Criminalité organisée

Publié le 20 janvier 2004 à 00:00 Mise à jour le 24 juin 2015

par Nicole Borvo

De nombreuses organisations appellent à un moratoire sur ce projet ; elles ont été auditionnées mais n’en approuvent pas les dispositions.

 Deux ans d’activisme gouvernemental, et quel activisme ! Pauvre Code pénal ! Depuis deux ans, on ne compte plus les nouvelles infractions pénales et les alourdissements de sanctions qui viennent sans cesse modifier le code… les éditeurs Dalloz et Litec s’en arrachent les cheveux !

 Cet « activisme pénal » prêterait à rire s’il n’était destiné à verrouiller un nouvel ordre social. Les modifications se font en sens unique au détriment des catégories les plus défavorisées - mendiants, prostituées, étrangers… - mettant en place un nouvel ordre pénal qui est le miroir de cet ordre social ardemment défendu par la droite libérale, laquelle cherche à se prémunir ainsi contre ceux qui, du fait des réformes des retraites, de l’allocation-chômage, de l’A.S.S. ou de l’aide médicale de l’État, seront laissés de côté, si ce n’est sur le carreau.

 Ce texte nous en offre une merveilleuse illustration. S’il avait affiché pour ambition initiale la lutte contre la grande criminalité, au fil des lectures parlementaires, il s’est considérablement « enrichi », y compris sous l’impulsion du gouvernement, pour traiter aussi bien des taxis clandestins que des loteries, du fichier des délinquants sexuels que de la zoophilie, des délits routiers que des pollutions maritimes, en passant par la fameuse interruption volontaire de grossesse. Eh oui, madame Gisèle Gautier, les groupuscules qui s’opposent à l’I.V.G. se sont félicités de l’adoption de l’amendement Garraud… Un catalogue à la Prévert, la poésie en moins…

 Et ce catalogue est orienté : il range dans la « criminalité organisée » le délit de solidarité, par exemple, ce qui permettra de menacer de sanctions exorbitantes des associations d’aide aux étrangers, que le gouvernement est pourtant bien content de trouver pour suppléer aux défaillances de l’État.

 Ce texte brille aussi par ses omissions : des délits avérés n’y figurent pas, comme la corruption, alors que les organisations non gouvernementales, sur le plan international, ne cessent de dénoncer les méfaits de ces délits et leurs connexions avec d’autres délits.

 Des délits nouveaux manquent également : ceux que commettent des patrons sans scrupules qui n’hésitent pas à déménager de nuit, en catimini, l’outil de production, au mépris de toutes les règles du droit du travail ! On nous dit que la création d’un tel délit mérite réflexion ; gageons que cette réflexion prendra du temps, offert aux patrons-voyous qui pourront continuer de sévir sans être inquiétés.

 Le rapporteur de la commission des Lois de l’Assemblée nationale s’est félicité que ce texte « balaye l’ensemble de la procédure pénale » ; je comparerai plutôt ce projet à une « voiture-balai », tant il a l’allure d’un D.D.O.J.P. (diverses dispositions d’ordre judiciaire et pénal)… Ce n’est pas inédit, mais c’est dangereux en la matière.

 Le gouvernement et la majorité jouent sur les deux tableaux, justifiant par la lutte contre la criminalité organisée, l’instauration de règles de procédure extraordinaires et dérogatoires au droit commun et qui s’appliqueront à la plupart des infractions.

 Qu’on en juge : augmentation démesurée des pouvoirs de police, sans réel contrôle de l’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, ni intervention de l’avocat ; infiltrations facilitées, écoutes et indicateurs légitimés, perquisitions largement autorisées, délais de garde à vue allongés, y compris pour les mineurs. La phase policière dominera la procédure pénale, c’est d’elle que dépendra la qualification de la procédure, et des condamnations pourront être prononcées sur le fondement des seules déclarations d’un agent infiltré. Ces dispositions prennent de grandes libertés avec les exigences de la convention européenne des droits de l’homme, même notre rapporteur en convient. Pour la loi du 30 juin 2000, nous avions été nombreux à le souligner, nous n’avions fait qu’aligner notre droit pénal sur ces exigences, notamment en matière de droits de la défense et de procès équitable. Nul doute que, dans quelques années, la France entendra de nouveau parler de la Cour européenne de justice !

 Même déséquilibre du côté judiciaire : renforcement du rôle du parquet dans la procédure, soumis à une hiérarchie plus pesante. Le garde des Sceaux devient un acteur de la procédure, tandis que des « super- procureurs généraux » sont installés pour les besoins des juridictions interrégionales. De représentant de l’action publique, le procureur devient décideur : il peut passer outre le juge d’instruction et saisir directement le juge des libertés et de la détention. Le juge du siège devra se contenter d’homologuer ! Quant à la tractation avant jugement, avec la procédure du plaider coupable, elle représente, malgré vos dénégations, monsieur le Ministre, un complet changement dans notre système pénal. Le débat n’est pas seulement théorique : quatre cents articles du Code de procédure pénale sont concernés !

