Monsieur le président, je voudrais tout d’abord vous faire part de ma surprise et de ma désapprobation au sujet de l’organisation de notre débat. Je me demande même si le règlement de notre Haute Assemblée a bien été respecté en la circonstance.
M. le président. Monsieur Bret, pardonnez-moi de vous interrompre, mais je tiens à vous dire que le règlement a été rigoureusement respecté ! En quoi ne l’aurait-il pas été ?
M. Robert Bret. Dans la mesure où l’on ne savait pas si la demande de discussion immédiate du présent texte allait être adoptée, il me semble que l’on aurait dû demander qui souhaitait intervenir dans le débat ! Or nous assistons à un débat organisé. Comment la liste des intervenants a-t-elle été établie ?
M. le président. Votre demande d’intervention, monsieur Bret, a été enregistrée par le service de la séance !
M. Robert Bret. Est-on sûr qu’il n’y aura pas d’autres intervenants ?
M. le président. J’ai noté le nom de ceux qui ont souhaité intervenir sans en référer auparavant au service de la séance ! C’est ainsi que
MM. Claude Huriet, Bernard Piras et Gérard Collomb se sont inscrits, et cette liste n’est pas limitative : si M. Fischer veut s’inscrire, il sera inscrit également !
Vous mettez en doute la régularité de la procédure...
M. Robert Bret. Je m’interroge !
M. le président. Oui, mais vous vous interrogez en condamnant !
M. Henri de Raincourt. C’est
désagréable !
M. Dominique Braye. C’est scandaleux !
M. le président. Nous avons respecté rigoureusement le règlement du Sénat !
M. Robert Bret. Dont acte !
M. Dominique Braye. C’est scandaleux ! Qu’est-ce que c’est que ces procédés ?
M. Jacques-Richard Delong. C’est le règlement du KGB !
M. le président. Un texte a été déposé, monsieur Bret, et, dès lors, chaque sénateur peut s’inscrire dans le débat : encore une fois, trois intervenants - quatre à l’instant - se sont inscrits au-delà de ceux qu’avait enregistrés le service de la séance. Et je suis prêt à inscrire tous ceux qui ont l’intention d’intervenir, je n’entends décourager aucune bonne volonté. Nous avons le temps !
M. Dominique Braye. C’est
décourageant !
M. Patrick Lassourd. Et les morts dus au communisme ?
M. le président. Veuillez poursuivre, monsieur Bret, je vous en prie.
M. Robert Bret. Monsieur le président, c’est avec solennité, mais aussi avec une grande émotion, que j’interviens aujourd’hui,...
M. Dominique Braye. Il ne fallait pas commencer comme cela !
M. Robert Bret. ... en pensant aux Arméniens, à tous les Arméniens qui sont venus en France, patrie des droits de l’homme, ainsi qu’à leurs descendants.
Pourquoi ont-ils quitté leur terre natale ? Pourquoi ont-ils abandonné leurs biens ? Pourquoi ont-ils débarqué à Marseille voilà quatre-vingt-cinq ans, délaissant à tout jamais des siècles de souvenirs ?
M. Dominique Braye. Et c’est lui qui dit cela ?
M. Patrick Lassourd. Et les morts de Staline ? (Exclamations sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen.)
Mme Hélène Luc. Allons, un peu de dignité, s’il vous plaît !
M. le président. Mes chers collègues, j’admire votre enthousiasme et votre dynamisme à cette heure avancée du
matin ! Mais laissez l’orateur s’exprimer.
M. Dominique Braye. Ce que dit M. Bret est scandaleux !
M. Robert Bret. Est-ce là le résultat d’un choix librement consenti ?
La réponse se présente, toute simple : s’ils ont débarqué à Marseille, c’est parce qu’ils avaient pu, contrairement à beaucoup de leurs amis et de leurs proches, échapper au génocide. Contraints, ils quittaient leur terre ancestrale pour échapper aux persécutions et à une mort certaine.
Oui, il faut bien le dire, l’extermination des populations arméniennes constitue, au sens de la Convention de 1948 de l’ONU, un crime imprescriptible de génocide.
Ce génocide, la commission des droits de l’homme de l’ONU l’a reconnu en 1985.
En 1987, ce fut l’adoption par le Parlement européen d’une résolution qui conditionnait l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne à la reconnaissance du génocide, reconnaissance qu’elle continue, soit dit en passant, de refuser aujourd’hui.
