Monsieur le Président,
Monsieur le Ministre,
Mes Chers collègues,
Si nous défendons l’irrecevabilité, Monsieur le Ministre, c’est que votre texte nous paraît déroger à des principes fondamentaux de notre droit et à des règles dont la communauté européenne ou internationale s’est dotée : principes et règles qui touchent aux droits élémentaires de la personne.
J’ai entendu ici et là railler les « droits de l’hommistes ». Mais quand, aujourd’hui même, au 21ème siècle, tant de droits sont bafoués dans le monde -le droit de se nourrir, de se soigner, de vivre en paix, d’être un enfant, d’avoir une opinion-, quand dans notre pays, le droit d’avoir un toit et un travail sont ignorés ; quand tant de femmes et d’hommes donnent leur vie pour que libertés et droits soient reconnus et respectés, alors, ces railleries n’inspireraient que le mépris, si elles n’étaient le signe d’une évolution inquiétante.
Nous savons bien, Monsieur le Ministre -et l’Histoire le montre- que quand les droits sociaux, la perspective de justice sociale, les solidarités reculent, ce sont la répression et l’ordre moral qui tiennent lieu de « politiques ».
Pour notre part, nous sommes profondément attachés à des principes inverses : la liberté individuelle, l’égalité des citoyens devant la loi, la présomption d’innocence, le refus des discriminations.
De ce point de vue, plusieurs dispositions de votre texte posent problème, et contredisent les principes de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, notre Constitution, ou encore les dispositions de la Convention européenne des Droits de l’Homme.
Ainsi, concernant les gens du voyage, l’égalité devant la loi contenue dans les articles 1er et 6 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen est bafouée, puisque c’est le nombre d’habitants qui déterminera la compétence de la justice. Pour un même fait, les règles de procédure et les sanctions ne seront pas les mêmes.
Les 32 000 communes de moins de 5 000 habitants, non soumises à la loi Besson, saisiront le juge civil, et les 4 000 autres le juge pénal. Les gens du voyage auront intérêt à se renseigner sur le nombre d’habitants, avant de s’installer ! C’est grotesque ! Et je ne suis pas sûre que ce soit un avantage pour les petites communes.
Il est par ailleurs, un principe du droit pénal : celui de la personnalisation des peines. Mais ici, qui va t-on poursuivre ? Celui qui joue le rôle souvent bien utile d’interlocuteur des autorités locales ? Chaque nomade en particulier, et pourquoi pas les enfants, désormais responsables pénalement dès 10 ans ? La loi ne précise rien à ce sujet.
Quant aux prostituées, le projet de loi accorde le droit au bénéfice d’un titre de séjour à celles qui dénonceront leur proxénète. C’est la première fois que dans la législation française, l’octroi d’un droit serait soumis à des conditions de délation. De plus, c’est contraire à l’article 6 du protocole de Palerme, signé et ratifié par la France, le 5 décembre denier, qui recommande la protection des victimes. Je rappelle qu’il s’agit de femmes en danger pour elles-mêmes, et pour leurs proches.
Pour les contrôles d’identité, vous proposez dans l’article 4, de remplacer les termes « indice faisant présumer… » par « une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner… ».
On ne parle plus de la même chose. Un « indice » est un élément matériel, objectif, alors que la subjectivité d’une « raison plausible » peut suggérer l’arbitraire, et porter atteinte à l’égalité des citoyens devant la loi, voire à leur liberté individuelle. On sait que dans la réalité les contrôles « au faciès » existent. Le 7 février dernier, lors de l’examen du projet de loi sur la présomption d’innocence, Monsieur Schosteck n’avait-il pas, au nom de la Commission des lois, refusé cette proposition, craignant qu’elle n’autorise « toutes les interprétations et donc, n’enlève de la sécurité juridique » ? De son côté, la Cour de Cassation a eu l’occasion de dire que le contrôle d’identité devait s’effectuer sur la base « d’éléments objectifs déduits de circonstances extérieures à la personne même de l’intéressé ».
Vous étendez la fouille des véhicules au-delà de la loi du 15 novembre 2001. Mais les pouvoirs des officiers et agents de police judiciaire, et la portée des contrôles, sont généraux, flous. La liberté individuelle ne saurait s’en accommoder. Vous permettez des fouilles préventives, sans que la réalité d’une infraction soit établie, et dans ce cas, c’est la police administrative qui a le pouvoir d’agir. Cette confusion entre police administrative et police judiciaire viole le principe de la protection de la liberté individuelle par le juge judiciaire.