 Ce texte introduit enfin la procédure accusatoire, sans même que le Parlement ait pu en discuter, sans qu’il ait eu la possibilité d’instituer les garanties qui caractérisent ce système en matière de droits de la défense et d’égalité des armes.

 Vous instaurez un système hybride où les garanties procédurales sont considérées comme des obstacles à l’action policière. On ne s’en étonnera guère, puisque ce n’est un secret pour personne, ce texte a été largement inspiré par le ministre de l’Intérieur…

 Son implication dans la réforme du droit pénal ne s’est pas démentie depuis : n’a-t-il pas annoncé publiquement - par voie de presse - plutôt qu’au Parlement - sa volonté d’instaurer des « peines planchers » pour les récidivistes ?

 C’est un changement majeur : notre droit pénal devient le Code de l’action policière, la justice n’est plus que le bras armé de la police…

 La peine plancher est certainement ce qui se fait de pire dans le système américain, en remettant en cause le principe même de l’individualisation et de la personnalisation de la peine : dès lors que le juge est lié par des sanctions minimales automatiques, parfois de prison, il n’examine plus le profil du condamné, ni les circonstances de l’affaire. Après les radars automatiques, voici le temps du « jugement automatique » : pourquoi ne pas se passer du juge ?

 Il faut que le citoyen le sache : aux États- Unis, quelqu’un qui a été condamné pour une infraction peut être condamné, à l’issue d’une seconde infraction même mineure - le vol d’une part de pizza, par exemple - à dix ans de prison ! De nombreux tribunaux américains en viennent à douter du sérieux de ce système !

 Nous pouvons être sceptiques sur l’avenir des alternatives à l’incarcération ou des « sorties sèches », proposées par M. Warsmann. Elles paraissent destinées à « gérer les flux » de condamnés plutôt qu’elles ne procèdent d’une réflexion sur la peine. M. Bédier ne disait rien d’autre, en parlant d’un « taux incompressible » de prisonniers ! Les peines-planchers vont augmenter mécaniquement le nombre de prisonniers, donc ce taux prétendument incompressible !

 La seule peine qui soit bonne, c’est celle qui évitera la récidive.

 Nous refusons la dénomination même de « peine alternative » si la prison demeure au centre du dispositif.

 Le gouvernement et la commission refusent systématiquement nos amendements sur les prisons, et pourtant ils ne sont que la reprise des conclusions de la commission d’enquête que vous avez approuvées unanimement !

 On nous objecte que la prison n’est pas à l’ordre du jour. Mais quand les sanctions s’aggravent et que l’emprisonnement est facilité, la prison est bien à l’ordre du jour !

 La vision policière présidant à ce texte augure mal du projet à venir sur la prévention de la délinquance - propos duquel le Parlement doit pêcher ses informations dans la presse… En première lecture, j’appelais de mes vœux un texte sur la prévention. Mais si l’on en croit la presse, le projet n’aura de préventif que le nom.

 Exception des mesures de soutien aux parents dont les contours restent flous, tout est répressif : des caméras de surveillance, des bailleurs privés, qui deviennent auxiliaires de justice, les chefs d’établissements qui informent le maire sur l’absentéisme des élèves…

 Les contrats locaux de sécurité sont bien loin, avec leur réflexion sur la prévention et l’insertion ! Dans notre débat d’aujourd’hui, nous devons garder à l’esprit ce qui se prépare !

 On comprend que le monde judiciaire se rebelle ! Il vous demande de reporter ce texte pour ouvrir une réelle concertation !

 Il n’en peut plus de cette cascade de textes et de nouvelles infractions : il faut faire une pause et évaluer les textes que nous votons et qui s’imbriquent les uns dans les autres comme des poupées russes.

 Nous proposons de supprimer des mesures adoptées par l’Assemblée nationale et qui relèvent de la surenchère politique sur des questions pénales.

 Je n’ai malheureusement pas le temps de détailler certains des points les plus dangereux de ce texte, en particulier l’alignement de la justice des mineurs sur celle des majeurs ou le fichier des délinquants sexuels - celui-ci est une mesure d’affichage, car le casier judiciaire suffirait, modernisé, à répondre aux besoins des enquêtes.

 Le groupe C.R.C. votera contre, et présentera une question préalable !

Nicole Borvo Cohen-Seat

Ancienne sénatrice de Paris et présidente du groupe CRC

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