favorisant la croissance du ferroutage, du transport combiné et de la « route
roulante » constitue l’un des axes forts d’une politique désormais plus soucieuse de l’environnement et de la sécurité.

Si quelques-uns - mais ils sont de plus en plus rares - continuent de prôner sans discernement aucun le développement du réseau autoroutier, nous ne pouvons, quant à nous, que nous féliciter des efforts que vous avez accomplis jusqu’à maintenant en faveur du nécessaire rééquilibrage, à l’échelon national comme à l’échelon européen.

A contrario, ce type de rééquilibrage n’oppose pas à la route une concurrence déloyale, puisqu’il s’appuie, lorsque cela est possible, sur l’intermodalité, autrement dit sur la complémentarité du rail et de la route.

La tâche est cependant ardue.

A l’échelon national, il vous aura fallu, monsieur le ministre, beaucoup d’énergie pour réussir à débloquer, dans un contexte d’orthodoxie budgétaire, des lignes de crédits nouvelles, et beaucoup d’ingéniosité pour élaborer en complément des schémas de financement originaux, bien que précaires et parfois critiquables.

Le contrat de plan Etat-régions 2000-2006 permettra certes de dégager des financements pour l’entretien et la modernisation des lignes dédiées et des lignes identifiées, conditions de la reconquête de parts de marchés. Dans ce cadre, certaines lignes seront rouvertes, d’autres électrifiées.

Globalement, le montant des investissements consacrés à ce type d’effort sera multiplié par huit dans le cadre du nouveau contrat de plan Etat-régions.

Par ailleurs, et toujours dans la perspective de développer le fret et d’améliorer la qualité des services offerts aux chargeurs, la SNCF a été autorisée à programmer à l’horizon de 2010 l’achat de 600 nouvelles locomotives diesel et électriques.

Pour autant, ces efforts financiers seront-ils suffisants pour atteindre l’objectif du doublement du fret ferroviaire à l’horizon de 2010 ? Permettez-moi, avec mon groupe, monsieur le ministre, d’en douter.

Ce n’est certes pas la volonté politique qui fait défaut. Mais comment traduire dans les faits ce volontarisme politique lorsque les moyens financiers demeurent faibles au regard des actions envisagées ? C’est tout le sens de notre question.

M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l’Union européenne. Secouez Bercy !

M. Pierre Lefebvre. Nous voulons, monsieur le ministre, attirer l’attention sur la situation financière particulièrement dégradée de l’établissement public sur lequel repose majoritairement la charge des énormes investissements d’infrastructure qui doivent être réalisés. Bien que moins préoccupante aujourd’hui, la situation de la SNCF n’est pas rassurante pour ce qui concerne sa capacité à répondre aux nouveaux besoins d’investissement.

La dette de RFF atteint aujourd’hui 170 milliards de francs, alors qu’elle s’élevait à 134 milliards de francs au début de 1997. En trois ans, elle a donc augmenté de 27 %, malgré les contributions publiques de 37 milliards de francs alimentées par les cessions d’actifs.

Cette situation des plus douloureuses du point de vue financier contraint RFF à accorder la priorité au désendettement, au détriment des engagements d’entretien et de rénovation du réseau et le met dans l’obligation de relever le montant de la redevance de la SNCF : 11 milliards de francs actuellement, contre 6 milliards de francs en 1997.

Non seulement RFF n’a pas les moyens financiers pour répondre aux énormes besoins d’entretien des voies et de développement des capacités d’infrastructure, mais il ne dispose pas non plus du personnel qualifié pour en assurer la maintenance, services qu’il loue donc à la SNCF.

Comme nous pouvons le constater, la situation est donc des plus contradictoires et elle génère de multiples tensions entre les deux établissements publics.

D’un côté, la SNCF, qui souhaite accroître sa capacité d’autofinancement à
1,5 milliard de francs d’ici à deux ans, conteste l’augmentation de la redevance ; de l’autre, RFF remet en cause le coût que lui facture la SNCF au titre des services de maintenance qu’elle effectue sur les réseaux.

A l’Etat de jouer le rôle d’arbitre, à moins qu’il ne se décide à prendre des responsabilités en la matière !

En l’état actuel, les 2,3 milliards de francs résultant de la contribution des autoroutes sont largement insuffisantes, tandis que le financement issu de la vente des licences UMTS semble bien être compromis.

Nous ne pouvons donc que soutenir le Conseil supérieur du service public ferroviaire, qui réclame, à l’unanimité, un plan d’aide exceptionnel et pluriannuel aux programmes d’investissement de la SNCF et de RFF afin, notamment, d’assurer la croissance du fret ferroviaire.

