Audiovisuel public : le texte du recours devant le Conseil d’Etat

Publié le 20 janvier 2009 à 09:56 Mise à jour le 8 avril 2015

CONSEIL D’ETAT

SECTION DU CONTENTIEUX

REQUETE ET MEMOIRE

(Référé L. 521-1 CJA)

POUR :

Madame Nicole Borvo, sénatrice, demeurant 40, rue Condorcet, 75020 Paris

Monsieur Jack Ralite, sénateur, demeurant 2, Allée Henri Matty, 93300 Aubervilliers

Monsieur François Autain, sénateur, demeurant 10, rue de Mézières, 75006 Paris

Madame Marie-France Beaufils, sénatrice, demeurant 2, Impasse Bara, 37700 Saint-Pierre-des-Corps

Monsieur Michel Billout, sénateur, demeurant 5, rue Jean Jaurès, 77370 Nangis

Madame Eliane Assassi, sénatrice, demeurant 1 avenue Voiron 93700 Drancy

Monsieur Jean-Claude Danglot, sénateur, demeurant Résidence Ferrer, Appt. 31, 20, rue Alexandre Bove, 62210 Avion

Madame Annie David, sénatrice, demeurant 5, rue des Rosiers, 38190 Villard-Bonnot

Madame Michelle Demessine, sénatrice, demeurant 201, rue Marle, 59930 La Chapelle d’Armentières

Madame Evelyne Didier, sénatrice, demeurant 16, avenue de la République, 54800 Conflans-en-Jarnisy

Monsieur Guy Fischer, sénateur, demeurant 28, boulevard Laurent Gerin, 69200 Vénisseux

Monsieur Thierry Foucaud, sénateur, demeurant 6, rue du Manoir, 76350 Oissel

Madame Brigitte Gonthier-Maurin, sénatrice, demeurant 7, rue Ampère, 92700 Colombes

Madame Gélita Hoarau, sénatrice, demeurant 55 bis, rue des Bambous, 97432 Saint-Denis de la Réunion

Monsieur Robert Hue, sénateur, demeurant 31, rue de Verdun, 95370 Montigny-les-Cormeille

Monsieur Gérard Le Cam, sénateur, demeurant 10, Impasse du Courtil, 22400 Lamballe

Madame Josiane Mathon-Poinat, sénatrice, demeurant 41, rue de la Libération, 42150 La Ricamarie

Monsieur Jean-Luc Melenchon, sénateur, demeurant 24, rue Château Landon, 75010 Paris

Madame Isabelle Pasquet, sénatrice, demeurant Cité SNCF - Saint-Barthélémy, 76, Avenue Marcel Soulat, 13014 Marseille

Monsieur Ivan Renar, sénateur, demerant 4, rue Cendrillon, 59650 Villeneuve d’Asq

Madame Mireille Schurch, sénatrice, demeurant 4, rue Charron, 03410 Lignerolles

Madame Odette Terrade, sénatrice, demeurant 19, rue des Genêts, 94310 Orly

Monsieur Bernard Vera, sénateur, demeurant 11, rue des Nénuphars, 91640 Bris-sous-Forge

Monsieur Jean-François Voguet, sénateur, demeurant 22, rue du Révérend Père Aubry, 94120 Fontenay-sous-Bois

ayant pour Conseil la SCP Hélène DIDIER et François PINET, Avocat au Conseil d’Etat, 11 rue Soufflot, 75005 PARIS

CONTRE :

Les décisions de la ministre de la culture et de la communication de supprimer, à compter du 5 janvier 2009, la publicité en soirée sur les chaînes télévisées du groupe France Télévisions et d’enjoindre au président de France Télévisions de ne plus commercialiser les espaces publicitaires entre 20h et 6h sur France 2, France 3, France 4, France 5 à partir du 5 janvier prochain, conformément à l’esprit et à la lettre de la réforme législative en cours à la date de cette décision.

  •  

FAITS

I. Le 8 janvier 2008, le Président de la République a annoncé son projet de réforme de la communication audiovisuelle (Production n°2).

