Responsabilités locales : exception d’irrecevabilité

Publié le 29 octobre 2003 à 20:13 Mise à jour le 8 avril 2015

par Ivan Renar

Monsieur le Président,
Monsieur le Ministre,
Mes cher(e)s collègues,

D’emblée, je tiens à vous faire part d’une inquiétude profonde. Quel est dès à présent, et d’autant plus quelle sera, à l’avenir, la valeur d’un rappel à la Constitution de notre pays ?

Le démembrement de la République, que vous appelez décentralisation, et l’accélération de l’intégration européenne proposée par le texte de M. GISCARD d’ESTAING, n’auront-ils pas comme conséquence de rendre caduques les principes qui ont fait la force de la République, qui ont forgé son aura dans le monde.

Ces principes ne s’appellent pas étatisme, autoritarisme bureaucratique et centralisation. Ils sont, devrais-je le rappeler, justice, liberté, égalité et fraternité.

Pourra-t-on affirmer, demain, la continuité de ces valeurs qui ont vu tant d’hommes y consacrer leur vie, voire la perdre ? Cette espèce de restauration libérale qui est en cours met-elle en danger l’idée même de la République ? J’en suis, avec mes amis, mais aussi avec beaucoup d’élus, profondément convaincu.

Aussi, l’irrecevabilité que je défends ne se fonde pas sur les seules dispositions des blocs de constitutionnalité. Elle se fonde sur l’histoire même de notre démocratie, sur les fondements de notre contrat social.

Il est temps, cela a déjà été dit lors de la discussion générale, de cesser de jouer avec les mots. Non, ce texte ne constitue en rien une avancée démocratique au nom de la proximité.

Le Premier Ministre ne croyait pas si bien dire lorsqu’il affirmait ici même le 29 octobre 2002, je cite : « C’est dans la proximité que doivent s’exprimer les complexités ».

M. RAFFARIN enfonçait le clou puisqu’il indiquait « Je compte sur la Haute Assemblée pour simplifier les textes importants qui ajoutent la complexité à la complexité. »

Le travail de clarification ne va pas manquer en effet. M. SARKOZY l’a reconnu lui-même devant la Commission des Lois. N’en déplaise à notre rapporteur, M. SCHOSTECK, qui déclarait à la presse que « ce projet de loi montre beaucoup de simplicité et de cohérence. »

Il ne s’agit pas d’une simple question de forme. La République de proximité constitue un slogan gouvernemental depuis le discours de politique générale du 3 juillet 2002. C’est dans la proximité que se trouverait l’essence de la démocratie. La proximité qui, dans une lecture simpliste de la tradition girondine, constituerait une fin en soi pour l’épanouissement de chacun.

La réalité est en fait toute autre.

La déstructuration de l’Etat qui est proposée, aboutit à une extraordinaire confusion des rôles entre les différents échelons institutionnels notée par la plupart des observateurs.

Nous allons inévitablement assister à une nouvelle désaffection de nos concitoyens vis à vis de l’action politique, non pas du fait de l’éloignement géographique, mais de la méconnaissance du lieu de décision.

Avant, le centre était trop éloigné. Demain, il aura disparu. Il sera partout et nulle part.

Ce projet de loi n’est pas un texte de décentralisation. Il vise à accélérer l’adaptation de notre pays à la poussée libérale. Il tend à faire sauter les verrous posés par deux siècles de progrès social et démocratique.

Votre but, c’est déresponsabiliser la collectivité au profit des particularismes.

Votre potion magique pour briser les solidarités, c’est la mise en concurrence des territoires. M. BARROT, Président du groupe UMP à l’Assemblée Nationale, ne déclarait-il pas, en octobre 2002, « Les territoires doivent être compétitifs ».

C’est clair, la messe est dite. Ce n’est plus la solidarité, l’unité de la République qui prévalent, mais la loi du plus fort.

Ce projet libéral de décentralisation qui, déjà, n’en porte plus le nom, on parle désormais des responsabilités locales, a déjà dû essuyer des vents contraires. La forte mobilisation du printemps dernier a modifié le calendrier initial. Le gouvernement cependant est persévérant, pour ne pas dire têtu. L’exposé des motifs du projet continue d’affirmer que ce texte répond à l’attente des citoyens.

