Monsieur le Président,
Monsieur le Garde des Sceaux,
Mes chers collègues,
Hélas, il a fallu le drame judiciaire d’Outreau pour que la population, prise à témoin malgré elle, s’intéresse à la justice.
Nous aurions pu penser que ce serait l’occasion de mener un grand débat citoyen : il n’en est rien.
Nous le regrettons d’autant plus que notre position en faveur de toutes les mesures renforçant et garantissant les droits de la défense est constante. Sur ce point, notre déception est grande car les projets de loi qui nous sont présentés sont bien timides.
Pourtant, un travail colossal a été effectué par la commission d’enquête parlementaire créée après le retentissant procès d’Outreau : 221 personnes furent auditionnées pendant près de 200 heures, 6 000 pièces du dossier furent analysées.
Elle a ainsi pu dresser l’inventaire des dysfonctionnements de la machine judiciaire qui a conduit au résultat que nous connaissons. Mais surtout, elle a présenté des propositions, 80 au total, destinées notamment à rendre la procédure pénale plus contradictoire et plus collégiale, à mieux protéger les intérêts des enfants, à redéfinir le rôle des experts et à responsabiliser tant les magistrats que les médias.
Aujourd’hui, le Sénat va examiner deux projets de loi, présentés en urgence, l’un relatif au recrutement, à la formation et à la responsabilité des magistrats, l’autre relatif au renforcement de l’équilibre de la procédure pénale.
Ces deux textes constituent, selon vos propres termes monsieur le Garde des Sceaux, « une première étape » faisant suite aux travaux de la commission d’enquête parlementaire sur l’affaire dite d’Outreau, là où tout le monde attendait une grande réforme d’ampleur de la justice. Vous disiez, le 1er juin dernier, ne pas vouloir faire une « réforme bâclée » de la justice. C’est pourtant l’impression qui domine.
Tout d’abord, le gouvernement aurait dû s’engager dans une réflexion à long terme sur l’avenir de notre justice, sans occulter pour autant le contexte dans lequel eut lieu l’affaire d’Outreau.
En effet, depuis la campagne présidentielle de 2002, la logique sécuritaire et punitive domine en matière pénale, au détriment des libertés individuelles, des valeurs et principes démocratiques de notre droit pénal, tels que le droit à un procès équitable, la présomption d’innocence ou encore la culture du doute.
Largement entretenue et exploitée par le gouvernement, cette logique sécuritaire s’est traduite par une inflation de textes durcissant notre législation et procédure pénales : nous en avons examinés pas moins de deux par an en moyenne depuis 2002.
Et si la justice est aujourd’hui obligée de composer avec cet empilement de textes, elle ne dispose ni des moyens financiers ni des créations de postes nécessaires pour les appliquer sans que cela ait des répercussions sur les justiciables.
Dans ces conditions, le juge ne pèse pas bien lourd face à cet engrenage politique parfaitement relayé par les médias.
Ainsi, l’institution judiciaire s’est retrouvée confrontée à un choix de dupes : elle devait maintenir un innocent en prison plutôt que de laisser un coupable en liberté.
Est-ce un hasard si depuis 2001, le nombre de détentions provisoires et la population carcérale ont augmenté l’une et l’autre de 25 % ?
Est-ce un hasard également si, dans le dossier Outreau, le juge d’instruction, qui n’a fait que respecter les règles de droit et de procédure, n’a vu aucun de ses actes invalidé à la suite des recours exercés devant la chambre de l’instruction ?
Il conviendrait donc de remettre en question non seulement notre système pénal et judiciaire, mais également la direction que le gouvernement lui a fait prendre. La procédure pénale n’est certainement pas la seule en cause. L’idéologie avec laquelle elle est sans cesse modifiée et instrumentalisée l’est tout autant.
C’est pourquoi nous abordons cette réforme de la justice avec un regard circonspect. Nous attendions, compte tenu des remarques que je viens de formuler, une prise de recul de la part du gouvernement en matière d’inflation pénale. Malheureusement, le projet de loi relatif à la prévention de la délinquance démontre que celui-ci n’est pas encore prêt à abandonner toute idée de surenchère pénale.
Je l’ai dit également, nous attendions un texte ambitieux, qui reprenne en grande partie les propositions formulées par la commission d’enquête parlementaire. Nous ne pouvons que déplorer, entre autres, l’absence de réforme du Conseil Supérieur de la Magistrature, préalable indispensable à toute réforme sérieuse de la justice, de la carte judiciaire, ou encore de l’indépendance du parquet.