Les récents courriers que nous avons tous reçus l’attestent clairement, le dernier en date émanant d’ailleurs de l’ambassadeur de Turquie.
Et, le 29 mai 1998, les députés, unanimes, debout dans l’hémicycle, adoptèrent cet article unique : " La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915. "
Il n’était pas concevable de laisser cette tragédie aux portes du Sénat !
Enfin, le Sénat va se prononcer sur la tragédie du peuple arménien, pour la mémoire des victimes et de leurs proches.
Il aura fallu deux années pour que nous puissions enfin en débattre. Deux ans de discussions et de blocages : le Gouvernement, comme la conférence des présidents de notre Haute Assemblée, se refusait à inscrire à l’ordre du jour cette loi votée par l’Assemblée nationale.
M. Dominique Braye. Le Gouvernement aurait dû l’inscrire !
M. Bernard Piras. Allons, un peu de dignité !
M. Robert Bret. En février 1999, avec Bernard Piras, Gilbert Chabroux,
Guy Fischer, Marie-Claude Beaudeau et, bien entendu, Hélène Luc - qui, à maintes reprises, lors de la conférence des présidents, a posé la question de l’inscription à l’ordre du jour de cette proposition de loi - mais aussi avec de nombreux autres collègues socialistes et communistes, nous avons déposé une proposition de loi identique à celle qu’avait adoptée l’Assemblée nationale.
Le 21 mars dernier, lors de la demande de discussion immédiate de cette proposition, dont j’étais le premier signataire, nous n’avions pu débattre du fond, car l’orateur qui était contre, le président de la commission des affaires étrangères et le Gouvernement nous avaient alors affirmé que " la reconnaissance du génocide est un fait étranger au domaine de la loi, qu’il n’appartenait pas à une assemblée parlementaire de qualifier des faits historiques survenus il y a plus de
quatre-vingts ans dans un autre pays ".
M. Hilaire Flandre. Cela n’a pas changé !
M. Robert Bret. Les mêmes arguments ont été repris une nouvelle fois aujourd’hui.
Malgré le soutien de plusieurs collègues de la majorité sénatoriale, notre demande de discussion immédiate avait alors été rejetée.
Convaincus que la représentation nationale doit pouvoir, dans des moments forts, adresser des messages à l’opinion publique nationale et internationale, nous ne pouvions en rester là.
Dans la mesure où notre Constitution ne prévoit pas que le Parlement ait le pouvoir de voter des résolutions, le seul moyen de s’exprimer au niveau nécessaire n’est autre que le vote d’une loi. Il n’y a pas d’autre moyen !
M. Dominique Braye. C’est faux !
M. Robert Bret. Les droits humains ne sont pas une notion théorique, et on ne peut effacer un fait historique.
Le génocide arménien n’est pas un souvenir inscrit dans les annales de l’Histoire et simplement relégué dans les livres ; il est profondément enraciné dans la mémoire collective de la communauté arménienne comme réalité concrète et vivante.
La France, pays des droits de l’homme, son Parlement, n’ont-ils pas pour rôle premier de transmettre la mémoire à l’égard des jeunes générations ?
Contrairement à ce que certains ont prétendu, la reconnaissance du génocide arménien permettra - j’en suis convaincu -, un grand pas vers un dialogue sincère et effectif entre les nouvelles générations arméniennes et turques.
On ne peut pas construire l’avenir si le passé est nié ou falsifié.
Comment nier, en effet, le caractère de génocide au massacre d’un million cinq cents mille Arméniens assassinés de 1894 jusqu’à la nuit tragique de 1915 qui demeure inscrite à jamais dans la mémoire de l’humanité ?
M. Dominique Braye. Et les quatre-vingts millions en Russie ?
M. Robert Bret. Le peuple turc a la capacité de faire face à cette histoire tragique. Il a les moyens d’analyser et d’assumer ces événements terribles.
Je considère que notre action d’aujourd’hui est non pas un défi à l’égard de ce peuple, mais, au contraire, un appui pour affronter le passé et regarder l’avenir.
Oui, il faut croire au dialogue. La reconnaissance du génocide arménien ouvre la voie à la réconciliation des deux peuples.
Pour toutes ces raisons, avec
Jacques Pelletier, Jean-Claude Gaudin, Bernard Piras, Michel Mercier et Jacques Oudin, représentant chacun l’éventail des groupes de la Haute Assemblée, j’ai
co-signé cette proposition de loi qui vous est aujourd’hui soumise.
