Monsieur le Président,
Monsieur le Ministre,
Mes cher-e-s collègues,
Il y a tout juste un an, dans le débat sur la loi constitutionnelle, nous disions qu’avec ce texte, nous n’allions pas vers la décentralisation moderne et rénovée, mais vers une forme concurrentielle de multi-fédéralisme. Le gouvernement n’a pourtant eu de cesse de faire voter son projet de loi dans la précipitation, refusant le référendum promis par le Président Chirac.
Le texte dont nous entamons aujourd’hui la discussion confirme, hélas, combien nous avions raison. Ce n’est pas une décentralisation que vous nous proposez, Monsieur le Ministre. C’est un éclatement des services publics, une mise en cause de l’égalité de citoyens et des solidarités. Je note d’ailleurs avec intérêt que la dénomination du projet de loi ne fait plus référence à la « décentralisation », mais aux « responsabilités locales ».
Mais l’exercice de ces « responsabilités locales » fait naître des craintes auprès des élus locaux, de toutes sensibilités, car ils craignent fort légitimement de ne pouvoir faire face aux transferts de compétences, surtout qu’aucune réforme de la fiscalité n’est seulement envisagée. Vous ne les rassurez pas, Monsieur le Ministre (Devedjian ??), lorsque répondant à un journaliste du Parisien qui vous demande ce qui se passera si Bruxelles refuse le transfert d’une part de la TIPP vous lancez : « alors on verra » !
Quant aux salariés, aux citoyens, ils furent extrêmement nombreux à exprimer leur désaccord avec votre projet, en manifestant, en faisant grève ou en apportant leur soutien aux actions.
Ils ont raison, les enseignants, l’ensemble des membres de la communauté éducative de refuser le transfert des 90 000 TOS, premier fragment du démantèlement de l’Education Nationale de redouter une mise en concurrence des collèges et des lycées, d’autant plus que la réforme de l’université comme les menaces de suppression à terme de l’école maternelle par l’Etat vont dans le même sens : tout l’édifice subira le séisme ; mais une vrai réforme de l’école : point.
Ils ont raison, les personnels de l’Equipement, qui ont à nouveau manifesté dans l’unité le 9 octobre dernier leur opposition à tout transfert de compétences et de personnel dans leurs secteurs d’activité. Ce faisant, ils défendent un statut déjà mis à mal par les baisses successives du nombre des postes. Ils défendent l’unicité du service public, sa cohérence, sa gratuité. Ils agissent contre l’abandon ou la privatisation de leurs missions. On peut par exemple s’attendre, de la part des départements qui ne pourront pas financer l’exploitation, l’entretien et la réhabilitation du réseau national soit à un ralentissement des programmes routiers, soit à la multiplication des péages permis par le projet de loi. Une conception de l’utilisateur-payeur qui marque un choix de société qui n’est pas le nôtre.
Ils ont eu raison, les électeurs corses qui ont dit « non » lors du référendum organisé durant l’été. En choisissant la démocratie dans le cadre d’une République moderne, en refusant un modèle fondé sur le libéralisme et le séparatisme, ils ont infligé un échec cinglant au gouvernement.
Ces inquiétudes et oppositions ont conduit le gouvernement à quelques reculs et à un peu moins de précipitation dans la mise en œuvre ses projets. Mais il n’en reste pas moins qu’il persiste à appliquer des dispositions qui auront des conséquences dont l’ampleur se mesure mal, mais qui seront, à n’en pas douter, désastreuses pour nos concitoyens et pour le développement de notre pays.
Ce que contient ce texte, c’est un ensemble de dispositions qui visent à structurer une société marchande entièrement guidée par les principes ultra-libéraux chers au Medef, une société où la santé, l’éducation, la culture… -autant de marchés potentiels extrêmement juteux- sont des produits qu’on vend et qu’on achète. En conformité avec les directives de l’OMC et de l’AGCS , dont, je le rappelle, les règles s’imposent à tous les échelons de la société, et donc aux collectivités territoriales.
C’est d’ailleurs cette même orientation qui prévaut dans le projet de constitution européenne ; n’est-il pas mentionné, dès l’article 3, « un marché unique où la concurrence est libre et non faussée » ?
Mais nous-même les politiques, n’aurions-nous pas à fausser les règles du jeu de la finance ?
