En annonçant, au lendemain des élections de mars, la requalification prochaine des 550 contrats à durée déterminée en postes contractuels ainsi que la création de 1 000 postes universitaires d’ici à 2005, le gouvernement a mis un terme au mouvement de révolte des chercheurs. Grâce à une mobilisation sans précédent - la pétition du collectif « sauvons la recherche » a, en trois mois, recueilli quelque 70 000 signatures de responsables de laboratoires et d’unités ainsi que d’étudiants du troisième cycle - les chercheurs, soutenus par l’opinion publique et par de nombreux scientifiques étrangers, ont réussi à obtenir satisfaction. La phase aiguë de la crise de la recherche française est ainsi achevée.
Pour autant, il ne faut pas croire que le problème est définitivement résolu. Si les responsables de laboratoire ont renoncé à leur démission administrative, ils n’ignorent pas que la victoire obtenue ne leur assure qu’un répit momentané. Car les mesures annoncées ne font que préserver l’état actuel de notre recherche et n’en garantissent ni l’avenir ni la compétitivité. De plus, la requalification des 550 C.D.D. suffit juste au remplacement des départs à la retraite dans les organismes publics de recherche. De même, la création des postes d’enseignants - chercheurs ne répond qu’à l’augmentation du nombre d’heures enseignement exigée par la réforme L.M.D. Et de très nombreuses interrogations restent en suspens.
On a simplement stoppé une hémorragie, on n’a pas soigné la maladie en profondeur. Quel avenir pour notre système de recherche ? Les chercheurs engagés dans la préparation des états généraux de la recherche et de l’enseignement supérieur réfléchissent à la place de la recherche et de la science dans la société à l’organisation de la recherche publique et aux liens à établir entre les grands organismes, tels que le C.N.R.S. ou l’INSERM, les E.P.S.T., et les universités. Ils examinent aussi le problème de l’emploi scientifique notamment le statut et le déroulement de carrière, ainsi que les conditions de rémunération et de travail des doctorants et post-doctorants. Loin d’être corporatistes, ces réflexions visent à enrayer au plus vite la fuite des cerveaux vers l’étranger, voire à encourager certains compatriotes expatriés à revenir en France.
Les chercheurs, soucieux de parfaire le système national, s’interrogent aussi sur la pertinence des actuels modes d’évaluation des travaux scientifiques et ont entrepris de définir de nouvelles modalités d’appréciation des résultats.
Donc, chercheurs et universitaires, loin de se satisfaire des mesures annoncées, demeurent mobilisés, considérant avec justesse que le mouvement historique de ces derniers mois constitue une formidable opportunité de « refonder la place de la recherche dans le dispositif national ». Car, n’en déplaise à leurs détracteurs, ces scientifiques sont conscients de la nécessité de réformer le système national de recherche.
Sans anticiper sur les propositions qui émergeront, à l’automne, de ces états généraux, il paraît utile d’énoncer quelques remarques qui devraient être prises en compte par la loi d’orientation et de programmation. Le texte devra faire apparaître la nécessaire distinction entre la recherche fondamentale et la recherche appliquée qui relève, le plus souvent du secteur privé ; « la recherche fondamentale est un but en soi, qui doit être sans rapport avec l’économie marchande », elle ne peut être soumise à la constante pression économique et à la course aux résultats à court terme. En effet, comme le dit Axel Kahn, « le capitalisme moderne refuse les recherches qui n’ont pas de rentabilité prévisible à court terme », rentabilité seule susceptible de convaincre les actionnaires. Aussi, la recherche fondamentale, génératrice de nouvelles connaissances, ne peut être abandonnée à la logique du marché et l’État doit prendre l’initiative de grands programmes ciblés.
À cet égard, il est intéressant d’entendre le témoignage de M. Beffa, P.D.G. de Saint-Gobain, selon lequel placer la recherche « au premier rang de nos priorités » est « le seul moyen de maintenir une dynamique industrielle et économique ». Cela impose de relancer, en premier lieu, l’effort de recherche publique et non de multiplier les incitations en direction des entreprises. En effet, l’investissement privé s’aligne surtout sur le court terme, alors que le financement de la recherche et de la technologie n’est générateur de richesse qu’à moyen ou long terme. Une fois n’est pas coutume, le gouvernement serait bien inspiré d’observer ce qui s’est passé outre-Atlantique : aux États-Unis, l’investissement privé dans les technologies nouvelles a suivi, et non précédé, un soutien public massif aux infrastructures et à la recherche fondamentale.
Dans l’Hexagone, la logique de la rentabilité et du profit à court terme, qui prévaut dans le secteur privé, amène les entreprises à réduire leurs investissements à long terme. Les dépenses de recherche et développement de nombreuses sociétés françaises stagnent, voire diminuent compte tenu du rythme de l’inflation, même si certaines ont pris conscience de l’importance d’investir dans ce domaine pour garantir la pérennité de leur activité. Je pense par exemple, à l’entreprise agroalimentaire Roquette dans le Pas-de- Calais qui, forte d’un pôle de recherche de 400 personnes, a compris l’intérêt de s’engager massivement dans la recherche développement.