Suivant les premières déclarations du chef de l’Etat, les coupures de publicité devaient être supprimées dès le 1er janvier 2009 sur les chaînes de France Télévisions, un projet de loi sur ce sujet devant être voté avant l’été 2008 et le manque à gagner pour la télévision publique compensé par un système de taxation notamment sur les recettes publicitaires accrues des chaînes de télévisions privées.

Le 19 février 2008, le Président de la République a chargé une commission, présidée par monsieur Copé, de « dessiner le visage du nouveau service public de l’audiovisuel » (Production n°2).

Le 25 juin 2008, le chef de l’Etat a précisé son projet.

Il a ainsi annoncé que la fin de la publicité serait compensée par deux taxes : l’une de 3 % sur les recettes publicitaires de chaînes privées, et l’autre de 0,9 % sur le chiffre d’affaire des opérateurs télécoms.

Le 1er juillet, dans une tribune du journal Libération intitulée « Ni pub mais soumise », les sociétés des journalistes de France 2 ont dénoncé « un projet de financement bâti sur du sable » (production n°3).

Le lendemain, le président de France Télévisions, monsieur de Carolis déclarait à son tour publiquement que le « compte n’y était pas » pour financer la suppression de la publicité (production n°4).

Le 22 octobre 2008 le projet de loi relatif à la communication audiovisuelle et au nouveau service public de la télévision était enregistré par le bureau de l’Assemblée Nationale, assorti d’une déclaration d’urgence.

Le 5 décembre 2008, malgré l’impossibilité d’achever les débats parlementaires dans les délais que le Gouvernement avait souhaités, le Premier ministre déclarait que le Gouvernement n’avait « aucune intention d’utiliser le 49-3 » pour précipiter l’adoption d’une réforme qui rencontrait de multiples critiques (production n°5).

Dès le 9 décembre monsieur Copé déclarait publiquement que « s’il n’y a pas d’autre solution, comme il faut aller vite, il faut un décret pour la publicité » (production n°6).

Le lendemain, 10 décembre 2008, monsieur Frédéric Lefebvre déclarait que la publicité serait « supprimée par décret ». Au demeurant, dès le 4 décembre, l’hypothèse d’une suppression par décret avait été évoquée par la ministre de la culture au cas où le débat parlementaire « n’avancerait pas » (production n°7).

Le jeudi 11 décembre, le Gouvernement décidait cependant de renoncer à utiliser la voie du décret pour supprimer la publicité, notamment « après que Gérard Larcher, président du Sénat, fut monté au créneau au nom des sénateurs UMP, choqués qu’un décret anticipe leur vote » (production n°8).

Le 14 décembre suivant, la ministre de la culture résumait la situation, en exposant que « le Gouvernement dispose de deux possibilités » pour que « la suppression partielle de la publicité soit effective le 5 janvier 2009 » : le décret, finalement écarté, et un « courrier » adressé par l’Etat-actionnaire au président de France Télévisions (production n°9).

Le lendemain, s’agissant de la suppression de la publicité entre 20h00 et 06h00, la décision suivante était adoptée, annoncée en ces termes par la ministre de la culture : monsieur de Carolis va arrêter de programmer la publicité « à la demande du Gouvernement » ; « la demande n’est pas encore partie », et « il va se passer ce qui est déjà prévu, c’est-à-dire la fin de la publicité, à partir du 5 janvier » (production n°9).

Le 15 décembre 2008 la lettre suivante a été adressée par la ministre de la culture au P.D.G. de France Télévisions :

« Monsieur le Président-directeur général, cher Patrick,

Vous m’avez saisie de votre préoccupation concernant la programmation des messages publicitaires sur les antennes des chaînes de votre groupe à compter du 5 janvier 2009 en raison du délai d’examen par le Parlement du projet loi relatif à la communication audiovisuelle et au nouveau service public de la télévision.

Les modalités de cette suppression de la publicité après 20 h à compter du 5 janvier sont précisées par l’article 18 du projet de loi qui a été adopté à l’Assemblée nationale lors de la séance du 12 décembre.

Par ailleurs, comme vous le savez, le Parlement a adopté le projet de loi de finances pour 2009 qui prévoit une dotation de 450 M€ afin de compenser la perte de recettes commerciales liées à la suppression de la publicité après 20h sur les antennes de France Télévisions. Les ressources du groupe sont donc désormais garanties pour l’année 2009.

