Monsieur le président, mesdames les ministres, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, nous ne pouvons commencer l’examen de ce texte sans regretter les conditions de sa rédaction et les modalités de son étude par la Haute Assemblée. Nous y reviendrons plus en détail lors de l’examen de la motion de renvoi en commission que nous avons déposée et qui sera défendue par la présidente de notre groupe, Éliane Assassi.
Cependant, force est de constater que les ambitions et la méthode employée par le Gouvernement se situent bien loin de la nouvelle étape de décentralisation qu’attendent nos concitoyens et les centaines de milliers d’élus locaux.
Et pourtant l’expérience de la réforme de 2010, qui traduisait la volonté du Président de la République de l’époque et de la majorité de droite de mettre au pas les collectivités locales, aurait dû vous alerter. Car chacun se souvient ici combien cette mauvaise réforme a pesé dans le basculement à gauche du Sénat.
M. Roger Karoutchi. Remerciez-nous !
M. Christian Favier. Mes chers collègues, qu’il semble loin le temps où notre assemblée décidait il y a presque deux ans d’engager les états généraux de la démocratie territoriale !
L’ensemble des groupes avait alors décidé de soutenir la proposition du président du Sénat, Jean-Pierre Bel, de préparer une réforme en se tournant résolument vers les élus locaux pour qu’ils expriment leurs besoins et leurs attentes. En confiance, 20 000 d’entre eux répondirent ainsi à notre questionnaire et des dizaines d’associations et de syndicats nous firent parvenir des contributions.
Puis, après l’élection présidentielle et le changement de majorité qui s’ensuivit, chacun d’entre nous se souvient des rencontres départementales que nous avions organisées et pendant lesquelles les prises de parole furent libres et exigeantes.
Enfin, plusieurs centaines d’élus locaux participèrent aux ateliers et à la séance plénière à Paris.
Tous ont exprimé leur désarroi devant les réformes entreprises, les contraintes réglementaires de toutes sortes, le manque de moyens freinant leurs initiatives.
Tous ont demandé le respect de chaque niveau de collectivité, un statut de l’élu local, un cadre rénové précisant les missions de chacun pour améliorer les coopérations nécessaires aux développements de leurs actions, pour que les intercommunalités restent des outils entre les mains des communes, et ne soient donc pas des instruments d’intégration visant à leur disparition.
Ouverts à l’éventualité de nouveaux transferts de compétences, tous ont insisté sur la nécessité d’opérer une stabilisation globale.
Enfin, tous se sont mis d’accord pour affirmer le rôle primordial de nos communes dans la vie sociale et politique de la République et la nécessité d’une nouvelle étape de décentralisation centrée sur les droits et libertés locales, comme cela avait été le cas avec les premières lois de décentralisation en 1982, tout en attendant une présence forte de l’État à leurs côtés pour assurer la cohérence d’ensemble et l’égalité entre les territoires et les citoyens qui y vivent.
Tous ont manifesté le souci d’un développement équilibré de nos territoires.
Malheureusement, madame la ministre, force est de le constater, le texte que vous soumettez à notre examen est éloigné de ces préoccupations, de ces attentes clairement exprimées.
C’est non pas de décentralisation dont il est ici question, mais, au contraire, de déstabilisation de nos administrations locales, d’effacement des communes et des départements au profit des régions, des intercommunalités et des métropoles, comme l’avait suggéré la commission Balladur et comme avait commencé à le faire la réforme de décembre 2010.
Nous nous sommes toujours opposés à une telle perspective, nul ne sera étonné de notre désaccord aujourd’hui. Certes, le projet de loi que vous nous présentez, madame la ministre, ne porte pas sur l’ensemble des mesures que vous comptez mettre en œuvre. En effet, devant l’ampleur des mécontentements, vous avez préféré scinder votre texte en trois plutôt que de revoir votre copie. Cependant, les deux autres projets de loi ont été déposés, et nul ne peut ignorer leur contenu.
Aujourd’hui, vous nous proposez donc un texte partiel, à la cohérence imparfaite, si ce n’est qu’il couvre finalement les aspects les plus centralisateurs de vos propositions, celles qui doivent sans doute répondre à des exigences venues d’ailleurs. Je pense aux fameuses réformes de structure que vous vous êtes engagée auprès de l’Europe à mettre en œuvre afin de réduire encore la dépense publique.
Plutôt que de partir logiquement de la commune pour éventuellement adapter l’architecture des structures locales et de leurs relations, de commencer en fait par les fondations, vous avez préféré partir d’en haut, du toit, pour imposer votre vision. De cette façon, même si vous n’arriviez pas à faire adopter les autres mesures contenues dans les deux textes suivants, l’essentiel serait assuré.
Ainsi, vous avez décidé d’instaurer une conférence territoriale de l’action publique, placée sous l’égide de la région et vous proposez qu’elle soit chargée de régenter l’ensemble des politiques publiques mises en œuvre au niveau départemental et communal, par le biais des pactes de gouvernance et autres schémas sectoriels.
On le voit, c’est la porte ouverte aux transferts à la carte entre l’État et les régions, en prenant le risque de mettre à mal l’unicité de la République.