Face au désengagement des entreprises, les pouvoirs publics, et en premier lieu, l’État, doivent réagir dans les meilleurs délais, en respectant l’engagement de consacrer 3 % du P.I.B. à l’effort de recherche d’ici 2010 et en impulsant une politique de grands programmes.
De surcroît, l’effort de recherche doit être mené dans la perspective d’un aménagement du territoire harmonieux. Il conviendrait de mieux répartir le potentiel de recherche. La région Nord-Pas-de-Calais offre un exemple intéressant du déséquilibre existant puisqu’elle ne compte que 573 personnels rétribués par le C.N.R.S., dont 142 emplois précaires - soit 2 % de l’effectif total, alors que ses habitants représentent près de 7 % de la population nationale.
La loi d’orientation et de programmation devra prendre en compte le rôle joué par l’enseignement supérieur dans notre système de recherche, dont les universités sont le véritable pilier : 80 % de la recherche y sont réalisés, soit avec leurs équipes propres, soit en collaboration avec les organismes de recherche. Les trois quarts des chercheurs sont des enseignants- chercheurs. Il n’y aura plus de chercheurs, demain, si les étudiants n’ont pas été bien formés ; il n’y en aura pas, non plus, si on les sépare des enseignants-chercheurs. Recherche et université sont indissociables ; ce sont les deux versants d’une même réalité ; la mission d’un chercheur est, certes, de chercher, mais aussi de transmettre.
Or, un récent rapport du conseil d’analyse économique a montré que le financement des universités françaises était dramatiquement inférieur à celui qui est accordé dans les grands pays comparables. Le dégel des crédits 2002 et la création d’un millier de postes d’enseignants-chercheurs, sont à cet égard encourageants, même si cela doit être impérativement et rapidement suivi de mesures plus audacieuses. En outre, de nombreux scientifiques préconisent de renforcer les liens entre l’enseignement supérieur et la recherche, sous l’égide d’un seul ministère.
Cela étant, l’investissement en faveur de la recherche doit être réalisé au niveau européen d’autant que l’écart se creuse entre les États-Unis et l’Europe dans des domaines comme les biotechnologies, la génétique, l’informatique ou l’industrie des logiciels, activités moteurs de l’innovation et de la croissance mondiales. La menace d’une dépendance technologique de l’Europe est réelle.
À titre indicatif, notre pays compte six chercheurs pour 1 000 habitants contre neuf au Japon. Si nous voulions atteindre ce niveau, il faudrait accroître les recrutements de 50 % ! La France, comme l’Union européenne, est loin du compte ! Pour être vraiment compétitifs, il nous faudrait créer 100 000 chercheurs d’ici dix ans.
Sans vouloir jouer les Cassandre, j’affirme que, sauf investissements massifs dans la recherche, les pays européens ne parviendront pas à enrayer le phénomène actuel de contraction d’emplois. Aujourd’hui, notre pays, tout comme la plupart de nos voisins, subit d’autant plus durement les délocalisations que nous ne créons pas d’emplois à haute valeur ajoutée : la destruction des emplois peu qualifiés n’est pas compensée, engendrant une hausse sensible du taux de chômage dont les incidences sont de plus en plus dramatiques, à l’heure où le gouvernement remet en cause l’ensemble du système de protection sociale.
Aussi, le gouvernement, tout comme le secteur privé et, dans la mesure des moyens qui sont mis à leur disposition, les collectivités territoriales doivent-ils investir massivement en faveur de la recherche et de l’innovation. Ce n’est qu’au prix d’une politique ambitieuse, audacieuse, menée dans le cadre d’une coopération avec nos partenaires européens, que la France retrouvera le rang qui fut longtemps le sien dans le domaine scientifique et maintiendra son indépendance technologique.
Vouloir réaliser des économies dans le secteur de la recherche ne peut que coûter excessivement cher dans un avenir proche. Comme le dit encore Axel Kahn : « chacun sait qu’un peuple ne peut compter dans l’avenir si le pays ne consent pas des efforts suffisants pour interroger et bâtir le futur ».
La priorité du gouvernement devrait porter sur la création de conditions favorables à la poursuite de l’édification d’une société de la connaissance, d’une République du savoir, soucieuse de n’exclure aucun de ses membres. Outre attribuer des moyens financiers et humains aux laboratoires et universités, l’État doit favoriser l’initiation de nos jeunes concitoyens aux sciences, pour susciter des vocations scientifiques. Aussi est-il essentiel de diffuser la culture scientifique, par tous les biais possibles, alors même que les filières scientifiques attirent de moins en moins de lycéens et d’étudiants.
Enfin, l’État devrait défendre l’idée d’un enseignement d’un savoir commun à tous les citoyens d’un « grand récit unitaire des sciences » tel que le définit Michel Serres : « sans la science, la philosophie ne peut saisir le monde contemporain et l’anticiper. Mais sans la philosophie, la science est myope ». Ainsi, en investissant dans la recherche, en encourageant l’échange et l’enseignement des connaissances, la France doit redevenir le pays des Lumières !
Il faut résolument investir dans la matière grise ! C’est une des questions les plus importantes à laquelle nous sommes confrontés. La politique, au meilleur sens du terme, doit permettre d’assumer son destin, non de le subir.
Tout est lié : la science, la politique, la philosophie. Mes Chers Collègues, que j’aimerais avoir 18 ans !