La suppression en soirée de la publicité, annoncée en juin dernier, a été intégrée par les annonceurs dans leurs plans de communication, a été longuement préparée par vos équipes et constitue l’un des fondements de l’offre de programmes que vous avez présentée le 2 décembre. Il est évidemment souhaitable de maintenir le calendrier prévu, échéance qui est désormais connue et attendue par les téléspectateurs.

Aussi, je vous serais reconnaissante d’envisager les mesures nécessaires afin de ne plus commercialiser vos espaces publicitaires entre 20h et 6h sur France 2, France 3, France 4, France 5 à partir du 5 janvier prochain, conformément à l’esprit et à la lettre de la réforme législative en cours » (production n°1).

Face à ce coup de force destiné à remplacer le temps du débat démocratique parlementaire par la « vigueur » des procédures de l’exécutif, les requérants, présidente de groupe parlementaire et sénateurs de la République, exposants, ont introduit le présent recours destiné à sauvegarder la séparation des pouvoirs et les fonctions de l’organe dont ils sont membres.

Par la présente requête, les exposants demandent la suspension des décisions de la ministre de la culture et de la communication de supprimer, à compter du 5 janvier 2009, la publicité en soirée sur les chaînes télévisées du groupe France Télévisions et d’enjoindre au président de France Télévisions de ne plus commercialiser les espaces publicitaires entre 20h et 6h sur France 2, France 3, France 4, France 5 à partir du 5 janvier prochain, conformément à l’esprit et à la lettre de la réforme législative en cours à la date de cette décision, qui sont les décisions attaquées.

  •  

DISCUSSION

Sur l’urgence

II. Aux termes du premier alinéa de l’article L. 521-1 du code de justice administrative :

« Quand une décision administrative, même de rejet, fait l’objet d’une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d’une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l’exécution de cette décision ou de certains de ses effets, lorsque l’urgence le justifie et qu’il est fait état d’un moyen propre à créer en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision ».

Il résulte de ces dispositions que :

« La condition d’urgence à laquelle est subordonné le prononcé d’une mesure de suspension doit être regardée comme remplie lorsque la décision administrative contestée préjudicie de manière suffisamment grave et immédiate à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu’il entend défendre. Il en va ainsi, alors même que cette décision n’aurait un objet ou des répercussions que purement financiers et que, en cas d’annulation, ses effets pourraient être effacés par une réparation pécuniaire (CE, Sec., 19 janvier 2001, Confédération nationale des radios libres, Rec. p. 29).

Aussi :

« Il appartient au juge des référés, saisi d’une demande tendant à la suspension d’une telle décision, d’apprécier concrètement, compte tenu des justifications fournies par le requérant, si les effets de celle-ci sur la situation de ce dernier ou, le cas échéant, des personnes concernées, sont de nature à caractériser une urgence justifiant que, sans attendre le jugement de la requête au fond, l’exécution de la décision soit suspendue » (même arrêt).

Au cas présent, l’urgence est caractérisée à un triple égard.

D’abord, il y a urgence à faire cesser l’ingérence de l’exécutif dans les prérogatives du Parlement.

L’atteinte à la séparation des pouvoirs est tout à la fois grave et immédiate. Seul le Parlement a compétence pour prescrire la suppression de la publicité et la loi qui doit se prononcer sur cette question n’est toujours pas promulguée. Les travaux législatifs sont encore en cours, le projet de loi étant entre les mains d’une commission mixte paritaire.

Il est donc urgent de suspendre la décision entreprise qui méconnaît manifestement les pouvoirs des assemblées législatives.

Ensuite, l’urgence est établie par le fait que la publicité a déjà disparu des télévisions publiques.

Il ne s’agit plus de prévenir le début d’une mesure pouvant affaiblir le secteur public dans ses relations avec le secteur privé mais de freiner le déséquilibre qui s’installe au profit d’un secteur privé qui reçoit le monopole de la publicité aux heures de plus grandes audiences.

Il est donc urgent d’intervenir afin de ne pas rendre impossible, à tout le moins excessivement difficile, le retour à la publicité qui pourrait être décidé par le législateur.