De même, le temps durant lequel peuvent s’exercer les pouvoirs de la police en matière de fouille est bien trop imprécis : vingt-quatre heures, mais renouvelables combien de fois ? Le Conseil Constitutionnel, dans sa décision du 12 janvier 1977, Fouilles des véhicules, avait pourtant exigé une restriction dans le temps.
Même imprécision concernant les lieux possibles des fouilles : qu’entend-on par « lieux accessibles au public » ? Tous les parkings, par exemple ?
D’autres dispositions portent atteinte à la liberté individuelle, et au respect de la vie privée : ce sont les fouilles de bagages et palpations par des agents de sécurité privés, qui ne sont dépositaires d’aucune autorité publique et ne sont pas membres de la police judiciaire, dans des circonstances mal définies : particulières et liées à l’existence de menaces graves pour la sécurité publique.
Les fichiers informatiques et d’empreintes génétiques justifient également nos inquiétudes au regard de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui édicte : « toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance ».
Concernant les fichiers de données nominatives, l’article 9 prévoit qu’ils pourront contenir des informations sur les personnes « présumées » avoir participé à une infraction. Quelles informations ? Dans quelles limites ? Sur la seule personne « présumée » ? Sur son entourage ? Rien, dans le texte, n’est dit du droit de contrôle prévu par l’article 1er de la loi du 6 janvier 1978, relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, et au rôle de la CNIL.
Ces fichiers sont également discutables quant au principe de la présomption d’innocence. L’article 9 prévoit l’effacement des données personnelles en cas de relaxe ou d’acquittement ; en cas de non-lieu ou de classement sans suite, il faut un décret en Conseil d’Etat. Des personnes n’ayant commis aucune infraction seront donc susceptibles de figurer dans ces fichiers pour une durée indéterminée ; voire des personnes extérieures à l’enquête, mais dont le nom apparaîtrait par exemple dans un ordinateur saisi lors de cette enquête.
Quant aux fichiers d’empreintes génétiques, là aussi il suffira de « raisons plausibles de soupçonner » quelqu’un pour qu’il y figure, sans même que les conditions de sortie du fichier soient clairement définies. En effet, les données seront effacées sur instruction du Procureur de la République, agissant d’office ou à la demande de l’intéressé, quand leur conservation n’apparaîtra plus nécessaire au regard de la finalité du fichier. Sur quels critères, et comment l’intéressé en sera t-il informé ?
J’ajoute que la sanction du refus de se soumettre à un prélèvement biologique porte atteinte à la présomption d’innocence.
Vous proposez, Monsieur le Ministre, une extension des pouvoirs de police. Pour nous, seule une situation exceptionnelle peut la justifier. Elle ne saurait donc être que provisoire dûment encadrée et placée sous le contrôle du Parlement. Lors de l’examen du projet de loi de sécurité quotidienne, dans le contexte de l’après 11 septembre 2001, nous avions demandé la limitation de telles mesures à un an, avec rapport d’étape à mi-parcours. Les dispositions de cette loi ayant été adoptées avec effet jusqu’en décembre 2003, nous avons refusé de les voter.
Avec votre texte, vous aggravez encore la situation, puisqu’il n’y a plus de limitation de temps, et que l’exception devient la règle. Cela n’est pas sans lien avec vos déclarations du week-end dernier, concernant les risques terroristes menaçant les démocraties. Combattre résolument et durablement le terrorisme. Oui, M. le Ministre, mais hélas, le problème et d’une autre ampleur ! Il faut beaucoup plus d’ambition et prendre des mesures pour s’attaquer au cœur du problème. Et puis, franchement, les forces de police, de gendarmerie, de renseignement, les juges anti-terroristes que vous avez félicités pour avoir permis l’arrestation de trois suspects en lien avec l’attentat de Djerba, n’ont pas eu besoin de votre texte !
De façon plus générale, votre texte introduit une rupture du principe d’égalité devant la loi, et donc, devant la sanction pénale, par la stigmatisation de certaines catégories de personnes : les jeunes qui se rassemblent dans les halls d’immeubles, les mendiants, les prostitué-e-s, les gens du voyage. Comme si le fait d’appartenir à ces catégories constituait une présomption de délit ! Oui, vous créez une présomption de délit.
Notre arsenal pénal permet de punir les infractions que semble viser votre texte : tapage nocturne, dégradation de biens, violation de la propriété, remise de fonds sous contrainte ou violences, outrage à policier, rébellion, etc, etc…
Alors, quels sont les objectifs recherchés par le durcissement de la législation pénale que vous proposez ?
Monsieur le Ministre, les auteurs d’infraction pénale doivent être sanctionnés. La loi doit être respectée par tous. Mais la délinquance prend des formes diverses ; évidemment, on trouve plus de délinquance financière et fiscale chez les riches, et de délinquance de rue chez les pauvres. Votre texte est malheureusement ciblé. Il désigne les pauvres.
