Monsieur Le Président,
Monsieur Le Ministre,
Mes chers collègues,
Le groupe des sénateurs communistes, républicains et citoyens s’est opposé, dès le 28 octobre 2002 à la loi constitutionnelle annonciatrice du morcellement de la République.
Notre détermination s’est trouvée confortée au fil des mois par les prises de conscience douloureuses des élus locaux, des salariés, des citoyens et, il faut bien le dire, par votre propre détermination à poursuivre coûte que coûte votre "pseudo-décentralisation". Le Premier ministre du précédent gouvernement en avait fait "sa" réforme clé.
Clé en effet d’une politique libérale totalement revendiquée, dont l’objectif est d’opérer de vastes transferts d’activités publiques rentables vers le privé et de diminuer considérablement les dépenses publiques.
Baisse des impôts pour les plus riches, privatisations et destructuration des grands services publics nationaux vont de pair ! Le Premier ministre persiste.
Pourtant, de l’eau a coulé sous les ponts depuis 2002. Alors que le Gouvernement prétend présenter un texte voulu et attendu par les collectivités locales, le résultat des élections régionales démontrent au contraire le désaveu au niveau local de la politique gouvernementale.
Rarement un Gouvernement aura montré un tel mépris des urnes : refusant de voir dans la sanction électorale du printemps un rejet massif des électeurs au plan national, mais ne tirant pas non plus les conséquences au niveau local.
Dans chacun des secteurs concernés par cette loi - école, transports, santé, action sociale, équipement…, les élus locaux, les salariés, bref, les citoyens constatent peu à peu l’abandon de politique nationale.
Il faut dire et répéter sans cesse quelle est la logique profonde qui préside au projet de loi relatif aux "responsabilités locales" et qui peut se résumer en trois éléments :
- Un objectif : le désengagement financier et politique de l’Etat, sans véritable contrepartie ni sans garantie d’égalité,
- Une méthode : la mise en compétition, "à la libérale", des territoires,
- Une caution démocratique : la proximité, en forme de slogan publicitaire, depuis le discours de politique générale du 3 juillet 2002.
Franchement, de proximité, parlons-en ! La proximité, c’est - cela devrait-être ! - rapprocher les citoyens des centres de décisions. Mais pour que ce rapprochement s’opère, encore faut-il que les centres de décisions soient identifiés et identifiables. Or, tout dans le présent projet de loi concourt à une extraordinaire complexification des différents échelons institutionnels qui s’enchevêtrent les uns aux autres, dans une architecture complexe et protéiforme au gré de la mise en œuvre des systèmes d’expérimentation.
C’est ainsi qu’en en fait de responsabilités qu’on assiste à une confusion ultime qui confine à la dilution totale de ces responsabilités.
Comment le citoyen pourrait-il s’y retrouver alors que les parlementaires et les chercheurs eux-mêmes s’y perdent ? Comment espérer de fait aboutir à ce rapprochement alors que ce mécano d’ensemble rebute le plus aguerri ?
Plutôt que de rapprochement, il est à craindre qu’on assiste à une nouvelle désaffection de nos concitoyens à l’égard de l’action politique, non pas tant du fait de l’éloignement géographique mais de la méconnaissance du lieu réel de décision.
Comme le disait un de mes collègues en première lecture : "avant le centre était trop éloigné. Demain il aura disparu. Il sera partout et nulle part !"
L’Etat se délocalise ! Tel est le second enseignement qu’il faut tirer du présent texte qui choisit comme méthode la mise en compétition des territoires, avec comme idée directrice : ce que l’Etat fait mal, ou ne peut (ne veut ?) plus faire, les collectivités concurrentielles le feront mieux.
La transposition dans la sphère étatique de cette croyance fondamentale de l’idéologie libérable a de quoi inquiéter : la concurrence, les citoyens en ont une expérience instructive (?) dans les entreprises délocalisées : Lu, Michelin, Lustucru, Neslé etc…
Et bien la compétition entre les territoires, il faut le dire, induira une hiérarchie inévitable - et laissera un peu plus au bord de la route les plus démunis. Elle aura pour conséquence prévisible de creuser le fossé entre les régions, les départements, les communautés ou les communes à fort potentiel économique et les autres.
Aujourd’hui, il n’y a pas d’égalité mais l’égalité est un objectif, demain elle ne le sera plus. La mise en compétition des territoires est en effet en relation directe avec le démantèlement des services publics, garants du principe d’égalité.
A la veille de l’ouverture à la privatisation d’EDF, comment passer sous silence la remise en cause de la loi de 1946 qui faisant de l’électricité et du gaz des produits de première nécessité, assurait tant l’égalité d’accès des usagers que le principe de la continuité, notamment territoriale : avec cette pré-privatisation, que deviendront ces principes ? Le désenclavement des zones rurales, pas toujours électrifiées, constituera-t-il toujours une exigence ? Que deviendra la notion de service public alors que la péréquation financière volera en éclats ?
