Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, nous voici donc amenés, à l’occasion d’une séance consacrée aux questions orales avec débat, à débattre de la situation de l’industrie du textile et de l’habillement. Nous le faisons depuis des années - c’est notre regretté collègue Maurice Schumann qui avait, le premier, pris cette initiative - mais le constat reste malheureusement le même : le textile-habillement va mal, les emplois et les entreprises disparaissent, l’avenir apparaît décidément bien sombre.
Ce constat négatif n’est-il pas aussi, par la force des choses, celui de l’inefficacité, en termes économiques et sociaux, tant de la gestion de cette filière industrielle par le patronat dans sa grande majorité que des mesures prises par les pouvoirs publics pour la soutenir ?
N’est-il pas temps, aujourd’hui, au regard de la situation, d’oser d’autres choix que ceux qui sont faits depuis des années ?
Ces questions méritent d’être posées. Il y a même urgence devant les menaces que fait peser la non-reconduction de l’accord multifibres. Les conséquences de la libéralisation totale des échanges pour la France et l’Union européenne, qui deviendra le marché le plus ouvert du monde en 2005, suscitent de nombreuses craintes.
Il nous faut peser de tout notre poids, au niveau international, pour imposer d’autres règles commerciales, sociales, voire éthiques et morales - je pense au travail des enfants -, afin de limiter les effets des conditions inégales de concurrence. Sans doute convient-il aussi que nous défendions mieux le textile et l’habillement, qui sont encore trop souvent réduits, sur notre planète, à des objets de troc.
Je serai attentif, madame la ministre, aux éléments de réponse que vous nous apporterez à ce sujet.
Mais tout cela restera insuffisant si nous n’examinons pas avec courage et lucidité, pour nous y attaquer, les causes profondes et structurelles des difficultés que connaît cette branche industrielle.
Alors qu’elle employait un million de salariés à la fin des années soixante, la filière textile-habillement-cuir connaît depuis les années soixante-dix un processus continu de régression, qui atrophie progressivement sa base de production. En trente ans, la filière a perdu les deux tiers de ses effectifs, soit environ 20 000 emplois par an. Et l’hémorragie continue aujourd’hui, au rythme de 2 000 suppressions d’emplois par mois !
Dans le même temps, le déficit commercial n’a cessé de se creuser, à l’exception de quelques segments de la filière.
Certes, la concurrence internationale est déloyale, je ne le nie pas. Mais comment ne pas voir dans ce déclin les résultats d’une stratégie de restauration des profits, dans un premier temps, puis de recherche du profit maximum, une recherche exacerbée jusqu’à une financiarisation de l’activité aux dépens de la production ?
Ce sont les délocalisations des productions à faible valeur ajoutée vers les pays à bas salaires qui causent une véritable hécatombe en termes d’emplois. Selon les chiffres de l’Union des industries textiles elle-même, en 1997, 20 % des marchandises de la filière textile-habillement-cuir importées en France provenaient d’entreprises françaises délocalisées. Or, en l’occurrence, 1 % d’importation équivaut à la suppression de 7 000 emplois.
M. Christian Poncelet. C’est exact !
M. Ivan Renar. La stratégie de baisse des coûts salariaux est également en cause. Les salaires dans la filière sont parmi les plus bas qui puissent exister. Cela fait d’ailleurs cinq années - on ne le sait pas assez - qu’il n’y a pas eu d’accords sur les salaires dans la filière.
La « smicardisation », pour reprendre l’expression d’un syndicaliste, gangrène les professions jusqu’aux postes hautement qualifiés. Sur le plan social et au regard des conditions de travail, le textile, c’est souvent le xixe siècle de l’industrie française !
Une stratégie de spécialisation sur des créneaux à forte valeur ajoutée ou dans la vente par correspondance entraîne également la disparition ou la délocalisation de pans entiers de la production ainsi qu’un recul sévère des investissements. Et quand ceux-ci existent, ils ne visent bien souvent qu’à rationaliser l’outil de production.
J’ai déjà fait mention de la financiarisation accrue des activités qu’on observe depuis quelques années. Le textile-habillement est devenu le cadre d’une véritable économie de casino, où se succèdent acquisitions et cessions, abandons de production dans le seul but de dégager des taux exorbitants de rentabilité - 15 % à 17 % -, qui sont exigés par les actionnaires, notamment les fonds de pensions, mais qui sont totalement incompatibles avec la production.
Ce capitalisme de rentier est inhumain !
De la filature Mossley, à Hellemmes, près de Lille, où les salariés et l’outil de travail sont proprement abandonnés sur place par la direction - pourtant condamnée par la justice -, à l’entreprise Lejaby, dont la direction a décidé la délocalisation de 70 % de la production en Tunisie et la suppression de 200 emplois, les exemples sont légion.
Notre collègue Josiane Mathon a tenu à me faire part de ce chiffre : à la fin août 2002, le tribunal de commerce de Roanne avait enregistré quatre-vingts dépôts de bilan, entraînant 765 licenciements, la plupart dans le textile, une des dernières industries encore présentes dans le Roannais.
Je pourrais aussi vous parler de la situation à Roubaix, à Tourcoing, dans la vallée de la Lys, dans l’Avesnois, où ne subsiste plus qu’une seule usine d’habillement, employant 400 salariés.
La question se pose donc, madame la ministre, mes chers collègues : faut-il continuer dans cette voie ? N’existe-t-il pas d’autres pistes à explorer pour revivifier et pour muscler ce secteur industriel, qui possède des atouts et peut donc avoir un avenir ?