Qui peut, ici, prétendre que la mise en danger mortel de la commune, inscrite dans le projet de loi, correspond à ce souhait populaire ? Qui peut dire que la généralisation des péages et la possible privatisation de nouveaux réseaux, correspond à ce souhait ?

Qui peut affirmer sans rougir que la fin du logement social étudiant programmé par ce texte répond aux attentes « d’en bas » ?

Qui peut justifier, au nom des intérêts du peuple, la généralisation de la privatisation de services parascolaires comme la restauration ?

Qui peut se satisfaire des menaces réelles pesant sur l’unicité du service public ?

Ce projet de loi heurte frontalement la conception républicaine de notre pays. C’est bien entendu le principe d’égalité qui constitue le nœud gordien de la République qui est attaqué par ce projet de loi.

M. Jean GICQUEL, professeur de droit constitutionnel, évoquait au printemps, je le cite : « Reste que cet ébranlement de la norme législative, nettement accentuée pour l’outre mer, devra impérativement être canalisé pour les futures lois organiques et que l’ensemble aura aussi à se concilier avec l’article 6 de la Déclaration de 1789 qui proclame que la loi doit être la même pour tous ».

M. le Rapporteur, vous affirmez dans votre rapport que « l’égalité n’est pas l’uniformité ». Assurément.

C’est pourquoi je suis, avec mes amis, un farouche partisan de la spécificité, de la valorisation des différences. Dès 1977, par exemple, les parlementaires communistes déposaient une proposition de loi favorable à un essor du rôle des régions.

Nous sommes toujours aux côtés de l’expression des cultures locales, régionales, en un mot de la diversité des cultures qui fondent ainsi l’exception culturelle. Nous avons une vision plurielle de la collectivité. Mais nous avons un objectif, c’est l’égalité et la mise en commun des solidarités.

Je refuse catégoriquement cette idée de la concurrence insufflée comme valeur fondamentale de notre société, concurrence qui serait la version moderne de l’esprit de clocher.

Votre projet de loi, M. le Ministre, ne respecte pas l’article 6 de la Déclaration des Droits de l’Homme et des Citoyens de 1789.

Il le contourne, il le dénature, il le vide de son sens.

En premier lieu, votre projet de loi accentue les inégalités entre les collectivités locales elles-mêmes. En bon élève de la méthode Coué, il ne suffit pas de se répéter que la décentralisation réduit les inégalités entre les territoires.

La réalité est toute autre. La mise en concurrence des territoires, voulue et affichée comme telle, aura une conséquence bien prévisible : les régions, départements, communautés ou communes au fort potentiel, se détacheront plus encore. Le projet de loi est traversé de dispositions empreintes de cette rupture du principe d’égalité entre les collectivités. Pour preuve, l’exemple de la santé. Les dispositions du texte qui autorisent la Région à financer la politique de santé créeront de toute évidence une disparité entre collectivités territoriales sur ce plan.

Ce qui est vrai pour la santé l’est aussi pour le développement économique. Comment imaginer que l’intervention de la région dans ce domaine réduira les inégalités déjà constatées entre les territoires.

L’absence de clarification dans le domaine de la péréquation, présentée hier comme la solution cruciale, conforte mon inquiétude. Mais je reviendrai sur ce point.

L’égalité entre les collectivités locales est mise en cause. Mais au travers de cette compétition entre institutions locales, c’est surtout l’égalité des citoyens qui est contestée.

La rupture du principe d’égalité est inhérente à l’attaque frontale qu’opère le projet de loi contre la notion même de service public.

De toute évidence, le transfert massif de compétences, le transfert de responsabilités de service public va entraîner une mise en cause grave du traitement équitable des citoyens sur l’ensemble du territoire.

M. RAFFARIN nous répondrait que les inégalités existent déjà. Il a raison, mais, déjà, elles étaient contestables. Demain, elles seront légitimées par la décentralisation libérale.

Je considère, avec mes amis du groupe communiste républicain et citoyen, que le projet de loi porte atteinte au concept constitutionnel de service public, à la notion même de service public constitutionnel reconnu par la jurisprudence du Conseil Constitutionnel, s’appuyant tant sur la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 que sur le préambule de la Constitution de 1946, textes qui font partie intégrante du bloc de constitutionnalité, au même rang que la Constitution de 1958.