Il est du ressort et de la responsabilité de l’Etat de redonner une visibilité à long terme aux deux établissements publics en les dégageant des contraintes financières actuelles, préjudiciables aux investissements à horizon long.

L’objectif de doublement du fret ferroviaire s’inscrit bien évidemment dans le cadre européen. Là aussi, les besoins d’investissement sont considérables. Pour autant, la Commission européenne ne semble pas être décidée à débloquer des financements correspondant aux besoins.

La faiblesse des investissements sur le plan national aurait-elle son corollaire à l’échelon européen, le contexte de restriction budgétaire l’imposant ?

Dans l’un et l’autre cas, il s’agit pourtant d’opérations du type des opérations des
« grands travaux », susceptibles de consolider la croissance et de relancer la dynamique de l’emploi.

Au cours de la présidence française de l’Union européenne, faisant front à l’idéologie libérale dominante, vous avez réussi, monsieur le ministre, à éviter la mise en concurrence des différents modes de transport en freinant le processus de libéralisation à tout crin. Vous avez opté pour la coopération entre pays européens, plutôt que, en l’absence d’un véritable projet politique européen, pour une intégration pure et simple au marché concurrentiel européen risquant de laminer les acquis sociaux et de remettre en cause les missions de service public.

Les difficiles négociations que vous avez menées ont permis de privilégier une véritable coopération européenne avec des avancées positives et concrètes que sont les corridors de fret européens. Ces derniers permettent un réel essor du trafic ferroviaire de marchandises trans-européen, en favorisant ainsi un mode de transport non polluant. Le Belifret, ce corridor reliant Anvers, Lyon et Marseille et qui se prolonge vers l’Italie, a atteint une capacité d’une trentaine de sillons par jour. Autre exemple : le corridor Est-Ouest reliant Glasgow à Sopron à la frontière austro- hongroise tout en desservant Le Havre, Dunkerque et Strasbourg. C’est une belle réussite en matière de coopération européenne.

En 2002, afin de désengorger les traversées alpines, une « route roulante » reliera la vallée de la Maurienne à Bussolino, en Italie, par l’intermédiaire de deux navettes quotidiennes.

Le projet concernant la réalisation d’une liaison transalpine entre Lyon et Turin constituera également un bel exemple d’une coopération bilatérale réussie entre la France et l’Italie.

Nous ne pouvons, monsieur le ministre, que soutenir cette politique dont les deux principaux axes sont, à l’échelon européen, la coopération et, au niveau du rééquilibrage rail-route, l’intermodalité. Ces deux axes appartiennent à une conception globale qui s’oppose à une vision strictement libérale d’une régulation que seul assurerait le marché.

On sait combien l’avantage concurrentiel de la route réside dans la faiblesse de ses coûts, résultat pour partie de la non-prise en compte des externalités négatives, demeurant à la charge de la collectivité, mais aussi de la multiplication des pratiques de dumping social qui contribuent à la détérioration des conditions de travail et à la pression à la baisse sur les salaires.

Contre les tenants du libéralisme, vous avez essayé de vous opposer à de telles pratiques, à oeuvrer pour une « ré- réglementation » sociale, qu’il s’agisse des temps de conduite ou du recours à la main-d’oeuvre des pays de l’Est, en particulier, exploitable et exploitée à souhait et qui, véritable aiguillon de la loi d’airain des salaires, tire les coûts vers le bas.

En ce sens, le rééquilibrage entre le rail et la route ne doit pas passer par la libéralisation du secteur public, par la mise en concurrence des modes de transport qui aboutirait à un alignement vers le bas des prix du fret ferroviaire, préjudiciable au développement des investissements de modernisation et de capacités en infrastructures nouvelles.

Il doit être, au contraire, le résultat de la réintégration dans le coût du transport routier des externalités, des clauses et garanties sociales.

Nous savons que vous partagez cette conception.

Aujourd’hui, et pour les raisons que vous connaissez, il est nécessaire de continuer dans cette voie, d’oeuvrer pour une harmonisation sociale européenne vers le haut.

Nous ne pouvons donc qu’être très inquiets face à la volonté de libéralisation des chemins de fer en ce qui concerne tant le transport de voyageurs que le transport de marchandises. En cela, nous partageons les craintes des cheminots, qu’ils expriment d’ailleurs très fortement aujourd’hui.

Face à la situation précaire de la SNCF, l’ouverture à la concurrence risque de compromettre la planification nécessaire des investissements, en particulier de ceux qui assureraient au rail la reconquête de ses parts de marché.

Monsieur le ministre, nous serons donc très attentifs à vos réponses sur cette question préoccupante. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen. - M. Bellanger applaudit également.)

M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l’Union européenne. Très bien !

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