Comment ne pas également penser au domaine de la santé, alors que le financement de la politique de santé par les régions ne pourra que créer les conditions d’une inégalité renforcée ? Comment ne pas évoquer la politique de lutte contre les exclusions alors que le désengagement de l’Etat sur le terrain de l’AME ou du logement aboutit à déléguer aux collectivités locales la gestion du problème ?
Comment ne pas comprendre l’inquiétude des intermittents quand la survie de leur statut risque de ne tenir à l’investissement culturel des collectivités locales ?
Certes, l’égalité n’est pas l’uniformité et la sauvegarde de l’identité des territoires est absolument nécessaire : comment ne pourrions-nous dire le contraire alors que notre groupe déposait dès 1977 une proposition de loi qui encourageait l’essor des régions ? Comment pourrions-nous plaider pour une uniformisation alors que nous défendons sans cesse la diversité culturelle des régions, qui fonde le principe même d’exception culturelle ?
Mais ce qui nous sépare profondément, c’est notre attachement aux valeurs de 1789 qui trouve sa traduction directe dans l’article IV de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen : "la loi doit être la même pour tous".
A la relecture des débats de première lecture, j’ai été, je dois dire avoir été consternée par les propos en réponse de nos collègues de la majorité sénatoriale : M. Fourcade, estimait qu’il avait été "beaucoup question de 1789 et 1946" et s’est déclaré "gêné par cette espèce de rétroviseur sur le passé" ; quant à notre éminent collègue de la commission des lois, monsieur Gélard, il s’est déclaré, un peu rapidement peut-être, peu concerné par les décisions du Conseil d’Etat, oubliant sans doute que les principes généraux du droit qu’il a eu à cœur de dégager, rejoignent bien souvent les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République qui sont la boussole du Conseil constitutionnel !
On a, en tous cas, une bonne mesure de l’attachement de notre collègues aux valeurs de la République ! Si, mes chers collègues, il est ringard de se réclamer des principes de 1789 alors oui, mes chers collègues, je me revendique comme telle !
Alors que le désengagement de l’Etat devient ainsi un objectif en soi, on aurait tord de penser qu’il peut être provisoire.
Comment ne pas être particulièrement inquiets, et nous ne sommes pas les seuls, quand la "viabilité" financière de ces transferts de charges n’est pas assurée.
Il y a peu de temps, nous avons adopté ici un projet de loi relatif à la modernisation de la sécurité civile.
Sur l’ensemble des bancs, nous avons pu ressentir une inquiétude partagée des élus quant au poids financier que représente, pour les départements le financement des SDIS (Services départementaux d’incendie et de secours), dans un contexte de désengagement de l’Etat et s’agissant pourtant d’un de ses pouvoirs régaliens !
Et là, à nouveau, le Gouvernement nous a sorti la recette miracle et passe-partout du transfert de la taxe sur les compagnies d’assurance, qui, décidément, permettra de financer beaucoup de choses !
Là où les élus vous demandent, légitimement, des garanties de moyens, vous leur répondez "autonomie". La loi constitutionnelle du 28 mars 2003, qui prévoit que les ressources propres constitue une part déterminante, et les éléments donnés par la loi organique sur l’autonomie financière des collectivités locales, dont nous avons eu à débattre au début de ce moi n’apportent aucun élément de réponse sur ce point. Il ne lève aucune des hypothèques sur le sort de la taxe professionnelle, non plus que sur les conditions du transfert de la TIPP.
Là où les collectivités locales vous questionnent sur le risque d’inégalités renforcées, vous leur répondez "autonomie et péréquation" alors que le très récent rapport de Jean François-Poncet sur les mécanismes de péréquation nous démontre au contraire que les mécanismes actuels de péréquation ont contribué à renforcer les inégalités entre collectivités locales pauvres et les collectivités riches "au point de créer une véritable fracture territoriale", selon son auteur.
Rien dans le texte sur l’autonomie financière n’est venu pour répondre à cet enjeu de lutte contre les inégalités, alors que, toujours pour citer Jean François-Poncet, cet écart - évalué de un à six entre les départements et régions pauvres et ceux les mieux pourvus "s’accroître encore si la nouvelle étape de la décentralisation ne s’accompagne pas d’une péréquation véritable".
Loin du "cadre durable et de confiance" que vous prétendez offrir aux collectivités locales, monsieur le ministre, les sénateurs du groupe communiste, républicain et citoyen du Sénat ne peuvent que constater un zone floue, quand ce n’est pas le trou noir, que aboutit à méconnaître profondément le principe de l’obligation de compensation des charges supplémentaire du fait des transferts de compétence.
C’est ainsi le spectre d’une explosion de la fiscalité locale qui se précise.
De débat véritable sur l’avenir de la décentralisation il ne peut y avoir dans de telles conditions. C’est pourquoi, comme en première lecture, nous ne pouvons que nous demander le rejet de ce texte par notre assemblée.