Enfin, la décision attaquée met en péril le bon fonctionnement du service public de l’audiovisuel car elle prive France Télévisions de ses ressources publicitaires sans qu’aucune compensation satisfaisante ne soit encore assurée.

Spécialement, la loi de finance finalement promulguée envisage une dépense budgétaire indépendante des pertes réelles susceptibles de résulter de la suppression des messages publicitaires.

En outre, le budget est susceptible d’être révisé alors surtout que les taxes destinées à financer le budget dégagé sont, à ce jour, en discussion au titre de la loi sur l’audiovisuel.

Dans ces conditions, le budget prévu par la loi de finance n’est pas apte à garantir le fonctionnement normal du service lui-même tributaire d’une loi qui n’est pas encore promulguée.

Sur l’existence d’un doute sérieux quant à la légalité de la décision attaquée

Sur la recevabilité de la requête en annulation

III. En premier lieu, la décision contestée est un acte décisoire, étant rappelé que la qualification retenue par l’auteur de l’acte ne lie pas le juge de l’excès de pouvoir.

Le Conseil d’Etat exerce ainsi son contrôle sur un « avis qui constitue une décision administrative » (CE, 10 juillet 1987, Derez, Rec., p. 254).

De la même façon, une lettre du ministre du travail « proposant » de prononcer l’intégration d’un fonctionnaire est susceptible d’être déférée au contrôle de l’excès de pouvoir, en ce qu’elle a, en réalité, « le caractère d’une décision lui faisant grief » (CE, 10 juillet 1972, Sieur Frayssinet, Rec., p. 538).

Est donc susceptible de recours toute décision suffisamment précise et qui présente un caractère impératif (V. pour une instruction : CE, 26 novembre 2007, Société Arezzo et autres, req. 300.828 ; pour les recommandations de bonnes pratiques émises par l’Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé au titre de l’article L. 1111-9 du code de la santé publique, lorsqu’elles sont rédigées sur le mode impératif : CE, 26 septembre 2005, Conseil national de l’ordre des médecins, req. n° 270234, AJDA 2006, p. 308).

Ne peuvent en revanche être frappées de recours les simples suggestions (V. p. ex. : CE, 13 juillet 2007, Sarl Riviera, req. n° 295.761, AJDA 2007 p. 2145 : invitation faite par la Halde à une victime de discrimination de demander à la juridiction saisie de l’inviter à présenter des observations ; add. CE, 13 juillet 2007, Société Tissot, req. n° 294.195, AJDA 2007 p. 2145, qui précise qu’il « en irait, en revanche, différemment de recommandations de portée générale, qui seraient rédigées de façon impérative »).

Le Conseil d’Etat a d’ailleurs fait application de ces principes dans une affaire qui peut être rapprochée de la présente espèce.

Le recours en annulation était dirigé contre une lettre du ministre délégué auprès du Premier ministre chargé de la fonction publique et du plan adressée au président du centre mondial informatique et ressource humaine, établissement public à caractère industriel et commercial, par laquelle le ministre, d’une part, l’informait de la décision du Gouvernement de "mettre un terme aux missions" de cet établissement et, d’autre part, après avoir indiqué la date d’effet de la décision Gouvernementale, l’invitait à prendre les mesures nécessaires pour en tirer les conséquences.

Le Conseil d’Etat a jugé que :

« Cette même lettre contient une phrase par laquelle le ministre fixe au 31 décembre 1986 la date d’effet de la décision Gouvernementale mettant un terme aux missions du centre mondial informatique et ressource humaine et un quatrième alinéa ainsi rédigé : "Vous voudrez bien prendre d’ores et déjà toutes les dispositions nécessaires pour que les divers contrats et conventions dans lesquels le centre s’est engagé soient résiliés à la date du 31 décembre 1986 sous réserve des délais de préavis qu’ils prévoient" ; que la fixation de la date d’effet de la décision Gouvernementale et l’invitation sus-citée constituent des décisions faisant grief ; qu’ainsi le jugement du tribunal administratif de Paris, en date du 4 mai 1988, doit être annulé en tant qu’il déclare irrecevables les conclusions de la demande des requérants relatives à la dernière phrase du premier alinéa et au quatrième alinéa de la lettre du 22 novembre 1986 » (CE, 20 mai 1994, Saubot, req. n° 100.067).

