Monsieur le président, madame la garde des sceaux, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, la motion que je vais vous présenter n’a pas été examinée en commission. Cette dernière se réunira après que le Sénat se sera prononcé sur les motions.
En première lecture, nous avions déjà présenté une motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité. M. le rapporteur nous avait répondu, avec ironie, qu’une exception d’irrecevabilité ne pouvait être opposée à une révision constitutionnelle.
M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur. C’est en effet paradoxal !
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Pourtant, en 1992, sur le projet de loi constitutionnelle tendant à réviser la Constitution avant le référendum sur le traité de Maastricht, Philippe Seguin, au nom de ses collègues du RPR, a défendu une exception d’irrecevabilité devant les députés fondée sur le fait - je cite ses propos - que « le projet de loi viole, de façon flagrante, le principe en vertu duquel la souveraineté nationale est inaliénable et imprescriptible, ainsi que le principe de la séparation des pouvoirs, en dehors duquel une société doit être considérée comme dépourvue de Constitution ».
Cette motion, loin d’être critiquée par des députés proches de votre sensibilité, a été votée par l’ensemble de la droite dont François Fillon, Pierre Mazeaud ou encore Jean-Louis Debré.
De même, le Sénat a eu l’occasion, sur ce même texte, de se prononcer sur une exception d’irrecevabilité présentée, toujours au nom du RPR, par Paul Masson. Or il se trouve que l’actuel président du Sénat et d’autres, notamment Adrien Gouteyron, n’ont pas jugé inconcevable de voter pour cette motion.
Monsieur le rapporteur, vous qui avez une certaine longévité parlementaire et des connaissances constitutionnelles, ne nous faites pas croire que vous avez la mémoire courte ! C’est la raison pour laquelle je persiste à défendre cette motion d’irrecevabilité : j’ai des prédécesseurs en la matière !
M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur. Comparaison n’est pas raison !
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. En première lecture, nous avions évoqué trois motifs d’irrecevabilité : l’atteinte au principe de séparation des pouvoirs, réalisée par la venue du Président de la République devant le Parlement réuni en Congrès ; l’atteinte au principe de non-rétroactivité de la loi pénale la plus sévère, concrétisée par l’inscription dans notre Constitution que, « sauf motif d’intérêt général déterminant, la loi ne dispose que pour l’avenir » ; l’impossibilité pour le pouvoir constituant dérivé de subordonner le contenu de dispositions de la Constitution à la décision d’États étrangers ; je fais ici référence à l’article 35 du projet de loi, qui prend en compte l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne.
S’agissant de l’atteinte portée au principe de non-rétroactivité de la loi pénale, je me suis aperçue que j’avais raison, puisque, finalement, la suppression par le Sénat de l’alinéa de l’article 11 a été maintenue en deuxième lecture par les députés.
Il faut croire que les députés ont quand même perçu que, sous couvert d’apporter davantage de sécurité juridique à notre corpus législatif, cette disposition avait en réalité pour seul objectif de permettre l’adoption de lois pénales qui, hier encore, ne réussissaient pas à franchir la censure constitutionnelle.
Nous avons l’expérience, hélas ! de la loi relative à la rétention de sûreté : vous aviez voulu, madame le garde des sceaux, qu’elle soit rétroactive, ce que le Conseil constitutionnel a censuré.
Les deux autres motifs d’inconstitutionnalité demeurent plus que jamais.
La venue du Président de la République devant le Parlement réuni en Congrès est hautement symbolique de la dérive que connaissent nos institutions depuis l’instauration de la Ve République, et plus particulièrement depuis 1962 et la possibilité d’élire le Président de la République au suffrage universel direct.
Notre République actuelle se caractérise, au motif qu’il fallait mettre un terme à l’instabilité politique de la IVe République - sur laquelle il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire -, par un pouvoir exécutif à la tête hypertrophiée. Or, bien loin d’apporter un remède à cette hypertrophie présidentielle, le présent projet de loi l’aggrave. Le Président de la République serait en effet autorisé à venir s’exprimer devant le Congrès. Cette déclaration « pourra » donner lieu à un débat - ce ne sera donc nullement obligatoire - mais, bien entendu, elle ne fera pas l’objet d’un vote.
Il est d’ailleurs intéressant de constater que vous minimisez cette nouveauté, raison pourtant majeure de la réforme, au dire de notre collègue M. Pasqua. C’est bien simple : vous n’en parlez plus !