Je remercie Jacques Pelletier d’avoir accepté ma proposition d’en être le premier signataire.
Soucieux d’obtenir l’adoption dès aujourd’hui de cette proposition de loi et dépassant les clivages politiques traditionnels qui nous opposent, nous vous appelons solennellement, mes chers collègues, à la voter et à repousser les amendements qui nous serons présentés lors de la discussion de l’article unique.
Sachez que les familles de ces un million cinq cent mille personnes qui ont été massacrées en 1915 sont à votre écoute aujourd’hui.
M. Dominique Braye. Et les quatre-vingts millions en ex-URSS ?
M. Robert Bret. En votant cette proposition de loi, nous sommes et nous serons à leur côté pour que jamais le silence ne retombe sur les fosses communes. En votant cette proposition de loi, la Haute Assemblée en ressortira grandie. (Très bien ! et applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen et sur celles du groupe socialiste.)
***
M. Guy Fischer. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, l’Affiche rouge, le très célèbre poème de Louis Aragon, évoque, dans une strophe moins connue que les premiers vers, l’espoir du peuple arménien en la vie retrouvée, en son indéfectible amitié envers la nation française. Ce sont ces quelques vers qui s’imposent ce soir à moi. Voici les paroles que l’auteur prête à l’un des condamnés du groupe Manouchian, en fait à Missek Manouchian lui-même :
Un grand soleil d’hiver éclaire la colline
Que la nature est belle et que le coeur me fend
La justice viendra sur nos pas triomphants
Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline
Et je te dis de vivre et d’avoir un enfant.
C’était le pardon, la continuité, l’espoir, la mort atroce rendue plus légère par la confiance en la justice des hommes, des Français.
Comment imaginer que, l’esprit ainsi apaisé avant la mort, ces hommes, nos frères arméniens, ne se seraient toujours pas vu rendre justice du plus ancien de leurs tourments quatre-vingt-cinq ans plus tard ?
Aujourd’hui, alors que notre assemblée, réunie autour d’une proposition de loi signée par l’ensemble de ses familles politiques, est peut-être à quelques pas de reconnaître - enfin ! - le génocide arménien de 1915, je veux croire que l’intelligence, dépassant tous les clivages, permettra à chacun de prendre position en son âme et conscience en faveur de la justice.
Aussi, mes chers collègues, c’est avec émotion que je pense ce soir au bonheur qui sera celui de la communauté arménienne - particulièrement celle de la région Rhône-Alpes - si notre assemblée vote cette proposition de loi.
Je suis né à Décines, dans le Rhône, cité de la soie où j’ai passé vingt ans de ma vie auprès de la communauté arménienne. Tout enfant, j’en ai partagé les malheurs, les valeurs. Ses espoirs, je les ai fait miens.
Je me souviens particulièrement d’un jour de 1975 où, au pied de la sculpture dédiée aux victimes du génocide,
Arsène Margossian, adjoint au maire de Décines, s’exprimait ainsi devant une foule recueillie : " Ô morts de 1915, chers morts sans sépulture dont on entrevoit à travers ce monument les corps suppliciés, dormez en paix ! "
De mon histoire personnelle, je tiens pour sûr que la reconnaissance du génocide arménien est bien plus qu’un simple rétablissement de la vérité historique. Parce qu’un peuple martyr ne peut se désintéresser du sort de ses frères humains, comme en témoigne, en France, l’engagement des Arméniens dans la guerre, contre le fascisme. Parce qu’un peuple qui a connu la torture, le génocide, l’oubli ne pouvait pas se contenter de panser ses plaies mais se devait au contraire d’être de tous les combats qui eurent pour enjeu l’avenir de l’humanité.
M. Jean-Claude Gaudin. Le nôtre en particulier !
M. Guy Fischer. Je regretterai simplement ce soir que nous ayons dû recourir à la procédure de discussion immédiate.
Mais nous connaissons d’avance la
réponse !
Mes chers collègues, notre vote de ce soir sera un acte de paix, de réconciliation. Reconnaître officiellement la torture, les massacres, est toujours un pas vers la stabilité des démocraties. L’impunité, en revanche, est toujours négative et susceptible de mettre en péril la voie démocratique des peuples, quels qu’ils soient. Ainsi, la reconnaissance du génocide d’un peuple sert la reconnaissance de la souffrance et des aspirations de l’humanité tout entière.
