Maîtrise de l’immigration : question préalable

Publié le 8 octobre 2003 à 00:00 Mise à jour le 8 avril 2015

par Nicole Borvo

Monsieur Le Président,
Monsieur Le Ministre,
Mes chers collègues,

Si j’ai déposé avec mes collègues communistes une question préalable tendant au rejet du texte, c’est que votre projet, monsieur le ministre, tel qu’il a été soumis et qui plus est aggravé à l’Assemblée nationale, bafoue les droits élémentaires de la personne, droits inaliénables au regard de nos principes constitutionnels, des Conventions internationales et européennes des droits de l’homme et des droits de l’enfant.

Les dispositions de ce projet ne traitent pas d’une politique d’immigration comme on aurait pu le déduire de votre propos sur la nécessité d’un grand débat nationale sur l’immigration.
Elle ne traitent pas non plus de l’intégration des immigrés sauf à considérer que le contrat d’intégration que vous avez annoncé est unilatéral et se résume à ce que l’immigré connaisse bien la langue française et se comporte en français (tout un programme !)
Elles ne traitent pas plus des sans-papiers présent sur notre territoire depuis des années.
Non, le texte qui nous est soumis - moi je le formule, et vous, vous le pensez - est un texte d’affichage des positions du Gouvernement à l’égard des étrangers non-communautaires. Donc d’abord un texte idéologique, caractérisant une politique ultra-libérale : le patronat doit pouvoir bénéficier d’une main d’œuvre immigrée, manuelle ou intellectuelle, dont il a besoin, qu’il peut exploiter à sa guise et renvoyer dans coûts sociaux quand il n’en a plus besoin.
Un texte d’affichage idéologique donc, s’emboitant parfaitement, telle une poupée-gigogne avec les autres textes répressifs adoptées depuis la nouvelle législature, qui "surfe" sur les idées xénophobes et racistes propagées depuis des années par la droite extrême : la figure de l’étranger "indésirable" refait surface, avec son cortège d’inégalités !

Qu’on en juge.

Rejet de l’étranger malade, suspecté de vouloir indûment profiter de notre système de santé : on impose désormais aux étrangers demandeurs d’un visa une obligation d’assurance maladie auprès d’une compagnie d’assurance désignée sur une liste établie par l’Etat français.
Rapprochée de la baisse spectaculaire des crédits assignés à l’aide médicale d’Etat dans le projet de loi de finances pour 2004, le message est clair : les étrangers malades ne sont pas les bienvenus. Le choix du terme de "tourisme médical", n’est certes pas innocent : il fait singulièrement écho à ce discours profond qui sert de caution à la réforme de la sécurité sociale que nous prépare la droite libérale qui prétend détecter les vrais des faux malades.
De même qu’ils combattent la réforme pernicieuse de notre système de santé qui consiste en un renoncement aux principes d’égalité et de solidarité, les sénateurs communistes ne peuvent accepter une conception si peu humaniste : pour nous au contraire, il convient de protéger les étrangers gravement malades et qui ne peuvent trouver dans leur pays les soins adéquats de mesures d’expulsion ou d’ITF ; toute autre attitude serait constitutive d’une non-assistance à personne en danger. La commission en convient elle-même qui donné un avis favorable à nos amendements en ce sens.

Stigmatisation de l’étranger pauvre ensuite : les députés ont choisi de lui imposer d’avoir un salaire supérieur au salaire minimum de croissance pour pouvoir avoir droit au regroupement familial.
C’est une bonne nouvelle pour les travailleurs pauvres : la droite admet enfin qu’on ne peut pas vivre décemment avec un salaire de 1090 euros bruts par mois ! Nous avons envisagé de déposer en conséquence un amendement relevant d’autant le SMIC !
Peut-être alerté par le MEDEF, - dont je rappelle qu’il n’a toujours pas déféré à la demande expresse du président de la République de relever les coefficients inférieurs au SMIC-, monsieur le rapporteur nous propose in extremis une rectification précisant que les ressources sont réputées acquises dès lors que l’étranger dispose d’un salaire au moins égal au SMIC.