D’ailleurs, concernant l’exploitation dont sont victimes certains d’entre eux -mendicité ou prostitution-, il est curieux de constater que les moyens de lutter contre la corruption, le blanchiment de l’argent de la drogue ou de la prostitution -comme la transparence bancaire, la levée du secret là où il existe encore-, ne sont pas évoqués.
Monsieur le Ministre, les violences et les actes qui en découlent à l’égard des biens et des personnes, sont hélas en hausse depuis des décennies. Je me permets une remarque. Vous avez dit et redit ces derniers jours que, depuis votre arrivée, la délinquance recule ; si c’est un fait avéré, je constate qu’il n’y avait pas besoin de créer de nouvelles infractions et de modifier la législation pour y parvenir. Mais je voulais faire remarquer que Messieurs Caresche et Pandraud ont travaillé sérieusement pour proposer une clarification des statistiques policières. Il serait utile de prendre en compte ce travail, avant d’exhiber des chiffres sujet à caution.
En tout état de cause, les actes de violence, voire de barbarie, sont inquiétants ; les infractions, les incivilités accroissent le mal-vivre de populations déjà accablées par des difficultés économiques et sociales.
Nos concitoyens, les élus, ont besoin que les pouvoirs publics se donnent les moyens de faire appliquer la loi -existante- et s’attaquent courageusement aux phénomènes qui génèrent la violence : exclusion durable, économie parallèle ; qu’ils permettent aux institutions, que ce soit la famille, l’école, les travailleurs sociaux, la police de proximité… d’assumer leurs missions de prévention, de suivi, de réinsertion…
C’est ce que le précédent amendement avait évoqué… J’avais cru entendre.
Pour autant, vous avez choisi une autre voie : répression et durcissement du dispositif pénal. Jusqu’où irez-vous ?
Aux U.S.A., partout où les lois ont été aggravées, la criminalité n’a pas baissé, au contraire ; violence sociale, peur de l’autre, racisme, s’entretiennent. Allez voir, si ce n’est fait, « bowling for Columbine ».
Permettez-moi de citer Victor Hugo, que Monsieur le Président Poncelet a encore honoré ce matin, que sur tous les bancs ici, tous les sénateurs se sont plus à louer le 20 février 2002. Victor Hugo apostrophait ainsi les sénateurs : « Je ne suis pas de ceux qui croient qu’on peut supprimer la souffrance en ce monde (…) mais je suis de ceux qui pensent et qui affirment qu’on peut détruire la misère (…) Détruire la misère ! oui, cela est possible. Les législateurs et les gouvernants doivent y songer sans cesse ; car, en pareille matière, tant que le possible n’est pas fait, le devoir n’est pas rempli ».
Madame Geneviève Anthonioz de Gaulle, dans son article, concernant outre l’exclusion, disait : « La confiance de beaucoup de personnes en difficulté s’est altérée. Elles doutent de leur égale dignité d’êtres humains, lorsqu’on les jette à la rue sans relogement, lorsqu’on leur prend leurs enfants sans leur avoir apporté le soutien suffisant pour les élever, elles-mêmes, lorsque l’ouverture d’un droit se transforme en contrôle de la vie privée, lorsqu’on les enferme dans des emplois précaires qui ne leur permettent ni de vivre décemment, ni de faire des projets d’avenir, etc… Nous avons besoin de regagner cette confiance. Pour cela, les plus démunis doivent être assurés que notre pays se remettra sans cesse en question tant que les droits fondamentaux ne seront pas effectifs pour tous. »
Ces paroles ont servi de drapeau à toutes les associations, organisations.. qui se sont mobilisées pendant des années pour une loi de lutte contre les exclusions. Cette loi, votée en 1998, était un début. Aujourd’hui vous foulez aux pieds tous ses principes.
Permettez-moi encore de citer le maire de la ville populaire de Calais, Jacky Hénin, qui a refusé de mettre dos à dos les Calaisiens et les réfugiés qui se voient refouler de Sangatte. Il disait, le week-end dernier : « Tant qu’il existera à la porte de la Communauté européenne des gens n’ayant pas de quoi vivre convenablement, ils chercheront le bonheur ailleurs ».
Pour notre part, c’est cette idée de la France que nous défendons : celle des principes fondamentaux contenus dans nos textes, celle de la solidarité, celle qui refuse la division.
Pour toutes ces raisons, les sénatrices et les sénateurs communistes vous demandent d’adopter leur motion tendant à reconnaître l’inconstitutionnalité de ce projet de loi relatif à la sécurité intérieure.