IV. En l’espèce, la lettre de la ministre de la culture fixe sans ambiguïté au 5 janvier 2009 la date de prise d’effet de la suppression de la publicité (production n°1).

Elle désigne expressément les chaînes concernées par l’interdiction : France 2, 3, 4 et 5.

Enfin, elle définit précisément le champ temporel de la suppression, entre 20h et 06h.

L’utilisation du mot « envisager », quant à lui, ne saurait tromper, puisque la ministre précise qu’il s’agit « de ne plus commercialiser [les] espaces publicitaires » de ces chaînes.

La réaction institutionnelle suscitée par l’idée d’un décret de suppression de la publicité a conduit à imaginer une solution dans laquelle France Télévisions se supprimerait une de ses ressources essentielles : la publicité.

Mais il ne s’agit que d’un artifice ; la décision de suppression de la publicité a été prise par la ministre de la culture, laquelle a demandé au président de France Télévision de la mettre en œuvre.

De fait, le 16 décembre 2008, le conseil d’administration de France Télévisions votait « une résolution qui prend acte de la décision de la ministre visant à supprimer la publicité sur les différentes chaînes du groupe après 20h00 après le 5 janvier au soir » (message de Patrick de Carolis aux salariés de France Télévisions du 16 décembre 2008, Production n°10).

En tout état de cause, même si l’on entendait donner toute sa portée à un tel artifice, on serait encore contraint de qualifier l’invitation au président faite au président de France Télévisions d’injonction faisant grief au sens de la jurisprudence précédemment exposée.

La déclaration publique de l’auteur de l’acte, la révèle explicitement :

« il va se passer ce qui est déjà prévu, c’est-à-dire la fin de la publicité, à partir du 5 janvier » (Production n°9).

D’autre part, le conseil d’administration de France Télévisions a, lui aussi, reconnu l’existence d’une décision impérative (production n°10).

Encore, doit-on relever qu’il n’en était pas fait mystère, puisque devant les demandes pressantes d’un journaliste qui le constatait, le président de l’Assemblé Nationale reconnaissait à son tour que le président de France Télévisions « n’avait pas le choix » (Production n°11).

Dans tous les cas, et pour enlever tout doute quant à la portée de la lettre, il suffira de considérer que la ministre de la culture précise que la suppression s’impose « conformément à l’esprit et à la lettre de la réforme législative en cours ».

Or, la référence à la « lettre » de la réforme à laquelle il faudrait se conformer démontre le caractère impératif de la décision qui enlève toute marge de manœuvre à ses exécutants (puisqu’ils doivent s’en tenir à la « lettre » du projet), et consomme l’atteinte aux droits du Parlement, puisqu’elle est absolument incompatible avec le droit constitutionnel d’amendement.

Dans ces conditions, il ne peut pas être sérieusement contesté que la fixation par le ministre de la culture au 5 janvier de la suppression de la publicité sur les chaînes du service public, et l’invitation faite au Président de France Télévisions de ne plus commercialiser ces espaces publicitaires entre 20h et 06h sur ces chaînes, constituent des décisions faisant grief susceptibles d’être déférées au juge de l’excès de pouvoir.

Sur l’illégalité des décisions attaquées

Les décisions attaquées sont illégales pour être entachées d’erreur de droit, constitutives d’un détournement de pouvoir et émanant d’une autorité incompétente.

Sur la méconnaissance du droit d’amendement et du principe de la séparation des pouvoirs

V. Selon l’article 44 de la Constitution, « les membres du Parlement et le Gouvernement ont le droit d’amendement ».

L’article 45 précise les conditions de la double lecture par les deux Assemblées

En l’espèce, la ministre de la culture a demandé au président de France Télévisions de s’en tenir à « la lettre de la réforme législative en cours » alors que le Sénat n’avait pas discuté du texte, ni les sénateurs exercé leur droit d’amendement.

Par ces décisions, la ministre considère donc que le « projet vaut loi » avant le vote du Sénat, l’éventuelle saisine du Conseil constitutionnel et la promulgation.