Méfiance à l’égard de l’étranger-exploité : le travailleur clandestin, qu’on suspecte de profiter de son exploitation - il est "bénéficiaire de son propre esclavage" selon MM. Sarkozy et Mariani !-, se voit condamné à une amende de 3750 euros et à une peine d’interdiction du territoire français de trois ans. Les inspecteurs du travail que nous avons reçus nous ont d’ailleurs confirmé qu’elle traduisait un changement d’orientation consistant à faire poser sur l’exploité et non plus sur l’exploitant les conséquences du travail clandestin.
Alors nous apprenons par dépêche de l’AFP -merci pour le Parlement ! - que le gouvernement ne souhaite pas voir imposer des amendes aux salariés clandestin. Pourquoi leur maintenir une ITF dans ce cas ?
Pour notre part, nous demandons la suppression pure et simple d’une disposition qui se révèle lourde de sens pour l’ensemble des salariés : car, comme le souligne Michel Miné, professeur de droit privé, "cette mesure renoue avec une conception répressive du droit du travail pour la partie la plus faible. Elle ignore la réalité concrète de la relation de travail : l’infraction est commise par l’employeur qui a le choix d’être ou de ne pas être dans la légalité. L’étranger,lui, ne l’a pas".

C’est ainsi que les dispositions sur le salaire et le travail ne constituent en réalité que des déclinaisons du projet de société de la droite : une société inégalitaire qui voit dans le droit du travail une entrave au développement économique. Comme l’a souligné mon collègue Robert Bret dans l’intervention générale, comment de pas voir dans le projet de loi relatif à l’immigration le rêve du salarié modèle qui n’ayant aucun droit à revendiquer se plierait à toutes les contraintes qu’on lui imposerait ? Comment ne pas se rappeler que la main d’oeuvre étrangère a toujours constitué un laboratoire d’essai pour le patronat qui a pu expérimenter à loisirs flexibilité, précarisation, dégradation des conditions de travail ? C’est ainsi qu’on tire vers le bas l’ensemble du droit du travail qu’il s’applique aux étrangers ou aux nationaux.

Suspicion à l’encontre des personnes accueillant ou aidant des étrangers : elles pourraient entretenir des trafics ! On tient désormais les personnes hébergeantes pour responsables des faits et gestes des gens qu’elles accueillent, quant aux associations, elles risquent de se voir opposées le délit d’aide à l’entrée ou au séjour des étrangers, le rejet des amendements destinés à les protéger venant d’être rejetées lors de la discussion du projet de loi relatif à la grande criminalité, M. Perben ayant clairement indiqué qu’il considérait "responsables pénalement des infractions qu’elles commettent. Ce n’est pas parce qu’il y a association qu’il n’y a pas bande organisée ". Déjà menacées de disparition au plan financier par la réduction drastique des subventions - vous avez peut-être eu l’appel du GISTI, elles risquent d’être mises en cause pénalement.

Fragilisation des familles pour éviter une installation durable. Malgré les références constantes à l’intégration, on voir bien, au fil des discours et des déclinaisons qu’elle n’a qu’un sens : créer un obstacle supplémentaire à l’installation durable des étrangers en France : obstacle à l’acquisition du titre de séjour, obstacle à l’acquisition de la nationalité française.
Rien n’est dit en effet des dispositifs tendant à faciliter cette intégration - la lutte contre les discriminations par exemple. C’est pourquoi, non, monsieur le rapporteur, contrairement à ce que vous affirmez, les dispositions de ce texte n’encouragent nullement l’intégration des étrangers sur le territoire de la République : l’intégration sous la menace n’a, pas plus que l’intégration par la force, jamais été une réussite. On aurait tord de croire le contraire sauf à créer les conditions d’une réelle désagrégation de la communauté nationale au profit du communautarisme. La désignation des jeunes d’origine étrangère comme des viviers de délinquance, - l’explication ethnique de la délinquance se substituant à l’explication socio-économique, en est déjà un des stigmates.

Cette conception dévoyée de l’intégration est à rapprocher des dispositions qui contribuent à précariser l’ensemble des familles étrangères vivant sur le sol français.
Le mariage est sans nul doute un des éléments les plus achevé de l’intégration ; pourtant avec les dispositions que vous vous apprêtez à adopter, vous instituez une méfiance de principe à l’encontre de l’ensemble des mariages mixtes ; la commission des lois va même jusqu’à rendre le mariage précaire - comme si les divorces n’y suffisaient pas, puisque la dissolution du mariage pourra désormais intervenir jusque cinq ans après : lorsqu’on sait que la plupart des divorces, y compris ceux contractés par deux français, surviennent dans les cinq ans du mariage, les couples mixtes ont du souci à se faire !

Pire encore, le texte risque d’engendrer une véritable dislocation de la famille : comment imaginer qu’une famille puisse construire sereinement lorsque les différents membres de famille sont admis à résider en France à des titres différents ? Ce sera l’une des conséquences des modifications à l’article 12 bis de l’ordonnance qui prévoit que les membres de famille recevront systématiquement une carte de séjour temporaire, même si l’étranger qu’ils viennent rejoindre est titulaire d’une cadre de résident. Comment favoriser l’intégration des étrangers quand on multiplie les obstacles à l’accès au séjour durable que donne la carte de résident - qu’il s’agisse de conditions de durée de résidence ou de mariage renforcée ? A l’heure où l’Union européenne veut faciliter la libre circulation des citoyens dans l’Union, en prévoyant notamment l’attribution d’un droit au séjour permanent, sans aucune condition, après cinq ans de résidence, on mesure l’ampleur du décalage.