C’est pourquoi je veux vous dire mon immense espoir à l’idée qu’une grave erreur historique est sur le point d’être enfin corrigée, qu’un peuple va se voir rétabli dans son droit et pouvoir continuer son chemin libéré de deux grands poids : l’erreur et la méconnaissance. Car, comme le disait Elie Wiesel, prix Nobel de la paix " oublier les victimes du génocide, c’est les assassiner une seconde fois ". (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen, ainsi que sur les travées socialistes.)
II Exception d’irrecevabilité
Explication de vote contre la motion n° 3 présentée par MM. Jacques-Richard Delong et Michel Pelchat tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité.
Cette motion est ainsi rédigée :
" En application de l’article 44, alinéa 2, du règlement, le Sénat déclare irrecevable la proposition de loi relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915 (n° 60,
2000-2001). "
Mme Marie-Claude Beaudeau. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, quel étonnement et quelle stupeur d’entendre ce matin s’opposer à la demande de discussion immédiate, puis défendre une motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité pour éviter la reconnaissance du génocide perpétré en 1915 contre le peuple arménien.
M. Alain Dufaut. Elle n’a rien compris !
M. Jacques-Richard Delong. Vous n’avez rien compris et vous mentez, madame !
Mme Marie-Claude Beaudeau. Cette motion apparaît en totale contradiction avec l’unanimité qui s’est exprimée à l’Assemblée nationale, où tous les groupes, sans exception, ont voté la proposition de loi. Votre motion apparaît en négation de l’histoire qui a vu 1,5 million d’Arméniens assassinés parce que précisément Arméniens. (Exclamations sur les travées du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. Henri de Raincourt. C’est faux ! Arrêtez de mentir !
M. Jacques-Richard Delong. Mensonge !
Mme Marie-Claude Beaudeau. Etonnante oui, parce que j’étais présente lorsque, le 27 avril dernier, ici, au Sénat, au cours d’une séance de questions d’actualité au Gouvernement,
M. Adrien Gouteyron, s’exprimant au nom de son groupe, déclarait : " Les manifestations de la communauté arménienne de France doivent susciter sur l’ensemble de nos travées non seulement la compréhension mais également le respect. Ces 450 000 de nos compatriotes ont un vrai devoir de mémoire à remplir, devoir que nous devons assumer avec eux pour que ne sombre pas dans l’oubli le souvenir de ces événements tragiques. " Le Journal officiel précise même : " Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et de l’Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE ".
M. René-Pierre Signé. Intéressant !
M. Henri de Raincourt. Et la gauche ?
Mme Marie-Claude Beaudeau. Votre motion, monsieur Delong, est moralement condamnable, d’autres que moi l’ont dit tout à l’heure. Elle se fonde sur le refus de reconnaissance d’un fait historique ayant conduit au massacre - faut-il le répéter ? - de 1,5 million de personnes, laissant 600 000 survivants dont nombre d’entre eux ont rejoint notre pays et dont les descendants sont français.
M. Dominique Braye. Ils ne sont pas allés à Moscou, c’est sûr !
Mme Marie-Claude Beaudeau. Cette motion est faite d’illusion et de perversité politique. Comment pourrait-on admettre que le refus de la reconnaissance du génocide arménien puisse valoriser l’Etat turc et lui permettre de rejoindre dans sa conception démocratique la Communauté européenne ? C’est la reconnaissance du génocide, liée à son devoir de mémoire, qui pourrait donner à l’Etat turc une autorité fondée sur des valeurs démocratiques.
M. Jacques-Richard Delong. Madame, ne parlez pas de démocratie, vous ne savez pas ce que c’est !
Mme Marie-Claude Beaudeau. Si votre motion était adoptée, vous porteriez la responsabilité d’isoler la France dans le contexte international.
Faut-il rappeler que de nombreux Etats ont également reconnu ce génocide ?
M. Hilaire Flandre. La Russie ?
Mme Marie-Claude Beaudeau. Je ne citerai que l’Italie et l’Uruguay dans la dernière période, rappelant que d’autres s’apprêtent à le faire.
M. Jacques-Richard Delong. Et le KGB ? (Protestations sur les travées socialistes ainsi que sur celles du groupe communiste républicain et citoyen.) Si vous n’êtes pas contents, c’est pareil !
M. Hilaire Flandre. Et la Chine ?
Mme Marie-Claude Beaudeau. Si votre motion était votée, vous ne créeriez que des complications nouvelles contraires à un règlement du processus de réconciliation à l’oeuvre dans le Caucase du Sud.