La préservation de l’emploi et le développement du tissu industriel exigent, me semble-t-il, plus de volontarisme politique.
Il faut freiner la spéculation que couvrent les cessions et restructurations d’entreprises. Pouvons-nous continuer à tolérer sans réagir les « licenciements boursiers » ? Il est nécessaire de sanctionner financièrement et fiscalement les entreprises bénéficiaires qui licencient. Je rappelle qu’une telle disposition avait été adoptée par le Parlement dans le cadre de la loi de modernisation sociale, avant d’être annulée par le Conseil d’Etat.
L’instauration de droits nouveaux pour les salariés est, à mon sens, une condition essentielle pour mettre en cause le pouvoir discrétionnaire des actionnaires et favoriser des choix de gestion et industriels plus favorables à l’emploi.
Je prendrai un exemple. Le conseil régional de Nord-Pas-de-Calais a élaboré un plan textile visant à favoriser des actions fortes de soutien et de développement - investissements, formation, recherche, etc. - des secteurs concernés. Ce plan a été approuvé et signé par tous les partenaires : patronat, syndicats de salariés. Mais force est de constater l’insuffisance de son bilan actuel, liée à un manque évident de bonne volonté et d’enthousiasme du patronat du textile.
Donner aux salariés la possibilité de donner leur avis, d’intervenir dans les choix, de faire des propositions, permettrait à coup sûr de surmonter bien des obstacles. Faut-il que la citoyenneté, dont on parle tant en cette époque, s’arrête aussitôt les portes de l’entreprise franchies ?
Des mesures législatives contre les délocalisations doivent également être prises. Les organisations représentatives des salariés ont avancé plusieurs propositions en ce sens, parmi lesquelles l’interdiction de tout plan social lié aux délocalisations et la création d’une taxe sur le coût différentiel de la main-d’oeuvre.
Monsieur le président Poncelet, vous avez été un éminent syndicaliste ; vous conviendrez avec moi qu’il faudrait discuter davantage avec les organisations syndicales et mieux les écouter. (M. Christian Poncelet marque son approbation.)
Ne convient-il pas également de faire preuve, enfin, d’innovation sociale ? Non seulement la politique de bas salaires, de flexibilité et de précarité est injuste humainement, mais elle est inefficace économiquement, car elle freine la demande intérieure.
La politique économique menée depuis des années a été fondée sur un parti pris, celui de limiter la part des salaires dans la valeur ajoutée : tout pour le profit ! On en voit les conséquences dans la débâcle financière actuelle, au point que de très nombreux économistes s’interrogent sur le bien-fondé de cette stratégie et se demandent si un pouvoir d’achat plus important des salariés n’aurait pas contribué à soutenir une autre croissance, non inflationniste.
Dans le même esprit, ne convient-il pas de rendre plus transparentes les relations de la sous-traitance, forme d’organisation de la production très développée dans le textile, composé de nombreuses petites et moyennes entreprises.
Le flou qui entoure aujourd’hui les contrats de sous-traitance ne permet pas d’identifier les donneurs d’ordre. Les salariés et les syndicats sont souvent démunis et soumis à une asymétrie dans l’information, s’agissant des contrats de travail - rémunération, durée, conditions de travail, etc. - et de leur application. Il est donc nécessaire que le code du travail soit modifié afin que soit assurée une meilleure transparence dans le domaine de la sous-traitance.
Les conditions d’affectation et d’utilisation des fonds publics devraient être plus strictement encadrées. Le textile vit depuis vingt ans sous perfusion permanente de fonds publics. Le résultat est là ! Est-il juste que des entreprises perçoivent des fonds publics pour délocaliser, pour transférer les productions ?
Les allégements massifs de charges sans objectifs précis en matière d’emplois mènent tout droit à l’inefficacité. Ils n’ont jamais créé d’emplois, au contraire : ils ont accéléré les délocalisations et les productions à l’étranger, plombé plus encore les comptes de la sécurité sociale, ont eu des conséquences sur les bas salaires, bloqué les grilles de salaires et les salaires effectifs.
Faut-il continuer cette marche, ou plutôt cette fuite en avant dans les exonérations et baisses de charges, coupables de régression salariale et de précarité ? Ne conviendrait-il pas mieux d’engager plutôt l’aide publique vers la création réelle d’emplois et les investissements productifs par l’intermédiaire de la banque de développement des petites et moyennes entreprises, sous la forme de conditions bonifiées de financement, par exemple ?
D’autres mesures devraient également être prises en matière de formation afin d’assurer, par exemple, le reclassement qualifiant du personnel licencié, notamment au sein des industries innovantes.
Mme Hélène Luc. Absolument !
M. Ivan Renar. Une telle mesure pourrait prendre la forme d’un fonds de mutualisation financé par une taxe sur les licenciements.
Enfin, vous savez combien est attendu dans ces professions si difficiles un accord de branche qui permettrait la mise en place d’un dispositif de cessation anticipée d’activité pour les salariés de plus de cinquante-cinq ans.
Madame la ministre, malgré ses difficultés, l’industrie textile reste un domaine très important : elle participe à la structuration et à l’intégration sociales dans d’importants secteurs géographiques, a fortiori dans les zones rurales, où sont présentes de nombreuses petites et moyennes entreprises. Elle est aussi particulièrement innovante du point de vue tant des procédés que des produits potentiellement créateurs d’emplois et de débouchés nouveaux.
Vous comprendrez donc l’importance de vos réponses et des mesures que compte prendre le Gouvernement.