Le projet de loi qui nous est soumis a pour but de répondre aux normes du pacte de stabilité, en diminuant d’une manière drastique les dépenses publiques, l’Etat se défaussant sur les collectivités locales. La hausse moyenne des impôts départementaux de 4 % cette année témoigne pourtant des risques d’une telle politique.
Répondant aux injonctions libérales européennes, ce texte organise un paysage institutionnel qui favorise la région, tandis que départements ne résisteront pas à l’afflux de charges auxquelles ils devront faire face, et sur lesquelles ils pèseront peu. Comme pour le transfert du RMI, sans doute applicable dès le 1er janvier prochain, dans une totale impréparation, source de contradictions et de blocages, et alors que les nouvelles dispositions sur l’ASS vont encore accentuer l’exclusion des demandeurs d’emploi et, à terme, leur rejet vers les dispositifs décentralisés. Ce sont les départements dont les populations sont le plus en difficulté qui devront supporter le coût le plus élevé. Un coût qui sera d’autant plus lourd sur les familles que les collectivités se verront supprimer toute marge de manœuvre et tout moyen de développement.
Et, alors que le mouvement des personnels de la médecine scolaire avait contraint le gouvernement à reculer devant ce transfert, un amendement de la Commission des Affaires culturelles le réintroduit. C’est inconcevable !
Quant aux communes, elles sont pratiquement absentes du texte, au profit de leurs regroupements. Les possibilités de fusions d’EPCI, alliées à de nouveaux transferts de compétences en faveur de ces derniers, vont faire naître des ensembles d’une taille et d’une puissance telles que c’est l’existence même des communes qui est menacée. Pourtant, nos concitoyennes et nos concitoyens sont extrêmement attachés à l’échelon local, celui qu’ils connaissent le mieux : la plus petite entité territoriale.
Pour nous, il ne peut y avoir de décentralisation qui ne soit porteuse de nouveaux droits pour les collectivités et les habitants, qui ne soit porteuse de nouvelles ambitions pour le service public. Une décentralisation réellement démocratique, avec des moyens financiers à la hauteur de la réponse aux besoins des populations.
Ce texte, au contraire, remet en cause des missions essentielles de l’Etat qui concernent l’égal accès des citoyens aux droits les plus fondamentaux ; il va faire éclater, je le disais, toutes les solidarités qui fondent notre société. Le service public apparaît archaïque et avec cette notion nouvelle de service universel, appellation trompeuse, le texte, sournoisement, met en place un service public minimal.
Il y a sur ce point une grande cohérence entre ce projet de loi et toutes les dispositions que le gouvernement met en œuvre, avec l’appui de la majorité parlementaire. C’est une politique de plus en plus libérale, de plus en plus inhumaine -mais l’humain compte-t-il quand il est question de profits ?- qu’il développe : multiplication des licenciements et des plans de restructuration dans le public et dans le privé, privatisations -comme ici-même la semaine dernière celle de France-Telecom- régression sociale comme dans le domaine des retraites, de la protection sociale, de la santé, de la culture, en référence aux intermittents du spectacle…
Le gouvernement amoindrit l’offre de services publics en réduisant de moitié le nombre de succursales de la Banque de France, en supprimant 11 000 bureaux de poste sur 17 000 et en les remplaçant par des « points de contact » en partie à la charge des collectivités territoriales… A quoi continuent de s’ajouter les fermetures de classes et d’hôpitaux, restructuration des trésoreries…
Ce sont des pans entiers du service public et de la responsabilité publique qui sont menacés de disparition par le projet de loi sur les responsabilités locales. J’ai évoqué l’éducation et les routes nationales. Je pourrais aussi parler du logement. Alors que notre pays vit une de ses crises les plus graves en la matière, les aides de l’Etat sont en régression constante, et cela va s’aggraver : pour un département comme le Val-de-Marne, le coût supplémentaire des aides à la pierre issue de l’application du projet de loi sera de 30 à 35 millions d’€uros par an. Comment, dans ces conditions, assurer ce qui est, comme viennent de le rappeler vingt-sept associations dans une plate-forme commune, un droit fondamental ?
Pourtant, les conséquences dramatiques de la canicule ont montré les limites à ne pas franchir dans le désengagement de l’Etat, dans l’affaiblissement de ses missions. De même, les terribles incendies de l’été ont démontré l’exigence d’une capacité d’intervention que seul l’Etat peut permettre. Et personne n’a oublié la tempête de 1999.
