Droits de l’homme en Turquie : lettre au ministre français des affaires étrangères

Publié le 18 juin 2012 à 16:15 Mise à jour le 8 avril 2015

Monsieur le ministre,

le 29 mai dernier, un tribunal turc a confirmé la condamnation de la députée Kurde Leyla Zana à 10 ans de prison dont elle a été l’objet en 2008, pour appartenance au mouvement rebelle kurde et diffusion de propagande. Ses avocats ont d’ores et déjà annoncé un appel de cette décision.

Cette arrestation, symbolique et médiatisée du fait de la personnalité de cette députée kurde, est à placer dans un contexte global de non respect des droits fondamentaux humains.

Ainsi, plus de 140 élus kurdes dont 33 maires et six députés, quelques 100 journalistes, une quarantaine de syndicalistes et autant d’avocats ainsi que de nombreux enfants sont en prison.

Au moins 102 étudiants ont été placés en garde à vue au cours des dix premiers jours de ce seul mois juin, contre 127 au cours du mois de mai, 116 en avril et 100 en mars. Près de la moitié des étudiants arrêtés entre le 1er et le 10 juin ont été envoyés en prison.

Sevil Sevimli, une étudiante lyonnaise franco turque de 19 ans, partie en échange Erasmus à l’université Anatolie d’Eskisehir se trouve également parmi les étudiants incarcérés. Elle n’appartient pas à la communauté kurde, mais est accusée d’ « appartenance à un mouvement terroriste armé, le DHKP-C ». Avec d’autres jeunes, elle se serait rendue "coupable" d’avoir assisté à un concert de Grup Yorum ( ce concert a réuni plusieurs dizaines de milliers de spectateurs à Istanbul le 15 avril 2012 ), d’avoir procédé à la vente de billets pour ce concert ; d’avoir assisté à la projection de Damında Sahan, un film sur Güler Zere (opposante de gauche décédée d’un cancer non soigné en prison)- projection organisée par l’Association des juristes contemporains (Çagdas Hukukçular Dernegi) - et, enfin, d’avoir participé à un pique-nique collectif lors de la manifestation du 1er mai dernier. Sevil est aujourd’hui rete-nue, sans contact pos¬si¬ble avec l’Ambas¬sade de France et sans qu’aucune date de procès n’ait été fixée. D’après les critères de la Cour européenne des droits de l’Homme, le maintien du secret sur ce dossier durant l’enquête, ainsi que la manière dont ont été effectués les interrogatoires en cours de détention sont contraires au respect des Droits de l’Homme.

Sevil n’est cependant pas un cas isolé en Turquie. Les étudiants kurdes sont quotidiennement victimes de ce mode de répression. Au moins 58 étudiants en médecine ont été arrêtés le 6 juin dans sept villes dont Ankara, Istanbul et Diyarbakir, dans le cadre de l’affaire KCK, lancée en avril 2009, quelques semaines après le succès historique du parti kurde lors des élections municipales. On ignore les accusations portées contre eux pour raison du secret apposé sur le dossier, comme pour la grande majorité des autres arrestations politiques.

Autre exemple récent de l’utilisation du critère du "terrorisme" à usage de répression de l’opposition politique : le 7 juin 2012 , deux autres étudiants, Ferhat Tuzer et Berna Yilmaz, ont été condamnés chacun à 8 ans et cinq mois de prison par un tribunal d’Istanbul pour avoir demandé « l’enseignement gratuit » lors d’un déplacement du premier ministre Erdogan à Istanbul en mars 2010. Ces étudiants avaient alors été incarcérés pendant dix-neuf mois avant d’être libérés le 6 octobre 2011 après que le procureur ait exigé leur remise en liberté. Celui-ci avait motivé sa décision en affirmant que leur acte était constitutionnel et relevait de la liberté d’expression. Néanmoins, un nouveau procureur s’est récemment vu confier les suites de cette affaire. Ce dernier a exigé le 9 mars dernier que les deux étudiants soient condamnés pour participation à une organisation terroriste. C’est sous ce chef d’inculpation que ces deux jeunes ont été finalement condamnés par un tribunal turc.

Cette situation inadmissible, dans un pays membre du Conseil de l’Europe, de l’OSCE et de l’OTAN et candidat à l’Union Européenne, n’est possible qu’à cause du silence, voire de l’accompagnement dont se rendent coupables nombre de pays européens, parmi lesquels la France. En effet, appliquant avec zèle les termes de l’accord sécuritaire, signé en octobre 2011 avec la Turquie, sous le prétexte de lutter contre le « terrorisme », les forces de police de notre pays ont apporté un soutien inconditionnel à cette politique de répression. La Turquie est pourtant aujourd’hui l’un des pays les plus répressifs au monde pour les journalistes les étudiants, les avocats, les élus, les syndicalistes et les défenseurs des Droits de l’Homme.

Du 12 au 16 février 2012, j’ai personnellement conduit une délégation d’élus communistes dans la région kurde de la Turquie afin de rencontrer des élus locaux et nationaux victimes de la répression du gouvernement turc. Durant mon séjour, sous couvert de complicité avec une organisation terroriste, il y a eu près de 160 arrestations le lundi 13 février et plus de 450 le mercredi 15 lors de manifestations pacifiques.

Mme Leyla Zana, figure emblématique de ce mouvement pacifiste a déjà purgé une peine de prison de 10 années sous le même prétexte et a obtenu sa libération grâce à la pression internationale exercée à l’encontre des autorités turques.

Monsieur le ministre, l’annulation de la condamnation de Mme Leyla Zana ainsi que la libération de notre compatriote Sevil Sevimli et de tous les autres prisonniers politiques me semble aujourd’hui une exigence à porter vis à vis du gouvernement turc. La promotion, la protection des Droits de l’Homme et des processus de démocratisation est une composante majeure de la politique étrangère que la France doit conduire au sein de l’Union européenne et dans le monde. Il me semble donc que la politique du gouvernement français doit davantage prendre en considération cette exigence à l’égard du gouvernement turc. La dénonciation de l’accord sécuritaire signé entre nos deux pays en octobre 2011 pourrait constituer une décision importante à cet égard.

Vous remerciant de l’attention que vous voudrez bien porter à cette demande, je vous prie de croire, Monsieur le ministre, en l’expression de mes sentiments respectueux.

Michel Billout

Ancien sénateur de Seine-et-Marne
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