Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, je vais moi aussi faire entendre une voix dissonante, ce qui ne surprendra personne.
Depuis plusieurs mois, des juristes, des associations de défense des droits de l’homme, des associations de simples citoyens, tous républicains, dénoncent ce projet de loi qui renforce les dispositions relatives à lutte contre le terrorisme, car ils considèrent, comme nous, qu’il contient des mesures attentatoires aux libertés individuelles et souvent dérogatoires au droit commun : interdiction administrative de sortie du territoire, création du délit d’entreprise individuelle terroriste, blocage administratif de sites internet, modifications substantielles de la procédure pénale au-delà des actes de terrorisme.
Le texte issu de la commission mixte paritaire confirme non seulement ces mesures mais en valide également d’autres, introduites par le Gouvernement par voie d’amendement au Sénat. Je pense bien évidemment à l’article 1er bis, qui prévoit un dispositif d’interdiction administrative du territoire dans le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile.
Je ne vais pas répéter ce qui est inscrit dans le texte, Mme Benbassa vient de le faire, mais vous conviendrez que les motifs invoqués ne sont nullement limités au terrorisme. Cette mesure, extrêmement large, permet d’interdire l’accès au territoire à peu près à n’importe qui ! Par exemple, aux manifestants ressortissants d’un État membre de l’Union européenne – d’autant que, vous l’avouerez, la situation économique européenne actuelle peut provoquer des mouvements sociaux contestataires –, mais également, et Mme Benbassa l’a dit à juste raison, aux populations roms largement stigmatisées, qui sont près de 6 millions à vivre sur le territoire de l’Union européenne.
À ce sujet, M. le ministre de l’intérieur s’est indigné d’un procès d’intention que nous lui ferions, en précisant qu’il appliquait en la matière la fameuse résolution des Nations unies du 24 septembre, qui vise à empêcher la circulation des groupes terroristes afin d’entraver les déplacements de ceux qui préparent des actes terroristes sur le sol français, qui mettent en danger les intérêts fondamentaux de la nation, comme le précise le texte.
Nous, nous ne le pensons pas ! Se cacher derrière la résolution des Nations unies est bien commode lorsque l’on sait, à la lecture du texte, que ces mesures peuvent toucher n’importe quel citoyen tant les éléments d’incrimination sont flous. En effet, cet ajout à l’article 1er bis du texte, d’une part, ne précise rien et, d’autre part, est d’une extrême gravité. Il constitue une très sérieuse entorse à la libre circulation des personnes garantie par l’article 27 de la directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres. L’entorse à cette liberté n’est pas proportionnée et est justifiée par une « menace » insuffisamment étayée, subjective et laissée à la seule appréciation du ministre de l’intérieur, par l’octroi d’un pouvoir discrétionnaire, face à une sanction absolue, l’interdiction du territoire, et à une intervention trop tardive du juge – administratif, de surcroît. Nous ne sommes pas loin de l’arbitraire !
Sous couvert de motifs généraux et légitimes, tels que la lutte contre le terrorisme, est donc octroyée, de manière excessive et sans garanties, la possibilité au ministre de l’intérieur d’interdire l’entrée sur le territoire à un ressortissant européen. J’appelle votre attention sur le fait qu’elle est octroyée au ministre de l’intérieur actuel, mais aussi à celui de demain…
Jamais, madame la secrétaire d’État, je n’aurais imaginé qu’un gouvernement comme le vôtre ait recours à de telles méthodes. Je n’ose imaginer la réaction de mes collègues sur les travées de gauche de cette assemblée si la droite en avait usé…
M. Christophe Béchu. Ça, c’est vrai !
Mme Éliane Assassi. Mais ça, c’était hier !
Je pense également à l’article 9, qui prévoit le blocage administratif de sites internet incitant à commettre des actes de terrorisme ou en faisant l’apologie. L’amendement introduit à la dernière minute par le Gouvernement confère à l’autorité administrative le pouvoir d’exiger des moteurs de recherche qu’ils déréférencent des sites sans intervention du juge. Ainsi, si l’autorité administrative estime qu’un site fait l’apologie du terrorisme – notion définie de manière vague –, il pourra ordonner à tous les moteurs de recherche de ne plus l’afficher sur leurs pages de résultats de recherche.
M. le ministre de l’intérieur a précisé que cette possibilité de déréférencement était déjà prévue par la loi concernant les jeux en ligne. Il a toutefois oublié de préciser que, pour déréférencer un site de paris en ligne illégal, l’Autorité de régulation des jeux en ligne doit impérativement passer par un juge, qui intervient alors en référé. Or, dans le projet de loi qui nous occupe aujourd’hui, l’intervention du juge n’est pas prévue puisque c’est à l’administration qu’est conféré le pouvoir de censure. Celle-ci contacte directement le moteur de recherche. Voilà une « manipulation politique » exemplaire pour une mesure rajoutée à la volée !
Vous l’aurez compris, nous nous opposons fermement à ce projet de loi, qui sert de cheval de Troie à une législation sécuritaire, saupoudrée ici et là de prétendues garanties procédurales qui, sur le fond, ne changent rien à son caractère liberticide.
Entendez-le bien : comme tous nos collègues, nous sommes des républicains et aussi de farouches adversaires du terrorisme sous toutes ses formes. Nous ne nions pas et ne minimisons pas le risque terroriste. C’est d’ailleurs pour cela que nous participons activement à la commission d’enquête créée par notre assemblée sur les réseaux djihadistes ; nous le faisons pour comprendre, trouver des pistes, prévenir, dissuader avant – s’il le faut – de réprimer. Mais nous refusons de céder à la pression exercée par le Gouvernement pour mettre en scène un climat sécuritaire aggravé et instrumentaliser des risques terroristes afin de porter atteinte aux droits fondamentaux, à l’État de droit, dans des domaines qui vont au-delà de la seule lutte antiterroriste.