M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur. Nous l’avons votée conforme ! Nous n’allons pas revenir sans arrêt sur les dispositions adoptées !
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Pourtant, en première lecture, plusieurs députés UMP et centristes avaient dénoncé en la matière une remise en cause de l’équilibre de la Ve République et un basculement vers un régime présidentiel. Certes, d’aucuns dépensent beaucoup d’énergie pour expliquer qu’il n’en est rien, notamment Mme le garde des sceaux et M. Accoyer.
Quelques constitutionnalistes - des « repentis », peut-être -, n’évoquent plus, eux non plus, cette venue du Président de la République devant le Parlement. Je les croyais pourtant indéfectiblement attachés à la séparation des pouvoirs et au régime parlementaire, qui est, semble-t-il, le plus démocratique et d’ailleurs - puisque vous vous référez toujours au modèle européen - le plus répandu en Europe.
Mais, madame le garde des sceaux, ce n’est pas avec le texte lui-même que vous pourrez nous convaincre ! En effet, ce discours de tribun ou de monarque, qui assène la parole présidentielle aux parlementaires sans que ceux-ci puissent s’adresser ensuite directement à lui, ni même exprimer leur opinion par un vote, renforce plus que jamais le Président de la République.
L’article du projet de loi traduit donc l’affaiblissement du Premier ministre en même temps que celui du Parlement. Le Président devient inexorablement le chef de l’exécutif, sans toutefois en endosser la responsabilité politique.
Il est le chef de la majorité et du parti majoritaire, sans que soient remis en cause son droit de dissolution ou encore les pleins pouvoirs que lui octroie l’article 16 de la Constitution ; les aménagements à la marge dudit article ne confèrent pas plus de légitimité à ces pleins pouvoirs.
Donc, nous accepterions, de fait, une confusion des pouvoirs comme il n’en existe dans aucune démocratie : un Président de la République avec des pouvoirs propres très importants, chef de l’exécutif, chef de la majorité et chef de parti.
C’est la disparition de la fonction d’arbitrage que conférait, en tout cas juridiquement, la Constitution de 1958 au Président de la République. Certes, le quinquennat et l’inversion du calendrier électoral portaient en germe cette évolution. C’est bien pourquoi nous n’avions pas voté ces mesures. Mais, même pour leurs partisans, celles-ci nécessitaient une réorganisation réelle des pouvoirs, qui passait notamment par la suppression du droit de dissolution et l’attribution de véritables pouvoirs autonomes au Parlement. Or tel n’est pas le cas ! Le Parlement a un pouvoir réel quand il vote et pas simplement quand on lui permet de s’exprimer !
Je signale que le problème de la disparition du rôle d’arbitre du Président de la République a été soulevé plusieurs fois lors des auditions organisées par la commission des lois du Sénat, notamment par Mme Zoller et M. Colliard, ancien membre du Conseil constitutionnel. Mais, apparemment, cela ne vous émeut guère !
Le deuxième motif d’inconstitutionnalité concerne l’article 35 du projet de loi, qui prévoit la modification du titre XV de la Constitution à compter de l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne. Malgré le non à ce traité exprimé par le peuple irlandais la veille de l’examen en première lecture par notre assemblée du projet de loi constitutionnelle, le Gouvernement et la majorité se sont résolument accrochés à cet article 35. Il faut reconnaître que le discours du Président de la République devant le Parlement européen, dans lequel il a promis de tout faire pour forcer celui-ci à se dédire, a évidemment de quoi vous encourager à camper sur vos positions. En témoignent les mises en garde agressives adressées aux électeurs irlandais pour qu’ils reviennent sur leur vote : « Il ne s’agit pas de forcer la main aux Irlandais [...] Mais il faut avoir le courage de leur dire qu’il faut respecter ceux qui ont ratifié, et que l’Europe ne peut pas s’arrêter à cause d’eux. »
Pourtant, pas plus que le Président de la République, vous ne pouvez nier l’expression du peuple irlandais, même si vous avez osé le faire pour le peuple français en méprisant le non qu’il a exprimé au référendum de 2005. Le vote des Irlandais remet en cause le processus de ratification du traité de Lisbonne. Dès lors, inscrire celui-ci dans notre Constitution relève presque de la provocation, l’article 35 du projet de loi se trouvant dépourvu de tout fondement.