Le Parlement est tenu pour une chambre d’enregistrement des décisions Gouvernementales.

Les décisions litigieuses procèdent à une ingérence inadmissible dans l’exercice du pouvoir législatif en rendant problématiques les conséquences pratiques d’un éventuel refus de supprimer la publicité ; ce qui est incompatible avec le principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs.

Par conséquent, la décision de la ministre de supprimer la publicité et l’ordre de l’exécuter dans les termes de la réforme en cours sont contraires au droit d’amendement des sénateurs requérants et méconnaissent les articles 44 et 45 de la Constitution ainsi que le principe de la séparation des pouvoirs.

Sur le détournement de pouvoir en vue d’éluder le débat législatif

VI. Par une jurisprudence constante inaugurée par les célèbres arrêts Pariset et Laumonnier-Carrol du 26 novembre 1875 (Rec., p. 934), le Conseil d’Etat veille à ce que les pouvoirs des autorités administratives ne soient pas utilisés « pour un objet autre que celui à raison desquels ils lui étaient conférés ».

Au cas présent, la lettre du 15 décembre dernier ne dissimule pas qu’elle entend répondre au « délai d’examen par le Parlement du projet loi ».

Par ailleurs, tant monsieur Copé (production n°6), que monsieur Lefebvre (production n°7), que la ministre de la culture (production n°6) ont déclaré publiquement rechercher une voie exécutive pour obtenir la suppression de la publicité sans avoir à attendre le vote du Parlement, et notamment la discussion des amendements.

C’est cette tentative qui avait déjà provoqué l’indignation du président du Sénat et le retrait du projet de décret (production n°8).

Il en résulte que l’objet véritable des actes litigieux n’est pas l’exercice des fonctions qui sont dévolues au ministre tutélaire de la société dont l’Etat est actionnaire.

Elles ont été adoptées en vue de « pallier » le « retard » résultant des débats parlementaires et des amendements déposés à l’Assemblée.

Elles constituent, de ce fait, un détournement de pouvoir.

Sur l’incompétence de l’auteur des actes, dépourvu d’habilitation pour agir à la place du législateur

La ministre de la culture était doublement incompétente pour décider la suppression de la publicité, dès lors que cette décision n’appartenait qu’au législateur et qu’en tout état de cause la décision excède les compétences ministérielles.

VII. Aux termes de l’article 37 de la Constitution :

« Les matières autres que celles qui sont du domaine de la loi ont un caractère réglementaire.

Les textes de forme législative intervenus en ces matières peuvent être modifiés par décrets pris après avis du Conseil d’Etat. Ceux de ces textes qui interviendraient après l’entrée en vigueur de la présente Constitution ne pourront être modifiés par décret que si le Conseil Constitutionnel a déclaré qu’ils ont un caractère réglementaire en vertu de l’alinéa précédent ».

Au cas présent, il convient de rappeler que, jusqu’en 1982 le régime de la radiodiffusion et de la télévision était celui du monopole d’Etat, justifié jadis par l’intérêt général attaché à l’objectivité de l’information.

Depuis le début des années 1980, le service public de l’audiovisuel s’est progressivement affranchi de la tutelle juridique de l’Etat.

Ainsi la loi n° 82-652 du 29 juillet 1982 a-t-elle consacré le principe de la liberté de la communication audiovisuelle.

C’est dans ce contexte que la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication a reconnu la coexistence du secteur public et d’un secteur privé, et a réorganisé le secteur public de la communication audiovisuelle.

La loi de 1986 aménage de façon novatrice le contrôle de l’Etat sur les entreprises publiques de l’audiovisuel.

En sus des contrôles financiers classiques mis originellement en place par le décret du 9 août 1953, la loi instaure une contractualisation de la tutelle étatique.

