Avenir du fret ferroviaire

Publié le 26 janvier 2005 à 00:00 Mise à jour le 8 avril 2015

par Michel Billout

Le 12 septembre 2001, la Commission européenne a publié son livre blanc sur la politique européenne des transports à l’horizon 2010, dans lequel elle place, pour la première fois, le développement durable au cœur de sa stratégie de transport. La première mesure préconisée consiste à rééquilibrer les modes de transport en faveur du rail d’ici à 2010. Elle a notamment affirmée très clairement l’importance de l’intermodalité. Tout en constatant le manque d’infrastructures adaptés et l’absence d’interopérabilité entre les réseaux, la Commission propose de créer « un espace ferroviaire intégré, performant, compétitif et sûr » ainsi que « la mise en place d’un réseau dédié au fret ».

Je partage le constat et cette volonté, mais les remèdes proposés risquent d’être pires que le mal.

En effet, les deux premiers « paquets ferroviaires » ont entériné la libéralisation du fret à l’horizon 2006 au niveau international et en 2007 au niveau national. Le troisième paquet concernant les voyageurs devrait être discuté au Parlement européen le 8 mars, alors qu’aucun bilan des premières directives n’a été dressé.

C’est l’une des raisons qui a incité le groupe C.R.C. à déposer une proposition de résolution demandant le retrait de ces directives, qui menacent gravement nos services publics de transport en ouvrant les lignes transversales à la concurrence, premier pas vers la privatisation des grands axes.

Les sénateurs C.R.C. soulignent la concordance entre la libéralisation des services publics et le traité constitutionnel européen, qui inscrit dans le marbre une évolution contraire aux objectifs de solidarité, d’égalité et de sécurité. Sa logique livre les outils de la puissance publique aux appétits financiers.

Il devient urgent de réaffirmer la notion fondamentale des services publics, pour les garantir, et les moderniser tant au niveau national qu’européen.

J’aimerais croire M. Gallois, président de la S.N.C.F., lorsqu’il déclare que le plan Fret 2006 permettra de se placer « clairement dans une perspective de développement du fret », en ajoutant « avec la réussite de ce plan, la S.N.C.F. pourra mieux répondre à la demande de ses clients en France et en Europe, et aux attentes de la société tout entière pour davantage de fret ferroviaire ». Concrètement, le plan fret, entièrement subordonné aux directives européennes, se traduira par la suppression de 3 505 emplois, la fermeture de quatre gares de triages, de seize gares principales de fret et cent gares ouvertes au fret, au nom de la rationalisation et de la compétitivité. Ainsi le budget 2005 de la S.N.C.F. entérine des réductions importantes d’effectifs : 1 526 dans l’activité fret, 377 dans le matériel et 763 dans les tractions. De septembre 2002 à la fin 2005, 11 765 emplois auront ainsi disparu. Cheminots et usagers payent pour une certaine conception de l’équilibre de l’entreprise. D’où le succès de la grève la semaine dernière, largement soutenue par la population.

Le plan fret 2006 organise le repli et la casse de l’outil de production. Aux antipodes du développement durable, il déstructure durablement la production et la commercialisation du fret ferroviaire à la S.N.C.F. Fin août 2004, le trafic était inférieur aux objectifs de 2,8 % dont moins 3,5 % pour le transport conventionnel et moins 6,2 % pour le transport combiné. Sur les huit premiers mois de l’année, on a décompté 22 157 circulations de trains fret en moins par rapport à 2003, sur la même période.

Actuellement, cent kilomètres de voies servent à stationner des wagons, faute de marchandises à acheminer ! Ce plan incite les entreprises à choisir la route. En augmentant ses tarifs de 50 %, la S.N.C.F. a perdu de nombreux clients, comme Pechiney. Autant de choix contraires à l’intérêt collectif, qui n’améliorent ni la qualité, ni la régularité de la production !

Comment pourrait-il en être autrement lorsque la livraison de trois locomotives neuves en moyenne par mois coexiste à la radiation annuelle de 250 engins ? Les restructurations, les réorganisations, les réformes, les études, l’externalisation et la création de filiales ont successivement affaibli le service public. En réduisant les capacités de la production et l’emploi statutaire, la S.N.C.F. et l’État organisent le déclin de la part modale du fret S.N.C.F., menaçant son rôle d’entreprise intégrée de service public de transport. En définitive, la filialisation du fret et l’organisation de la concurrence intramodale sont programmés.

Tous les trafics abandonnés par la S.N.C.F. permettront à des opérateurs privés de se positionner. Ainsi, 22 000 sillons ont été supprimés le 12 décembre 2004 dans le cadre du changement de service roulant. R.F.F. les offrira aux nouveaux entrants. La direction de la S.N.C.F. choisit une logique purement marchande en se repliant sur les créneaux les plus rentables. Ce qui compte pour sa direction, ce sont les plus gros chargeurs, qui représentent les 20 % du trafic non déficitaires. Pour les 80 % restant, il suffira de les supprimer ou de pratiquer des tarifs dissuasifs. N’est-ce pas ce que vous souhaitez, monsieur le Ministre, en incitant la S.N.C.F. à « se concentrer sur les lignes qui peuvent garantir l’équilibre » ?