Le premier projet de loi est relatif au recrutement, à la formation et à la responsabilité des magistrats.
S’agissant de la formation, le projet de loi initial était, permettez-moi de le dire, assez décevant au regard de l’importance de la question de cette question.
Les dispositions présentées ne permettaient pas d’aboutir à un recrutement diversifié, pourtant nécessaire afin de remédier à l’uniformité sociale et culturelle de la magistrature.
De même, en termes de culture commune entre les magistrats et les avocats et d’échanges entre ces deux professions, le texte était bien silencieux.
L’Assemblée nationale a donc modifié l’orientation initiale du projet de loi. Tout en maintenant le principe du concours d’entrée à l’ENM, auquel nous sommes attachés, elle a élargi les possibilités de recrutement sur titre pour les auditeurs de justice et d’intégration directe pour les magistrats, prévues aux articles 1er B et 1er bis nouveaux.
L’autre point positif réside dans l’obligation -alors qu’actuellement ce n’est qu’une simple possibilité- d’effectuer, durant la scolarité à l’ENM et à titre bénévole, un stage d’une durée de 6 mois en tant que collaborateur d’un avocat inscrit à un barreau.
Enfin, s’il est également positif de prévoir que les magistrats seront soumis à une obligation de formation continue, il est fort probable que cette disposition reste lettre morte si elle n’est pas accompagnée des moyens financiers nécessaires pour la mettre en œuvre.
C’est d’ailleurs un des reproches que l’on peut formuler à la lecture de ce projet de loi, et notamment de ses dispositions relatives à la formation. Compte tenu de la faiblesse du budget de la justice, et du fait qu’aucune disposition financière ne vient accompagner ce texte, comment ne pas redouter que les intentions louables du gouvernement restent virtuelles ?
Néanmoins, et sous réserve de ces remarques, de telles dispositions méritent d’être approuvées.
Cependant, je regrette que la formation initiale à l’ENM ne soit pas plus ouverte aux sciences sociales et humaines. C’est d’ailleurs pour cette raison que nous avons déposé un amendement tendant à inscrire dans cette formation un enseignement de criminologie. Une des critiques formulées à la suite de l’affaire dite d’Outreau portait d’ailleurs sur ce point. Tout le monde s’est accordé à dire que si le juge d’instruction avait en effet scrupuleusement respecté la procédure pénale, il n’en avait pas moins manqué de sensibilité et de perspicacité lorsqu’il était confronté aux personnes mises en cause.
L’aspect « humain » n’est donc pas à négliger dans la phase de formation et dans les programmes pédagogiques des futurs magistrats. Nous espérons par conséquent que notre amendement retiendra toute votre attention.
Si les dispositions relatives à la formation emportent a priori notre adhésion, il n’en va pas de même concernant celles relatives à la discipline et à la responsabilité des magistrats.
Tout d’abord, je le répète, ces questions ne pouvaient, à nos yeux, être abordées qu’une fois la réforme du CSM engagée sinon adoptée. Une telle réforme aurait nécessairement conduit à une refonte du système d’évaluation des magistrats.
En l’espèce, le gouvernement procède de façon inverse. Il n’est pas question de réformer le CSM avant les échéances électorales. En revanche, il nous est proposé une nouvelle définition de la faute disciplinaire, qui n’est pas totalement satisfaisante. Je m’interroge tout d’abord sur l’opportunité de cette nouvelle formulation. Même si l’actuelle définition peut apparaître comme étant quelque peu désuète, elle n’empêche absolument pas le Conseil Supérieur de la Magistrature de sanctionner des magistrats en cas de faute commise dans l’exercice de leurs fonctions mais détachable de l’activité juridictionnelle.
En matière disciplinaire donc, la jurisprudence du CSM est bien établie et constitue une base solide en matière de sanction disciplinaire. Le CSM lui-même, dans une communication du 21 décembre 2006, rappelle ainsi « qu’il a contribué à la définition de la déontologie des magistrats par les décisions qu’il a rendues depuis quarante ans. [...] Ces décisions démontrent que les textes actuels permettent au Conseil, lorsqu’il est saisi, de se prononcer sur des situations extrêmement diverses, sans laisser en dehors du champ de la responsabilité disciplinaire l’activité et les carences des magistrats. »
Il ne faudrait donc pas d’une part, que la formulation retenue laisse à penser que l’ordonnance de 1958 ne permet aucune sanction et d’autre part, qu’une brèche soit ouverte dans la contestation des décisions de justice. Les voies de recours constituent la seule procédure pour contester une décision juridictionnelle. Nous tenons à ce que ce principe reste inchangé. La procédure disciplinaire ne doit en aucun cas être détournée de son objectif et permettre, même insidieusement de contester une décision de justice.