D’une part, en vertu de son article 48, un cahier des missions et des charges adopté par décret définit les obligations de chacune des sociétés du secteur public et notamment celles liées à leur mission éducative, culturelle et sociale. D’autre part, l’article 53 prévoit la conclusion entre l’Etat et chacune de ces sociétés des contrats d’objectifs et de moyens, ayant pour but de « dynamiser les relations que les sociétés publiques entretiennent avec l’Etat notamment en matière budgétaire et de définir pour une durée de quatre ou cinq ans, suivants les cas, les orientations stratégiques des sociétés » (A.G. Delion et M. Durupty, « La poursuite de la politique de contractualisation : le contrat d’objectifs et de moyens et les cahiers des charges des sociétés de l’audiovisuel public », RFAP, 2007/123 p. 480).

Dans ce nouveau régime, la détermination de la durée des messages publicitaires était fixée par décret dans les cahiers des missions et des charges de chaque société.

Or, créant la société holding France Télévisions SA, regroupant France 2, France 3 et la Cinquième, la loi n° 200-719 du 1er août 2000 modifiant la loi de 1986 a introduit une nouvelle disposition à l’article 53 de la loi de 1986 limitant à huit minutes par période de soixante minutes le temps des messages publicitaires pour les sociétés France 2 et France 3.

Cet article dispose :

« VI. - Pour chacune des sociétés France 2 et France 3, le temps consacré à la diffusion de messages publicitaires ne peut être supérieur à huit minutes par période de soixante minutes.
Pour ces mêmes sociétés, le conseil d’administration de la société France Télévisions détermine les limitations de durée applicables aux messages destinés à promouvoir les programmes ».

Le Gouvernement n’ayant pas contesté l’intervention législative dans ce domaine, il n’était plus recevable selon le Conseil constitutionnel à alléguer la compétence réglementaire (C.C., 27 juillet 2000, n°2000-433 DC, Loi modifiant la loi n°86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, J.O. 2.viii.2000, p. 11922, pt. 22).

Désormais, si le Gouvernement souhaite intervenir sur cette question, il lui appartient de déclencher la procédure constitutionnelle de délégalisation prévue par l’article 37 alinéa 2 de la Constitution.

La décision de supprimer partiellement la publicité prise par la ministre de la culture procède d’une méconnaissance de ces dispositions.

VIII. En tout état de cause, indépendamment de la « légalisation » résultant de la loi de 2000, il n’appartenait pas à la ministre de la culture de se substituer au législateur n’ayant pas adopté la loi souhaitée dans les délais fixés par le Gouvernement.

Dépourvue de pouvoir législatif, la ministre n’est en outre pas titulaire du pouvoir règlementaire général.

Il est de principe qu’abstraction faite de leur qualité de chef de service, les ministres ne disposent d’aucun pouvoir réglementaire général (CE, 23 mai 1969, Société Distillerie Brabant, Rec., p. 264).

Il serait vain, par ailleurs, de se fonder sur le pouvoir de tutelle résultant de la qualité d’actionnaire de l’Etat pour justifier les décisions entreprises.

En effet, les ministres ne peuvent exercer au nom de l’Etat un tel pouvoir sur les entreprises publiques que dans les limites des textes les y habilitant.

La jurisprudence constante du Conseil d’Etat censure les décisions ministérielles qui outrepassent les pouvoirs tutélaires qui lui sont expressément attribués, y compris à l’endroit des entreprises publiques (v. C.E., 17 janvier 1913, Congrégation des sœurs de Saint-Régis, Rec., p. 72).

C’est ce qu’exprime la formule « pas de tutelle sans texte, ni au-delà des textes » (cf. R. Chapus, Droit administratif général, t. 1, 14ème éd. Montchrestien, n° 566 et s.).

Ainsi, dans sa décision Saubot précitée, après avoir observé que la lettre ministérielle litigieuse était un acte faisant grief, le Conseil d’Etat a prononcé son annulation en « considérant que le ministre délégué auprès du Premier ministre chargé de la fonction publique et du plan n’était pas compétent pour fixer au 31 décembre 1986 la date d’effet de la décision du Gouvernement de mettre un terme aux missions du centre mondial informatique et ressource humaine et pour décider la résiliation des divers contrats et conventions passés par cet établissement public ; qu’ainsi sa décision est, sur ces deux points, illégale et doit être annulée ».