Ce plan provoque une perte irréversible de capacité d’exploitation du réseau. Or, ces infrastructures présentent un vrai potentiel pour préparer l’avenir, si l’on en croit les déclarations du Premier ministre, pour qui le fret devrait encore progresser de 40 % d’ici 2020. En gros, ce plan n’identifie aucun vecteur de progrès. Aucun projet n’est mis en avant et aucun moyen ne vient asseoir un quelconque développement, alors que le train pourrait accroître sa part dans le transport de marchandises à condition d’une orientation publique claire en sa faveur. Ce n’est pas le cas aujourd’hui, puisque depuis 1999, le fret ferroviaire a enregistré une progression de 17 % alors que le transport routier a fait un bond de 40 % !

L’évolution notable en faveur de la route est notamment fondée sur le dumping social, cause principale de terribles accidents. L’attractivité de la route réside dans le fait qu’une grande partie des coûts est externalisée vers les collectivités territoriales. Cependant, ce mode de transport provoque 84 % des émissions de gaz à effet de serre. La facture énergétique ne plaide pas non plus en faveur de la route. La quantité d’énergie nécessaire pour transporter une tonne de fret par la route est trois fois supérieure au rail.

Que l’on se place du point de vue de l’emploi, de l’aménagement du territoire, du développement local, de la préservation de l’environnement, ou de la santé, l’accroissement du transport fret ferroviaire est indispensable. Il faut alors tout mettre en œuvre pour que route et rail soient complémentaires. Pour que l’intermodalité fonctionne, le fret doit bénéficier d’investissements importants et l’État doit désendetter R.F.F. et la S.N.C.F., soit aujourd’hui 40 milliards d’euros. Les frais financiers liés à la dette se montent à 380 millions pour la S.N.C.F. et à 1,3 milliard pour R.F.F. soit, pour la S.N.C.F., l’équivalent de 8 800 emplois statutaires, 30 rames T.G.V. et plus de 200 locomotives fret. Pourtant, la Commission européenne exige encore davantage de la S.N.C.F. pour autoriser une aide de l’État français de 800 millions il faut ainsi que les comptes du fret tendent à l’équilibre, ce qui suppose des gains de productivité accrus, l’abandon de segments de marché et, à terme, sa filialisation qui se fera essentiellement par cession d’actifs. Une telle politique mènerait inéluctablement au déclin du service public de fret et organiserait l’appétit de quelques promoteurs immobiliers. Pour quelles raisons la Commission européenne ne s’est-elle pas opposée à la décision du gouvernement de doubler le dégrèvement de la taxe professionnelle sur les véhicules de plus de sept tonnes et demi ? Qu’en est-il de sa volonté de rééquilibrage entre la route et le rail évoquée par le livre blanc ?

De telles mesures attestent également de la supercherie du programme du gouvernement qui, à l’entendre, voulait encourager le rééquilibrage des modes de transports en réorientant les camions vers le rail et les voies d’eau. Discours et décisions se contredisent : les mesures que vous prenez favorisent les intérêts financiers des futurs opérateurs et ne satisfont nullement les besoins des salariés, de la population et la protection de l’environnement. Ainsi, dans la loi de finances pour 2005, les subventions au transport combiné ont encore baissé de 2 % pour ne plus se monter qu’à 16 millions. En l’absence d’un réel engagement des pouvoirs publics à promouvoir le transport combiné, les opérateurs traditionnels seront incités à ne plus desservir que les destinations rentables et le rééquilibrage entre les différents modes de transport ne pourra voir le jour.

Les sénateurs C.R.C. estiment que le transport ferroviaire doit jouer un rôle économique, social et de progrès. L’État doit donc définir les besoins de transport et financer le service public afin de le développer. Notre choix n’est pas celui de la mise en concurrence et du désengagement de l’État, mais celui d’une politique ambitieuse en faveur du rail. Nous réclamons donc un véritable débat sur les transports tant au niveau national qu’européen. Il faut réaliser une étude mesurant l’impact de la libéralisation du fret ferroviaire sur l’emploi, la sécurité et sur le niveau de développement des réseaux. Afin que la concurrence ne se traduise pas par du dumping social, il convient enfin d’harmoniser vers le haut les normes sociales.

Le groupe C.R.C. juge qu’il est indispensable de mettre en place une véritable politique commune de développement des réseaux transeuropéens de fret ferroviaire intégrant les objectifs du développement durable, de protection de l’environnement, d’aménagement du territoire et de développement de l’emploi. Des plans de financements européens s’appuyant sur la création de pôles publics financiers et permettant aux États d’entreprendre les investissements nécessaires en matière d’infrastructures nouvelles, de modernisation des réseaux actuels et des nouveaux réseaux dédiés doivent être mis en place.

Michel Billout

Ancien sénateur de Seine-et-Marne
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