Si la rédaction proposée par la commission des lois en lieu et place de celle adoptée par l’Assemblée nationale est un peu plus claire, et afin d’éviter toute ambiguïté, nous souhaitons néanmoins prévoir que les décisions ayant été validées par les voies de recours soient explicitement exclues d’éventuelles poursuites disciplinaire.
Par ailleurs, s’agissant de la nouvelle sanction prévue à l’article 5, je ne peux qu’exprimer mon étonnement face à une telle disposition. Il est en effet prévu que la collégialité devienne une sanction disciplinaire applicable aux magistrats.
Une telle disposition ne peut qu’alimenter la dévalorisation de la collégialité, qui est pourtant le principe en matière pénale.
Enfin, et ce sera ma dernière observation sur le projet de loi relatif au recrutement, à la formation et à la responsabilité des magistrats, je regrette que le gouvernement ait fait le choix de réformer la loi relative au Médiateur au lieu de nous présenter un projet de loi constitutionnelle créant une saisine du CSM par les particuliers.
Nous ne sommes pas les seuls à réclamer cette réforme. Le CSM lui-même l’évoque, toujours dans sa communication du 21 décembre dernier. Je le cite : « Le Conseil supérieur de la magistrature propose d’ailleurs d’ouvrir à tout justiciable une voie de saisine directe de ses formations disciplinaires. »
Malheureusement, le gouvernement nous propose de faire du Médiateur l’interlocuteur des justiciables s’estimant victimes du comportement d’un magistrat. Ce nouveau dispositif pose deux problèmes.
Le premier problème concerne la notion de « comportement » d’un magistrat. Cette notion induit une très grande part de subjectivité, qui pourrait conduire à des procédures abusives de la part de justiciables mécontents de la décision rendue. Il vaudrait mieux, pour éviter toute dérive, se référer non pas au comportement du magistrat mais à un dysfonctionnement du service public de la justice, critère nettement plus objectif.
Le second problème réside dans le choix de la personne du Médiateur pour constituer un filtre des réclamations des justiciables. Selon l’article 6 quinquies, le Médiateur serait chargé de vérifier si la réclamation peut recevoir une qualification disciplinaire et, dans une telle hypothèse, de la transmettre au Garde des Sceaux. Le Garde des Sceaux a par la suite obligation de demander aux services compétents de procéder à une enquête.
A la lecture de cet article, nous voyons poindre le risque de transformation du Médiateur en une simple d’enregistrement des réclamations des justiciables. Par ailleurs, notre rapporteur a raison de parler de complexification de la procédure de saisine. Les justiciables peuvent déjà saisir le Garde des Sceaux et les chefs de Cour en cas de soupçon de faute disciplinaire d’un magistrat. Pourquoi ajouter le filtre du Médiateur, alors que cette nouvelle attribution ne rentre pas exactement dans ces compétences ?
Faute de mieux, il faudrait au moins que le Médiateur puisse saisir directement le CSM, comme nous le proposons. Sinon, créer ce nouveau filtre nous semble inutile.
J’en viens maintenant au projet de loi tendant à renforcer l’équilibre de la procédure pénale.
Le moins que l’on puisse dire est que le Gouvernement n’a pas fait preuve d’une grande audace ! Les propositions contenues dans ce projet de loi ne sont pas à la hauteur des enjeux révélés par l’affaire dite d’Outreau.
Je ne m’attarderai pas sur les pôles de l’instruction, même s’ils ne répondent que partiellement à la collégialité et ne remplacent pas une nécessaire réforme de la carte judiciaire.
S’agissant de la détention provisoire, nous regrettons la frilosité du Gouvernement. Nous pensions que, suite à l’affaire d’Outreau, celui-ci allait profondément bouleverser le régime de la détention provisoire, en limiter le recours et prévoir des délais butoirs. C’est d’ailleurs ce qui a été préconisé par la commission d’enquête parlementaire.