De le même façon, dans sa décision Société Acli International Commodity Services et autres, le Conseil d’Etat a considéré que « s’il appartient au ministre chargé du commerce, en vertu des dispositions précitées de la loi du 9 août 1950, d’exercer la tutelle de l’Etat sur l’administration de la bourse de commerce de Paris par la Chambre de commerce et d’industrie et par les organes qui dépendent d’elle, ainsi que de veiller au respect des lois et règlements par les intermédiaires habilités à effectuer les négociations sur les marchés de ladite bourse, ni ces dispositions, ni aucune autre disposition législative ou réglementaire ne confèrent au ministre dont s’agit le pouvoir d’ordonner lui-même la suspension des opérations sur un marché ; qu’en dehors des cas de troubles à l’ordre public rendant nécessaire l’intervention de l’autorité de police, une telle mesure, de caractère réglementaire, n’est susceptible d’être prise, lorsque l’intérêt général l’exige et sous le contrôle du juge, que par le Gouvernement, c’est-à-dire par décret » (CE, Ass., 20 juin 1975, , Rec., p. 373).

En l’espèce, la loi de 1986 modifiée par la loi de 2000 n’apporte aux attributions traditionnelles de tutelle aucune modification apte à justifier les pouvoirs que le Ministre prétend mettre en œuvre.

En outre, s’agissant précisément de France Télévisions, le principe d’indépendance posé par la loi de 1982 impose tout particulièrement l’exigence d’un fondement exprès pour toute ingérence de l’exécutif dans le fonctionnement de la Holding audiovisuelle.

Le contrat d’objectifs et de moyens pour la période 2006-2010, dans sa version définitive du 7 mars 2007, ne permet pas de parvenir à une solution différente. A l’opposé, il est aisé de constater qu’il est fondé sur le respect des dispositions législatives permettant la publicité. Son élaboration est même construite autour d’un projet ambitieux de croissance des recettes publicitaires sur la période 2006-2010, et de développement des dépenses (production n°12).

S’agissant des rapports entre l’Etat et France Télévisions, le contrat fixe notamment pour objectifs l’allégement des contrôles préalables et la promotion d’une plus large responsabilisation centrée sur les résultats.

Il serait difficile de prétendre qu’un tel cadre autoriserait les décisions litigieuses.

Dans ces conditions les décisions contestées encourent l’annulation.

  • PAR CES MOTIFS, et tous autres à produire, déduire ou suppléer, même d’office, plaise au Conseil d’Etat :

SUSPENDRE les décisions de la ministre de la culture et de la communication de supprimer, à compter du 5 janvier 2009, la publicité en soirée sur les chaînes télévisées du groupe France Télévisions et d’enjoindre au président de France Télévisions de ne plus commercialiser les espaces publicitaires entre 20h et 6h sur France 2, France 3, France 4, France 5 à partir du 5 janvier prochain, conformément à l’esprit et à la lettre de la réforme législative en cours à la date de cette décision ;

METTRE A LA CHARGE de l’Etat (ministre de la culture et de la communication) la somme de 4.000 € sur le fondement de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

SCP Hélène DIDIER et François PINET
Avocat au Conseil d’Etat

Productions :

1) Lettre de la ministre de la culture et de la communication du 15 décembre 2008 adressée à Patrick de Carolis, président de France Télévisions ;

2) Extrait du rapport parlementaire n°150 Sénat (2008-2009) sur la loi relative à la communication audiovisuelle ;

3) Article du quotidien Libération du 1er juillet 2008 ;

4) Article paru dans le Point.fr le 2 juillet 2008 ;

5) Article paru dans l’Express.fr le 5 décembre 2008 ;

6) Article paru dans le Nouvel Obs.fr le 1 décembre 2008 ;

7) Article paru dans France 2.fr le 10 décembre 2008 ;

8) Article paru dans le Point.fr le 14 décembre 2008 ;

9) Article paru dans le Point.fr le 15 décembre 2008 ;

10) Message de Patrick de Carolis aux salariés de France Télévisions du 16 décembre 2008 ;

11) Interview de B. Accoyer à RMC le 15 décembre 2008 ;

12) Article paru dans Le Monde.fr du 10 mai 2006 ;

13) Requête au fond contre les décisions attaquées.

Sur le même sujet :

Culture et médias

À la une