Par ailleurs, vous ne pouvez pas subordonner l’entrée en vigueur d’une révision constitutionnelle à l’entrée en vigueur d’un traité, qui est, de fait, liée à la décision d’autorités étrangères. Cela reviendrait à associer ces dernières à l’exercice du pouvoir constituant dérivé, ce qui est incompatible avec la fonction exclusive de révision constitutionnelle mise en place par l’article 89 de la Constitution.
En réalité, en conditionnant la révision constitutionnelle à la ratification du traité de Lisbonne, vous procédez à une délégation inconstitutionnelle du pouvoir constituant.
Ces deux motifs sont, à eux seuls, de nature à justifier l’adoption de cette motion d’irrecevabilité. J’ajouterais toutefois quelques mots sur l’exercice des droits des parlementaires.
On insiste sur le fait que cette révision constitutionnelle renforce les droits du Parlement et que, par conséquent, les parlementaires seraient ingrats de ne pas l’approuver. Or l’article 18 du projet de loi crée une grave remise en cause du droit d’amendement, puisque celui-ci ne pourra désormais s’appliquer qu’en séance ou en commission,...
M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur. Comme maintenant !
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. ... selon les conditions et limites fixées par les règlements des assemblées, dans le cadre déterminé par une loi organique.
Pour les parlementaires, le droit d’amendement est fondamental ! Alors que le Sénat avait quelque peu tenté de minimiser l’atteinte portée à ce droit en ne faisant plus référence aux limites fixées dans les règlements et en laissant libres les assemblées d’en fixer les conditions d’exercice, sans faire référence à une loi organique, l’Assemblée nationale a cru bon de revenir sur cette « liberté ». En effet, elle a réintégré la notion de « limites », ainsi que le renvoi à une loi organique destinée à fixer le cadre commun aux deux assemblées du droit d’amendement.
L’Assemblée nationale a également rétabli la disposition prévue à l’article 19 : « Sans préjudice de l’application des articles 40 et 41, tout amendement est recevable en première lecture dès lors qu’il présente un lien, même indirect, avec le texte déposé ou transmis. »
Vous vous inspirez évidemment de la jurisprudence constitutionnelle. Pourtant, je vous rappelle la précision apportée par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 16 mars 2006 : « Considérant [...] que le droit d’amendement, qui appartient aux membres du Parlement et au Gouvernement, doit pouvoir s’exercer pleinement au cours de la première lecture des projets et des propositions de loi par chacune des deux assemblées ; qu’il ne saurait être limité, à ce stade de la procédure et dans le respect des exigences de clarté et de sincérité du débat parlementaire, que par les règles de recevabilité ainsi que par la nécessité pour un amendement de ne pas être dépourvu de tout lien avec l’objet du texte déposé sur le bureau de la première assemblée saisie ; ».
La rédaction retenue par les députés au cours de la deuxième lecture apparaît moins favorable que la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Cette nuance n’a d’ailleurs pas échappé à M. le rapporteur, qui en fait état dans son rapport. Mais cela ne l’empêche pas de proposer un vote conforme de notre assemblée.
En tout état de cause, il s’agit de la constitutionnalisation d’une limite aux droits des parlementaires, laquelle n’est pas recevable.
Il en va de même de la constitutionnalisation par l’article 11 de ce qui relève des politiques publiques soumises au Parlement, à savoir l’équilibre des comptes. Cette disposition ne fait qu’accentuer le « corsetage » des décisions du Parlement.
L’équilibre budgétaire relève des choix de politique économique et sociale que le Gouvernement soumet périodiquement au Parlement. Il ne peut être gravé dans le marbre, comme on voulait le faire dans le traité constitutionnel européen, que notre peuple a refusé.
C’est pourquoi, s’agissant de cette révision constitutionnelle, il nous paraît impossible de parler, à l’instar de M. Hyest dans son rapport, de « formules équilibrées pour conforter les droits du Parlement ».
Ce texte opère une confusion des pouvoirs sans précédent et remet en cause le pouvoir constituant dérivé sur la question du traité de Lisbonne. Dans ces conditions, il ne renforce pas les droits du Parlement. C’est un véritable miroir aux alouettes sur lequel vous avez fondé toute votre propagande depuis des mois.
Mais nous ne sommes pas dupes ! Il serait regrettable que le Parlement se mette à violer la séparation des pouvoirs. C’est pourquoi je vous invite, mes chers collègues, à adopter la présente motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité.