Monsieur le président, le groupe de travail sénatorial que vous avez mis en place en octobre dernier pour préparer la réforme du règlement dont nous débattons aujourd’hui a travaillé sérieusement. Cela ne fait aucun doute, et je peux, à cet égard, confirmer les propos de ceux qui m’ont précédée à la tribune ; cependant, je le précise, cela ne vaut pas consensus sur le résultat.
Le règlement procède de la révision constitutionnelle et de la loi organique du 15 avril 2009, contre lesquelles nous avons voté parce que nous contestons l’idée que leur contenu renforce le rôle du Parlement.
Le débat sur la loi organique a été tout à fait significatif. La majorité UMP a fait le choix d’inscrire dans la loi organique la possible limitation a priori du débat public au Parlement, avec le « crédit-temps », et ce alors même que le groupe de travail du Sénat ne retenait pas cette disposition pour son propre règlement !
L’Assemblée nationale, quant à elle, a bien inscrit cette disposition dans son règlement. D’ailleurs, le débat à l’Assemblée nationale a pris une bien curieuse tournure, si l’on en croit les échanges dont le règlement de l’Assemblée nationale a été l’objet à l’intérieur même de la majorité. Le président de l’Assemblée nationale en est venu à défendre un équilibre. S’agit-il d’un équilibre entre majorité et opposition, d’un équilibre entre exécutif et majorité ou d’un équilibre entre exécutif et Parlement ? Chacun peut interpréter. Dans le même temps, le président du groupe UMP lui oppose le fait majoritaire et le refus de toute inflexion du « crédit-temps ». Comme Xavier Bertrand, aujourd’hui secrétaire général de l’UMP, rappelle que la légitimité de la majorité parlementaire - surtout celle des députés, précise-t-il - procède du Président de la République, la boucle est bouclée !
Cela confirme encore une fois que la révision constitutionnelle et la pratique, qui l’a d’ailleurs précédée et inspirée, nous conduisent à une situation très préoccupante : un pouvoir exécutif concentré entre les mains du Président de la République, chef de la majorité et du parti majoritaire de la majorité, omnipotent et omniprésent ; un Parlement largement réduit aux bavardages.
M. Alain Dufaut. Qui bavarde ?
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. En effet, le Parlement peut, en dehors de la discussion des projets de loi, débattre de sujets, créer des missions ; les parlementaires passent ainsi beaucoup de temps en commissions que le Gouvernement supervise. C’est l’inspection des travaux finis par des contrôles multiples sans véritable suite !
En même temps, il ne se passe pas une semaine sans que le Président de la République annonce de nouvelles dispositions, au rythme des faits divers, des échéances électorales et des variations de sa cote de popularité. Il crée des commissions ad hoc, missionne telle ou telle personnalité de son choix, tandis que le Parlement étudie éventuellement la question avec sa propre mission pour préparer ou « tester » - c’est le testing présidentiel - l’opinion et voir comment « faire passer » !
Le projet de loi sur la sécurité intérieure adopté vendredi dernier en conseil des ministres n’est-il pas le treizième du genre depuis 2002 ?
« Trop de loi tue la loi », chaque sénateur a dû le dire au moins une fois dans sa vie parlementaire ; M. le rapporteur ne vient-t-il pas de le proclamer à nouveau. Mais vous continuez, tel un troupeau au bord du précipice...
L’inflation législative génère l’utilisation à répétition de la procédure d’urgence, devenue « accélérée », procédure que nous critiquons, pour ce qui nous concerne, depuis 1958.
Ainsi, était-il sérieux de déclarer et maintenir l’urgence sur la loi pénitentiaire votée ici en 2009 et pas encore inscrite à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale ?
Est-il sérieux de maintenir l’urgence sur le projet de loi portant réforme de l’hôpital, privant l’Assemblée nationale, élue au suffrage universel direct, de l’examen d’un texte réécrit de manière importante, même si le Gouvernement a repris les choses en mains, comme le dit si élégamment à l’égard du Sénat M. Accoyer ?