C’est cette capacité d’intervention de l’Etat qui peut garantir que ne soit pas encore accrues les inégalités entre les territoires, non pas une régionalisation libérale. C’est pourquoi la logique du texte et des financements ne feront qu’accentuer les déséquilibres. Et cela ne saurait se résoudre par une simple solidarité entre les régions dites « riches », et celles dites « pauvres ». Car, si l’Ile-de-France, pour ne prendre que cet exemple, crée près d’1/3 de la richesse produite en France, elle possède des pôles de très grande pauvreté, avec des besoins énormes en matière sociale, d’équipements, de développement des services publics auxquels il faudra bien continuer de répondre.
Il est urgent de débattre de la question des moyens financiers, de la réforme de la fiscalité à mettre en œuvre en accompagnement ; il est urgent de rechercher de nouvelles pistes de financement, comme les revenus financiers des entreprises.
Parce que rien de tout cela n’est prévu, ce texte favorisera la concurrence entre les territoires, entre les collectivités territoriales, alors que c’est de coopérations qu’il devrait s’agir : coopérations intercommunales, interdépartementales, interrégionales. Avec en toile de fond deux préoccupations : la réponse aux besoins des habitants et la démocratie.
Une démocratie particulièrement absente du texte et de son élaboration, alors pourtant qu’il nous est répété sans cesse qu’il s’agit de rapprocher la décision des citoyens.
Ce projet a été élaboré sans qu’il y ait eu de véritable négociation avec les organisations syndicales, que ce soit sur le contenu des compétences transférées ou sur les missions et statuts des personnels. Ces derniers n’ont aucune garantie que soit maintenue leur mission, susceptible de disparaître avec le service lui-même, avec sa privatisation. De plus, les salariés et leurs représentants sont particulièrement absents de ce projet. Aucun pouvoir nouveau d’intervention ne leur est donné.
Quant aux élus des collectivités territoriales, c’est bien souvent par la presse qu’ils ont été informés des intentions gouvernementales. Ils n’ont pas été écoutés ni entendus sur les effets concrets des choix contenus dans ce texte pour les habitants. Aujourd’hui, des élus départementaux vous demandent le report de la décentralisation du RMI : allez-vous les entendre, Monsieur le Ministre ?
Rien non plus dans le contenu du texte ne permet d’envisager une quelconque avancée de la démocratie participative, qu’il est pourtant urgent de développer. Vous continuez à rejeter une part importante des habitants, parce que sujets non communautaires et donc non électeurs. Pourtant, ces étrangers qui vivent souvent depuis longtemps dans nos communes contribuent à la vie économique, sociale, citoyenne.
La réalité, c’est que, vous appuyant sur cette légitime aspiration des citoyens à participer aux décisions, sur la nécessité objective de démocratisation des institutions, vous proposez un projet fallacieux qui a comme sens de remodeler toute la société pour satisfaire à vos objectifs ultralibéraux.
En affaiblissant l’Etat dans ses fonctions de solidarité, de régulation et de services aux populations, en remettant en cause les cadres collectifs, ce texte marque la volonté gouvernementale de se débarrasser des acquis de la Libération, afin d’imposer l’individualisme et la concurrence pour le seul profit du capital.
L’opportunité de nouveaux transferts, Monsieur le Ministre, doit s’apprécier à l’aune du progrès qu’ils apportent aux citoyens, dans le respect de l’égalité, de la cohésion nationale et dans le cadre d’une politique solidaire.
Ici, il n’en est rien. Bien au contraire. Ce texte va aggraver considérablement la vie de nos concitoyens, par le démembrement des services publics, par un affaiblissement du politique qui abdique face aux marchés financiers.
C’est pourquoi, allez-vous, mes cher-e-s collègues, accepter de voter en faveur d’un texte dont vous savez, parce que beaucoup d’entre vous sont des élus locaux, ne pas pouvoir assumer les conséquences financières ?
Parce qu’ils ont une toute autre vision de ce qu’est une décentralisation, les sénatrices et sénateurs de mon groupe, quant à eux, s’y opposeront résolument et démontreront, dans le débat, que ce texte ne comporte pas l’once d’un début de décentralisation, contrairement à ce qui nous est affirmé depuis un an comme une évidence.