Par votre motion, vous voulez accréditer l’idée que notre Constitution n’autoriserait pas le Parlement à qualifier l’histoire.
M. Henri de Raincourt. C’est vrai !
M. Hilaire Flandre. C’est un fait.
Mme Marie-Claude Beaudeau. Dois-je vous le rappeler, si, effectivement, la vérité historique ne peut pas être déterminée par la loi, le Conseil constitutionnel a admis que les parlementaires s’étaient vu accorder une compétence de reconnaissance de l’histoire. L’argument d’irrecevabilité se fondant sur l’inconstitutionnalité apparaît sans fondement, d’autant plus que la Constitution de 1958 enrichie du préambule de celle de 1946 et de la Déclaration des droits de l’homme de 1789, le permet.
L’article 34 de la Constitution habilite le Parlement à déterminer les principes fondamentaux de son intervention. Ce ne serait en tout cas pas la première fois, d’autres collègues l’ont dit avant moi, que le Sénat, comme l’Assemblée nationale, adopterait ce type de disposition législative à caractère historique. C’est le cas, par exemple, de la loi du 10 juillet 2000, instaurant une journée nationale à la mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites de l’Etat français et d’hommage aux Justes de France.
Fallait-il, au nom du principe que les auteurs de la motion tentent d’édicter, refuser une telle proposition de loi ? Peu ici, vous le savez, en sont persuadés.
Nous avons eu également un important débat sur l’abolition de l’esclavage, à l’occasion de son 150e anniversaire dans notre pays. Fallait-il également refuser une telle discussion ?
La reconnaissance d’un génocide exprime la primauté du principe de protection de la dignité humaine. Vous ne pouvez pas vous appuyer sur des obstacles juridiques. Votre motion est bien l’expression de considérations politiques.
Je crois pouvoir affirmer que le chef de l’Etat, même s’il ne juge pas souhaitable l’inscription de la proposition de loi à l’ordre du jour du Sénat, ne rejette cependant pas la possibilité d’une intervention législative en la matière. L’exécutif n’a nullement usé de ses moyens institutionnels pour sanctionner ou prévenir une immixtion législative dans sa " chasse gardée ", M. le ministre nous l’a redit ce soir.
L’Assemblée nationale a estimé, dans un jugement pacifiste, que la reconnaissance du génocide était condition de paix dans cette région du monde. Votre motion ne vise-t-elle pas, en fait, objectivement, à calmer les menaces économiques proférées par l’Etat turc ?
Vous l’avez compris, mes chers collègues, le groupe communiste républicain et citoyen ne votera pas la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité, et souhaite que le Sénat la rejette, répondant ainsi à l’attente des 400 000 Français d’origine arménienne qui espèrent en la vérité de l’histoire et en appellent au respect des valeurs de leur pays.
III Vote sur l’ensemble
Mme Hélène Luc. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, dans la vie d’un Parlement, il est des décisions qui s’inscrivent à jamais dans l’histoire des sociétés.
(…)
Mme Hélène Luc. Aujourd’hui, le Sénat, deux ans et demi après l’Assemblée nationale,...
(…)
Mme Hélène Luc. ... le Sénat, disais-je, va donc à son tour consacrer par son vote un acte majeur de mémoire et de vérité.
M. Dominique Braye. Allons donc !
Mme Hélène Luc. Nous avons en effet le pouvoir, au nom des citoyens français que nous représentons, de faire de notre pays l’un de ceux qui met solennellement et institutionnellement un terme à plus de 85 années d’occultation...
M. Patrick Lassourd. Il y a eu
80 millions de morts en URSS !
Mme Hélène Luc. ... et de négation d’un événement parmi les plus tragiques de l’histoire du xxe siècle.
La nuit du 24 avril 1915 a marqué le début d’une vaste opération d’extermination du peuple arménien.
M. Dominique Braye. Et l’extermination rouge ?
Mme Hélène Luc. Quatre-vingt-cinq ans ont taraudé les générations successives et taraudent toujours et toujours les membres des familles de la communauté arménienne meurtrie et entravée dans son travail d’élucidation, de reconnaissance, de deuil et de justice, meurtrie et entravée dans la nécessaire construction de son histoire et de son identité personnelle, familiale et nationale.