Comment croire que c’est favoriser l’intégration lorsque les enfants eux-mêmes sont visés par cette précarisation ; par exemple, quand ils se voient refusé le bénéfice de la procédure de regroupement familial dès lors qu’ils ont suivi une scolarité hors de France. Comble de la mesquinerie, les mineurs recueillis en France et élevés par une personne de nationalité française ou confiés à l’aide sociale à l’enfance ne bénéficient plus de l’accès automatique à la nationalité par simple déclaration, alors que celle-ci est un élément essentiel de leur intégration.
Au lendemain de l’intervention de la brigade de protection des mineurs dans le camp de Roms a révélé les conditions dramatiques de ces enfants prostitués dont cinq seulement ont pu être pris en charge, on mesure le cynisme de la démarche.
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Comment dès lors ne pas comprendre le découragement des associations à vocation humanitaire qui combattent pour la dignité des étrangers en France ? Comment ne pas partager ce sentiment d’énorme gâchis pour des résultats moindres.
Car l’autre absurdité de ce texte c’est qu’il n’atteindra même pas ses objectifs avoués - pour ce qui est des objectifs non-avoués c’est autre chose, nous l’avons montré précédemment :

Penser qu’avec ce texte on va lutter contre l’immigration notamment illégale ? Quelle supercherie ! Le passé apporte la démonstration contraire alors que la volonté d’arrêter l’immigration n’a conduit, dans les années 70-80 qu’au gonflement des clandestins ; logiquement quelques années plus tard, on a dû procéder à des régularisations en masse tant il était absurde de prétendre au renvoi autoritaire des étrangers qui y avaient construit leur vie du point de vue économique et familial : je rappellerais à cet égard que la loi de 1984 avait été adoptée à l’unanimité !

Affichage sans grande portée encore, s’agissant de la précarisation du séjour. Si vous avez la curiosité, monsieur le ministre, messieurs les sénateurs, comme d’autres l’ont eu, de faire le bilan des décisions rendues par la juridiction administrative sur le fondement de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, vous constaterez comme moi qu’en l’état actuel des textes ( qui sont largement moins sévères que ceux que vous souhaitez leur substituer), le Conseil d’Etat considère que porte une atteinte excessive au droit au respect de sa vie privée et familiale "alors même que l’engagement d’une procédure de regroupement familial était possible" une décision de reconduite à la frontière visant des étrangers mariés à des résidants réguliers et parents d’enfants nés en France - je tiens à votre disposition la liste de ces décisions.
Alors sauf à supprimer la juridiction administrative, à modifier la constitution du point de vue de la supériorité des traités ou à se retirer du Conseil de l’Europe, votre texte ne changera rien.

Contrariété également avec nos principes constitutionnels comme avec l’article 6 de la CEDH, dans tout ce qui touche aux droits fondamentaux de la personne et notamment au droit pour chacun à ce que sa cause soit entendue par un tribunal indépendant et impartial : comment parler d’indépendance et d’impartialité lorsqu’on opté pour la délocalisation des audiences directement dans les aéroports, au mépris des droits de la défense, lorsque l’interprétariat pourra se faire par téléphone, lorsqu’à défaut de langue indiquée, c’est le français qui s’applique ; que devient la liberté d’aller et venir quand il devient normal de retenir une personne en centre de rétention 15 jours ?
Tout ce grignotage des droits élémentaires, toute cette accumulation et cette banalisation des restrictions confine à l’insupportable.

Dans une décision du 13 août 1993, le Conseil constitutionnel devait rappeler les contraintes qui s’appliquait en la matière au législateur : si le législateur peut "prendre à l’égard des étrangers des dispositions spécifiques", il lui "appartient de respecter les libertés et droits fondamentaux de valeur constitutionnelle reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République ; (…) figurent parmi ces droits et libertés, la liberté individuelle et la sûreté, notamment la liberté d’aller et de venir, la liberté du mariage, le droit de mener une vie familiale normale (…) du droit à la protection sociale dès lors qu’ils résident de manière stable et régulière sur le territoire français (…) de recours assurant la garantie de ces droits et libertés".

Il n’est rien moins sûr que ces impératifs soient respectés par le présent texte.

Nicole Borvo Cohen-Seat

Ancienne sénatrice de Paris et présidente du groupe CRC

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