Il faut également rappeler que, en cas de procédure accélérée, l’une des rares avancées de la révision constitutionnelle, un délai obligatoire entre le dépôt d’un projet de loi et son examen en séance publique, n’est plus applicable.
Mêmes causes, mêmes effets sur le « fameux » partage de l’ordre du jour. Nous en voyons les premiers résultats : soit on accepte un débat étriqué sur les projets de loi d’origine gouvernementale, le Parlement ne disposant pas du temps nécessaire pour jouer son rôle de législateur, soit il cède son ordre du jour au Gouvernement, comme cela s’est produit à plusieurs reprises à l’Assemblée nationale et comme cela a lieu en ce moment même au Sénat, avec le projet de loi portant réforme de l’hôpital.
Monsieur le président, il n’était pas sérieux d’annoncer cette nouvelle répartition de l’ordre du jour sans s’affranchir de l’inflation législative du Gouvernement qui, non seulement en rend le respect peu crédible, mais « recycle » les projets de loi en propositions de la majorité.
Je note évidemment que la commission des lois a rejeté notre amendement tendant à interdire que la répartition de l’ordre du jour puisse être modifiée en cours de route. M. le rapporteur a affirmé que ce n’était pas anticonstitutionnel, sous-entendant que nos amendements, eux, présentaient forcément ce caractère.
Autre pilier de la révision constitutionnelle, l’orientation vers la commission du débat parlementaire.
Nous avons exprimé clairement et sans hésitation notre opposition à cette évolution. Le travail en commission, présenté comme la quintessence du travail parlementaire, revêt à nos yeux deux défauts majeurs : l’absence de transparence et la minoration du pluralisme.
Ces défauts mettent en valeur deux qualités, tout aussi importantes, de la séance publique : la transparence et un cadre adapté à l’expression du pluralisme.
Les premières semaines d’application de la révision constitutionnelle, depuis le 1er mars, débouchent sur un premier constat : pour faire fonctionner le nouveau système, il faut, soit appliquer la réduction du droit d’amendement et du débat public, voie choisie par l’Assemblée nationale, soit accepter une certaine confusion entre le travail en commission et les débats en séance publique.
La présence des ministres au cours des délibérations et du vote en commission - vous l’avez acceptée, bien que vous y soyez opposés - ne fait qu’aggraver une véritable confusion des pouvoirs. Cela mériterait un plus ample débat sur le respect de la séparation des pouvoirs.
Je note que la commission des lois a refusé notre amendement tendant à limiter cette co-élaboration entre ministres et parlementaires au sein des commissions, qui ne serait donc pas, selon elle, anticonstitutionnelle.
Monsieur le président, nous ne méconnaissons pas le parti pris, au Sénat, de tempérer le « fait majoritaire ». L’existence aujourd’hui, dans cette assemblée, d’une majorité relative de l’UMP n’y est sans doute pas pour rien ! Mais qui peut croire un instant que le Sénat, qui va décider de ne pas appliquer le « crédit-temps », ce qui est en soi une bonne chose, pourra continuer longtemps à débattre de manière plus démocratique et approfondie, alors que l’Assemblée nationale sera en permanence sous le coup du « 49-3 parlementaire » - selon les termes que j’ai employés au moment de la révision constitutionnelle -, c’est-à-dire la limitation du temps de parole global par la conférence des présidents.
J’espère me tromper en discernant un prétexte, dans l’attitude de la majorité sénatoriale, pour mieux valider la fin du débat démocratique dans l’assemblée qui a le dernier mot.
Monsieur le président, nous avons approuvé des modifications du règlement, discutées au sein du comité sénatorial, qui donnaient légalité au pluralisme en officialisant l’application de la proportionnelle dans les bureaux des commissions, les organismes extraparlementaires ou la conférence des présidents et en donnant quelque reconnaissance aux groupes en application de l’article 51-1 de la Constitution que nous avions défendu.