Nous sommes nombreux, j’en suis convaincue, au-delà des contradictions et des blocages qui ont jalonné ces deux dernières années d’organisation du débat au Sénat, à avoir été impressionnés par l’intensité de la souffrance qui perdure dans l’intimité de la mémoire de chacun des citoyens arméniens vivant sur notre sol.
Ce sol où, ne l’oublions pas, des Français d’origine arménienne à qui nous devons tant, célèbres comme Missak Manouchian, l’un des héros de L’Affiche rouge, ou d’autres moins connus que lui, versèrent leur sang pour faire vivre la France et les valeurs d’universalité, d’humanisme et de liberté, ce sol où les Arméniens sont nombreux à contribuer aux richesses de la France dans les domaines artistique, médical, artisanal ou parmi les ouvriers qualifiés.
A travers le mouvement puissant et acharné de leurs associations représentatives, à travers les témoignages émouvants et empreints d’une grande dignité qu’ils nous ont adressés, les membres de la communauté arménienne ont su porter la juste cause et l’indispensable revendication de la reconnaissance officielle du génocide de 1915.
Ils ont su nous rappeler que le devoir de mémoire et de vérité, pour un grand pays comme le nôtre, loin d’affaiblir celui-ci, au contraire, le confortera dans la fidélité à ses valeurs, le renforcera dans son combat permanent pour la défense des droits de l’homme.
M. Hubert Falco. Allez ! C’est terminé !
Mme Hélène Luc. La France, dès lors qu’elle aura honoré l’histoire en initiant cet acte fort, n’en sera que mieux à même de jouer par la suite un rôle moteur dans la recherche de relations pacifiées et durables entre les peuples turc et arméniens.
M. Hubert Falco. Arrêtez-la !
Mme Hélène Luc. La communauté internationale saura alors, j’en suis persuadée, nous accorder toute sa considération pour l’attitude constructive que notre pays aura prise à l’égard de la tragédie de 1915.
Le débat de ce jour, à travers les interventions prononcées, à l’instar de celles de mes amis Robert Bret et
Guy Fischer, au nom du groupe communiste républicain et citoyen, a rappelé des faits historiques incontestables et le bien-fondé de la proposition de loi que nous allons voter.
Je ne veux retenir ce soir que les propos forts que nous avons entendus et qui ont pour moi, pour tous les sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen, une résonance particulière, comme c’est le cas, je n’en doute pas, pour ceux qui, sur plusieurs travées de cette assemblée, n’ont ménagé ni leurs efforts ni leur volonté d’aboutir pour convaincre, rassembler et rechercher un assentiment majoritaire.
(…)
Mme Hélène Luc. Relayant le travail inlassable de Guy Ducoloné, député des Hauts-de-Seine, qui a déposé une proposition de loi en 1965, je me suis, en tant que présidente du groupe communiste républicain et citoyen et avec tous les sénateurs qui le composent, engagée aux côtés des Arméniens, avec notamment le comité du 24 avril et son président,
M. Govcyan, et avec toutes les associations qui ont conduit une action persévérante et remarquable.
(…)
Mme Hélène Luc. J’ai en particulier en mémoire les puissantes manifestations du 11 mars, la marche du 24 avril à Alfortville, ainsi que la marche de Matignon au Sénat, le 18 juin dernier, où nous étions présents.
L’engagement pris d’aller jusqu’au bout pour obtenir cette reconnaissance a été tenu, malgré les pressions, malgré les manoeuvres de dernière minute. (Protestations sur certaines travées des Républicains et Indépendants et du RPR.)
(…)
Mme Hélène Luc. Je me suis employée, à l’occasion de onze conférences des présidents...
M. le président. Madame Luc, c’est terminé !
Mme Hélène Luc. ... à faire inscrire ce texte à l’ordre du jour de notre assemblée.
(…)
Mme Hélène Luc. Concluons dans la dignité !
(…)
Mme Hélène Luc. Je souhaite qu’un jour la Turquie reconnaisse aussi ce génocide, et je voudrais saluer les Arméniens et leurs représentants qui sont présents dans nos tribunes. (Protestations sur les travées des Républicains et Indépendants et du RPR.)
(…)
Mme Hélène Luc. Une dernière chose : je veux appeler solennellement aujourd’hui les sénatrices et les sénateurs à voter cette proposition de loi, co-signée par cinq groupes politiques.
(…)
Mme Hélène Luc. Cette prise de position honorera le Sénat et démontrera le respect que nous avons de la souffrance des Arméniens.