En concentrant ainsi tous les pouvoirs en un seul lieu, vous mettez fin aux principes constitutionnels de libre administration des collectivités territoriales (Mlle Sophie Joissains applaudit.) et de non-tutelle d’une collectivité sur une autre.
Certes, le texte de la commission, et nous nous en félicitons, a remis en cause cette conférence territoriale, la libre coordination en son sein des politiques publiques avec l’État et le pacte de gouvernance.
Cependant, les conférences territoriales ont été maintenues alors qu’elles n’ont plus lieu d’être, si ce n’est pour pouvoir par la suite développer leurs missions. On le voit bien, ce sont les premiers pions avancés, anticipant des évolutions futures.
Il existe dans notre droit des conférences des exécutifs qu’il suffirait de démocratiser et de développer, y compris au niveau départemental, pour en faire des lieux de coopération et d’harmonisation des politiques locales. Mais, à vos yeux, leur tort est sans doute qu’elles respectent trop les collectivités territoriales qui les composent et, surtout, qu’elles ne peuvent rien imposer d’en haut.
Car c’est cette volonté de pilotage unique qui semble vous animer en permanence, à la différence d’une véritable visée décentralisatrice qui s’attacherait au contraire à rechercher le développement des coopérations.
En atteste la conception du chef de filat que le texte de la commission maintient et qui s’apparente davantage à une compétence exclusive attribuée à un niveau de collectivités. Cette compétence pourra être mise en œuvre avec d’autres, mais sera pilotée par une seule. Je ne suis pas sûr que cette conception du chef de filat soit la même que celle qui a été portée par M. le rapporteur. Voilà donc l’essentiel de l’ambition de ce texte : concentrer les pouvoir locaux et hélas ! les éloigner des citoyens.
C’est on ne peut plus clair avec l’affirmation des métropoles dans notre paysage institutionnel local.
Dans ces vastes territoires urbains, madame la ministre, votre projet prépare la fusion des communes et des départements par le transfert programmé de l’essentiel de leurs compétences à des structures administratives éloignées des citoyens et véritables monstres technocratiques.
Une telle concentration de pouvoirs ferait de ces territoires des lieux dérogatoires à plus d’un titre, risquant de mettre à mal l’unité nationale.
Si la commission n’était pas revenue sur le seuil de leur création, ces territoires métropolitains auraient pu absorber 5 000 communes et concerneraient près de 30 millions d’habitants. C’est dire l’enjeu de leur création, qui risque de modifier en profondeur notre paysage institutionnel.
Si l’urbanisation de nos territoires et la métropolisation de certains constituent des phénomènes incontestables, faut-il pour autant les accélérer et bouleverser l’ordonnancement des collectivités territoriales de la République ?
Il y aura alors, ne nous le cachons pas, contradiction entre ces phénomènes portés par la mondialisation financière de notre économie et notre action publique en faveur d’un développement équilibré du territoire national.
En effet, ces territoires métropolisés sont appelés, pour se développer, à agir comme de véritables trous noirs absorbant l’essentiel de l’énergie des capacités de développement autour d’eux. Doit-on encore accélérer ce mouvement ? (M. Ronan Dantec s’exclame.)
C’est prendre le risque d’une France des territoires à plusieurs vitesses, avec des territoires métropolitains où se concentreraient l’essentiel de la richesse et tous les autres, qui devraient se contenter des miettes.
Dans le même temps, au sein même de ces territoires métropolitains, nous craignons le développement d’inégalités sociales et territoriales dangereuses pour la cohésion sociale. Ce sont des phénomènes que nous pouvons observer partout dans le monde.
Dans le même esprit, doit-on accompagner les phénomènes de métropolisation en imposant une nouvelle carte administrative pour un pilotage central de ces nouveaux territoires ?
Doit-on favoriser, par la présidentialisation renforcée des exécutifs locaux, la constitution de ce qu’on pourrait appeler de nouvelles baronnies locales, détenues par des élus au quatrième niveau ? (M. Ronan Dantec s’exclame de nouveau.)
Nous ne le pensons pas. On ne construit pas l’avenir en niant son histoire ; on ne construit pas du collectif en niant l’individualité.
Or la France des territoires, celle de la décentralisation, repose sur la cohérence de l’action conjointe des communes, des départements et des régions, dans un équilibre qui, reconnaissons-le, a permis à la démocratie locale de progresser ces trente dernières années et aux services publics locaux d’apporter à nos concitoyens une écoute, une protection et une capacité d’innovation auxquelles ils sont aujourd’hui très attachés. Ce sont, à nos yeux, de véritables atouts. Pourquoi vouloir aujourd’hui fragiliser cela ?
Mme Éliane Assassi. À cause de l’Europe et de M. Barroso !
M. Christian Favier. Surtout en cette période de crise traversée par notre pays, alors que les collectivités territoriales jouent quotidiennement un rôle essentiel d’amortisseur social, comme tous le reconnaissent. (Mlle Sophie Joissains et M. Christian Cambon applaudissent.)