Le Conseil, par trois décisions, du 25 juin 1986, du 7 juillet 1986 et du 18 septembre 1988, crée la notion de, je le cite, « service public exigé par la Constitution » et d’« activité de service public ayant son fondement dans des dispositions de nature constitutionnelle ». Il précisait le 25 juin, que, et je le cite toujours, « la nécessité de certains services publics nationaux découle de principes ou de règles de valeur constitutionnelle ».

Cette jurisprudence renvoie à une ancienne mais célèbre décision du Conseil d’Etat, l’arrêt « HEYRIES » du 28 juin 1918 qui rend l’Etat responsable de la bonne marche des services publics.

Cette jurisprudence historique du Conseil d’Etat fut explicitée par l’un des maîtres du droit public français, M. Léon DUGUIT : le service public doit être considéré comme, je cite : « toute activité dont l’accomplissement doit être assuré, réglé et contrôlé par les gouvernants, parce que l’accomplissement de cette activité est indispensable à la réalisation et au développement de l’interdépendance sociale et qu’elle est de telle nature qu’elle ne peut être réalisée complètement que par l’intervention de la force gouvernementale. »

Lorsque l’on croise la jurisprudence récente, du Conseil Constitutionnel et la jurisprudence, plus commune, du Conseil d’Etat, on perçoit les menaces dont le texte est porteur à l’égard des services publics reconnus comme constitutionnels.

M. Pierre ESPLUGAS, dans son ouvrage préfacé par M. Georges VEDEL, dit très bien que « Les services publics sont nationaux, dans la mesure où ils sont justifiés, notamment par le souci de faire bénéficier chacun des membres de la collectivité nationale des droits créances proclamés par le Préambule de 1946. Ils correspondent donc incontestablement à des intérêts nationaux. Les services publics constitutionnels paraissent à ce titre devoir relever de l’Etat. »

Il serait dommage que ces analyses fines soient abandonnées à la critique rongeuse des souris.

D’ailleurs, M. ESPLUGAS, précise même que « cette solution n’exclut pas toute intervention des collectivités locales dès l’instant où le caractère unitaire de l’Etat français est préservé. »

Nous y voilà, me direz-vous. Ce caractère est-il préservé ? Le doute est pour le moins permis et qui peut nier la visée fédéraliste de M. RAFFARIN qui s’est même permis d’infliger un camouflet au Conseil d’Etat qui lui faisait remarquer, à demi-mot, le caractère dogmatique de la modification de l’article premier de la Constitution par l’ajout d’un concept d’« Organisation décentralisée de la République ».

Où en sommes-nous exactement ? Peut-on se fier à un concept tel celui de la « République unitaire décentralisée » prônée l’an dernier par M. PERBEN, Garde des Sceaux ? Faut-il être perdu sur le plan des valeurs pour avancer une formule si contradictoire ?

La confusion remarquable et remarquée entre le droit administratif, organisation décentralisée de l’Etat et l’idéologique, organisation décentralisée de la République, ne relève pas du hasard.

Ce dernier concept dans l’esprit du gouvernement autoriserait la mise en cause des services publics nationaux, des services publics constitutionnels dont on a trop peu parlé depuis un an.

Les questions de pouvoir entre régions et départements, entre communes et établissements publics de coopération intercommunale, sont importantes. Mais elles ne doivent pas masquer ce qui est l’essentiel à nos yeux.

Le texte du 28 mars 2003 vise à créer les conditions d’une mise en cause massive du concept de service public à la française, concept qui s’oppose de fait au tout libéral qui imprègne l’Europe de Maastricht.

Le gouvernement, la Commission me répondront : nous ne touchons pas aux prérogatives régaliennes de l’Etat.

Ce vocabulaire est celui d’une conception libérale de l’Etat. La réforme de l’Etat que l’on nous propose, ce n’est pas sa démocratisation, ô combien nécessaire, mais son repli.

Vous vivez encore dans le dogme de la lutte contre l’Etat providence et votre but est de revenir à l’Etat gendarme…

Les compétences régaliennes ne sont pas celles que vous croyez, M. le Ministre, M. le Rapporteur. La Constitution, la jurisprudence du Conseil Constitutionnel ont étendu ce concept au-delà de la question de la justice, de la sécurité ou de la politique étrangère.

La souveraineté nationale sera mise en cause si la liberté d’aller et venir est atteinte. C’est le cas avec les transferts en matière de voirie et la privatisation annoncée de grands réseaux. Ce sont également les services publics constitutionnels, le secteur de la santé, du logement et la protection sociale, ainsi, bien sûr, que l’éducation.