Mais ces avancées sont très modestes et, en quelque sorte, habilement contraintes.
Ainsi, la commission des lois a refusé qu’une demande de discussion immédiate puisse être remise par un groupe, au lieu d’un nombre de sénateurs fixé à trente, comme la majorité avait refusé que le Conseil constitutionnel puisse être saisi par un groupe.
La commission a aussi refusé notre amendement tendant à inscrire le principe d’un vice-président ou questeur par groupe, ce qui conforterait la reconnaissance de chaque groupe, en nous opposant qu’il pourrait y avoir douze groupes.
M. Patrice Gélard, rapporteur. Non, vingt-deux !
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. D’un point de vue arithmétique, ce refus peut se comprendre. C’est plus difficile sur le plan politique !
Par ailleurs, en refusant notre amendement tendant à rendre impossible le cumul « d’avantages » de la majorité - la présidence des commissions - et de l’opposition - par exemple l’initiative mensuelle - aux groupes minoritaires qui ne se déclarent ni de l’une ni de l’autre, la commission entretient une confusion regrettable.
J’observe aussi que la commission a rejeté deux amendements de mon groupe sur des points qui semblaient faire accord dans le groupe de travail préliminaire.
Le premier visait à prévoir que les débats de procédure - motions tendant à opposer la question préalable ou l’exception d’irrecevabilité, et motions tendant au renvoi à la commission - aient lieu avant la discussion générale, comme c’est le cas à l’Assemblée nationale. Tout le monde ici semblait considérer comme absurde que les motions de procédure interviennent après la clôture de la discussion générale. Notre amendement n’a pourtant pas été retenu.
Le second amendement visait à modifier la vérification du quorum en permettant que cette demande de quorum soit possible pour un groupe - cela aurait été logique avec la reconnaissance des groupes -, et, surtout, en la rendant plus effective qu’elle ne l’est aujourd’hui.
Pour conclure, je dirai que le Sénat, où l’alternance n’a jusqu’ici jamais existée, a une longue expérience du fait majoritaire et de la rationalisation des débats par la majorité elle-même.
Le règlement était déjà bien organisé pour assurer à la majorité une parfaite maîtrise du débat, les demandes de suspension de séance et de quorum étant beaucoup plus difficiles à obtenir qu’à l’Assemblée nationale. Le temps de parole sur les motions de procédure était également beaucoup plus court.
Ceux qui ont déjà passé quelques années dans cet hémicycle savent que les irrecevabilités étaient facilement utilisées pour supprimer de nombreux amendements en cas de discussion tendue. À ce sujet, nombre d’entre vous se rappelleront, comme moi, des débats sur les retraites qui eurent lieu ²en 2003.
Dans le contexte actuel des rapports de force au Sénat, la réforme qui nous est proposée aujourd’hui se veut moins contraignante pour le débat qu’à l’Assemblée nationale.
Elle ne s’inscrit pas moins dans cette logique de rationalisation du travail parlementaire typiquement sénatoriale depuis plus de vingt ans et que la révision de 2008 a maintenant constitutionnalisée.
L’extension du domaine des irrecevabilités parlementaires, en matière financière ou constitutionnelle, la réduction du temps de parole répondent à l’objectif du Président de la République - et sans doute de sa majorité - de réduire le débat démocratique, le débat pluraliste, et à une tendance bipartiste des institutions, alors que le bipartisme est loin d’être une réalité politique.
Nous voterons donc contre cette réforme du règlement, car elle s’inscrit pleinement dans une révision constitutionnelle que nous réfutons. J’ajoute que nous n’acceptons pas non plus l’éventuelle répartition des rôles entre l’Assemblée nationale et le Sénat, où seuls les « Sages » pourraient débattre à volonté, la chambre émanant du suffrage universel étant bâillonnée.
Nous espérons, monsieur le président, qu’un constat du danger que fait courir la loi constitutionnelle de juillet dernier à l’équilibre républicain sera rapidement établi. Il faudra y remédier sans tarder.