Le résultat est tout autre. L’article 3 ne modifie que très superficiellement l’article 144 du code de procédure pénale, et n’affirme pas assez fortement le caractère exceptionnel de la détention provisoire.
Le critère selon lequel le juge des libertés et de la détention peut placer ou maintenir une personne mise en examen en détention provisoire en cas de trouble à l’ordre public n’a pas complètement disparu. Or c’est bien ce critère qui pose problème et qui permet un recours abusif à la détention provisoire. Pourtant, le gouvernement maintient ce critère en matière criminelle et interdit seulement d’y recourir pour prolonger la détention provisoire en matière délictuelle.
Permettez-moi d’ailleurs de constater qu’il n’est absolument pas question du juge des libertés et de la détention dans ce projet de loi. Le débat, suite à l’affaire d’Outreau, s’est focalisé sur le juge d’instruction. Certes, celui-ci souffre souvent d’une grande solitude face à un dossier complexe. Mais en aucun cas il ne peut décider du placement en détention provisoire. La création du JLD par la loi du 15 juin 2000 relative à la présomption d’innocence servait d’ailleurs à cela : ne pas concentrer dans les mains d’un seul homme le pouvoir d’instruire et d’incarcérer.
Par conséquent, les excès du recours à la détention provisoire imposent le retour aux principes de la loi relative à la présomption d’innocence, dont le dispositif n’a cessé d’être détricoté par le gouvernement depuis 2002.
Toute référence à la notion d’ordre public doit également être définitivement écartée, cette notion étant bien trop vague. C’est d’ailleurs ce que nous proposons dans nos amendements relatifs à la détention provisoire.
Enfin, j’aborde à présent une des mesures phares de ce projet de loi : l’enregistrement audiovisuel des gardes à vue et des auditions chez le juge d’instruction.
Je regrette simplement que cet enregistrement audiovisuel soit le seul moyen trouvé par le Gouvernement pour renforcer le caractère contradictoire de la procédure pénale et garantir les droits de la défense, deux principes qui, je le rappelle, sont écornés depuis 2002.
L’article 6 prévoit donc que les interrogatoires des personnes gardées à vue en matière criminelle feront l’objet d’un enregistrement audiovisuel.
L’enregistrement audiovisuel prévu au stade de la garde à vue paraît justifié dès lors que l’avocat n’est pas présent dès le début et au long de la garde à vue. C’est pourquoi il est indispensable, afin d’éviter les dérives, de rétablir le droit à un avocat dès le début de la garde à vue. Il s’agit ainsi pour la défense d’être mieux informée afin d’agir suffisamment tôt sur l’orientation initiale de l’enquête, sur laquelle va se baser ensuite l’instruction.
L’enregistrement audiovisuel des auditions dans le cabinet du juge d’instruction n’apparaissait pas aussi nécessaire. Si un tel dispositif se trouve dans ce texte, c’est bien parce que le Ministre de l’intérieur l’a exigé en contrepartie de l’enregistrement audiovisuel des interrogatoires durant la garde à vue. Nous regrettons que la procédure pénale fasse ainsi l’objet de telles tractations...
Mais j’en reviens au fond. La situation n’est pas la même lors de l’instruction. L’avocat assiste déjà aux auditions chez le juge et il lui appartient de veiller à ce que les propos de son client soient fidèlement retransmis. En effet, le problème récurrent, et qui motive un tel enregistrement audiovisuel, est celui de la reformulation des réponses faites au juge. Mais dans ces cas-là, pourquoi un simple enregistrement sonore ne suffirait-il pas ?
Le problème réside avant tout, à nos yeux, dans notre législation et la procédure pénale : elles doivent être repensées pour renforcer les droits de la défense afin de tendre à nouveau vers un équilibre indispensable entre les parties dans le débat contradictoire.
A lui seul donc, le dispositif de l’enregistrement audiovisuel ne saurait justifier l’absence d’une réforme en profondeur de la procédure pénale.
En guise de conclusion, je dirai simplement que les deux projets de loi qui nous sont présentés aujourd’hui constituent des réformes a minima. Le premier projet est partiel car il manque, « faute de consensus » paraît-il, la réforme essentielle du CSM, pourtant votée en 1998. Le second est également insuffisant car il ne met pas totalement fin aux atteintes portées à la présomption d’innocence, aux droits de la défense et aux libertés individuelles. Par conséquent, les raisons que j’ai développées dans cette intervention nous conduiront certainement à l’abstention.