M. ESPLUGAS, déjà cité, l’affirme : « L’intervention du constituant est requise pour supprimer les services publics constitutionnels. Cela nécessiterait des modifications de textes fondateurs de la démocratie constitutionnelle française formés de la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 et du Préambule de 1946, ce qui semble sur un plan politique délicat. Aussi, ces services publics constitutionnels semblent dotés d’une vie quasi éternelle en étant protégés tant des interventions du législateur que de l’autorité administrative.
Toutefois, le législateur pourrait contourner l’obstacle constitutionnel s’il ne se trouvait pas une autorité pour saisir le Conseil Constitutionnel de la loi remettant en cause ces services publics. »

M. RAFFARIN est en difficulté, mais il demeure habile, M. le Ministre. En avançant le mirage de la démocratie de proximité, il maintient dans l’ombre la casse de services publics essentiels à la cohésion de la nation, à sa souveraineté.

Non content de s’attaquer aux services publics, garants du principe d’égalité, le gouvernement semble avoir oublié ses engagements inscrits dans la loi du 28 mars 2003 sur la fiscalité locale. Mon ami Paul LORIDANT développera ce point lors de la demande de renvoi en Commission déposée par notre groupe, à moins que séduite par une argumentation dont je ne doute pas de la solidité, le Sénat confirme l’inconstitutionnalité du texte.

On peut toujours rêver ! Vous le savez, M. le Ministre, de ce rêve qui précède l’action.

La loi du 28 mars 2003 exige la concomitance des transferts de compétences et de ressources. La notion de concomitance était dans toutes les bouches il y a un an. Elle a disparu aujourd’hui. A mon sens, cette concomitance doit avoir lieu au moment de l’annonce. Comment, en effet, accepter de voter un transfert de compétences si l’annonce chiffrée du transfert de ressources n’est pas soumise au débat simultanément ?

Cela est d’autant plus vrai que le financement de la décentralisation, telle qu’il est prévu par le gouvernement, est en partie fondé sur un versement aux collectivités locales du produit de la taxe intérieure sur les produits pétroliers dont le montant serait défini proportionnellement à l’importance des charges transférées à celles-ci.

Or, on apprend que cette décision est liée à un accord de la Commission de Bruxelles qui ne serait pas délivré avant le printemps. Le mépris à l’égard du Parlement serait-il tel que l’on considère ses débats comme virtuels ?

De même, le principe organisé par la loi du 28 mars 2003 de l’instauration de la péréquation, censée garantir l’égalité entre les territoires, n’est pas respecté.

Quand celle-ci sera-t-elle votée, et dans quelles conditions ?

Enfin, la place des ressources propres conférées aux collectivités locales pour mettre en œuvre ce projet de loi est-elle conforme aux intentions constitutionnelles ? Nous ne le pensons pas.

Comment s’étonner, et ce sera ma conclusion, que le gouvernement demeure dans le flou pour ce qui est des moyens financiers du transfert de responsabilités. L’objectif réel affirmé par MM. RAFFARIN et LAMBERT, l’automne dernier, c’est d’utiliser la décentralisation libérale pour faire des économies. Comment ne pas comprendre l’inquiétude des élus locaux de tous bords quand ils constatent le délestage massif dont ils sont les premières victimes fiscalement et politiquement ?

C’est à eux que reviendra le privilège d’annoncer à leurs concitoyens la hausse de la fiscalité, la réduction des dépenses publiques, la suppression ou la privatisation des services publics, faute de moyens.

A une stratégie historique de libéralisation des institutions françaises, s’ajoute désormais un objectif immédiat de réduction de la dépense publique.

Notre responsabilité est de faire face à cette offensive sans précédent contre des acquis historiques. Par cette analyse de l’inconstitutionnalité du projet, j’ai souhaité éveiller la vigilance critique de la Haute Assemblée et alerter nos collègues élus locaux, les acteurs sociaux et nos concitoyens.

Nous proposons donc au Sénat de voter cette motion pour qu’enfin soient réhabilitées, et non pas remises en cause, mais au contraire promues les trois valeurs fondamentales de la République, la liberté, l’égalité, la fraternité, auxquelles il faut ajouter cette valeur qui est devenue essentielle pour notre société, celle qu’est la justice.

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