Pourquoi vouloir éloigner les citoyens des lieux de décision, alors que la demande sociale est à plus de proximité et de transparence ?
Pourquoi vouloir privilégier la technocratie au détriment des services publics locaux ? (Mlle Sophie Joissains applaudit.)
Notre conception du développement national, plaçant l’humain au centre de nos préoccupations, est fort éloignée de ce que vous nous proposez avec ce projet de loi et reste tout aussi distante du texte de la commission qui, s’agissant des métropoles, ne vise qu’à ralentir le processus, et non à le remettre en cause comme nous le souhaiterions.
Par ailleurs, comme votre propre texte, madame la ministre, celui de la commission n’apporte rien en termes de renforcement de la démocratie locale.
Finalement, votre réforme annoncée comme étant l’acte III de la décentralisation ne constitue aujourd’hui qu’un nouvel acte de concentration des pouvoirs ! Elle ne répond pas aux besoins pour un développement harmonieux de nos territoires, auxquels nous restons tous très attachés.
Et pourtant, il faut le dire, le statu quo ne peut être de mise : oui, nous avons besoin d’une nouvelle étape de décentralisation !
Ce nouvel âge de la décentralisation que nous appelons de nos vœux doit répondre à trois enjeux majeurs.
D’abord, celui de développer la démocratie locale en donnant plus de place aux citoyens dans la délibération collective de proximité.
Pour y parvenir, il faut d’urgence un statut de l’élu qui permette au plus grand nombre d’exercer des responsabilités électives – et je pense tout particulièrement aux salariées.
Il faut donc inscrire de nouveaux droits dans le code du travail et créer les conditions d’un véritable retour à l’emploi, il faut, dans le même temps, limiter le cumul des mandats, y compris local, en nombre et en durée. Il faut aussi donner davantage de place aux élus en déprésidentialisant les exécutifs locaux et en renforçant le rôle des élus, de la majorité comme de l’opposition, au sein des assemblées délibérantes.
Dans le même mouvement, il faut créer et institutionnaliser la concertation et la consultation régulière des habitants eux-mêmes.
En outre, et c’est un engagement qu’il aurait fallu tenir, il faut donner le droit de vote à tous les résidents. (Exclamations et sourires sur plusieurs travées de l’UMP.)
Mme Éliane Assassi. Très bien !
M. Christian Favier. Il faut aussi augmenter le pouvoir d’intervention des assemblées délibérantes locales pour renforcer leur capacité à répondre aux besoins et aux attentes des habitants.
Pour y parvenir, chacune doit disposer de la compétence dite générale, lui permettant d’intervenir dans le cadre des intérêts du territoire et des habitants qu’elle représente. Aussi, nous entendons privilégier le développement de coopérations volontaires de projets, dans le cadre d’une confiance renforcée dans l’intelligence locale, sous contrôle d’une démocratie locale revivifiée.
Il faut ainsi respecter chaque niveau de collectivités, sans en ajouter de nouveau, en créant les conditions de leur coopération régulière, en institutionnalisant leurs relations, mais en les fondant toujours sur le volontariat. (Mlle Sophie Joissains applaudit.)
Enfin, pour que toutes ces mesures ne soient pas un jeu de dupes, il faut évidemment doter les collectivités territoriales des capacités financières leur permettant d’intervenir pour répondre aux besoins et assurer la sauvegarde de leur territoire.
Cette autonomie financière est intimement liée à une réelle autonomie fiscale, pour permettre, aux élus, de lever les impôts au regard des besoins et, aux citoyens, de mesurer l’impôt qu’ils versent au regard des services que la communauté leur rend. C’est un véritable enjeu démocratique.
Ces perspectives de réforme que nous portons, profondément décentralisatrices, citoyennes et sociales, permettent de mesurer ce qui nous sépare encore de votre texte et de ceux qui suivent.
Alors que notre monde se développe de plus en plus sous la forme de réseaux collaboratifs et que notre société recherche les coopérations multiples, la construction qui nous est proposée, hiérarchisée, fondée sur un pouvoir concentré entre quelques mains, est finalement profondément archaïque. Nous portons une tout autre vision.
Nous regrettons que les conditions de mise en place de cette réforme ne nous aient pas permis de travailler plus sérieusement avec le Gouvernement pour parvenir à une vision partagée, décentralisatrice et progressiste, plus conforme aux combats menés par la gauche depuis des décennies.
Au cours de nos débats – si débats il devait y avoir –, nous défendrons des amendements constructifs offrant une alternative à vos propositions et une série d’amendements de repli pour essayer de corriger quelques oublis ou anomalies.
Il va de soi que l’adoption de nos amendements de contre-proposition serait, seule, de nature à nous faire adopter ce texte.
Nous comptons sur la sagesse des membres de la Haute Assemblée, représentant les collectivités locales de la République, pour modifier profondément ce texte qui, malgré les avancées réalisées par la commission des lois, est, en l’état actuel, encore bien trop éloigné des intérêts de nos collectivités.
Nous voulons promouvoir un tout autre acte décentralisateur, et c’est dans cet esprit que nous abordons ce débat essentiel pour la démocratie locale.