Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, je considère que l’exception d’irrecevabilité se justifiait complètement !
Mais j’en viens à cette motion tendant à opposer la question préalable.
Le champ d’application de la justice correctionnelle « classique », notamment sous sa forme collégiale, est en rétrécissement continu. Dans le cadre du plaider coupable - il faut bien l’appeler ainsi -, le remplacement de l’audience de fond par une audience d’homologation est un pas supplémentaire en ce sens.
Cette nouvelle procédure a été uniquement conçue comme une solution de gestion des flux de la justice pénale. Elle procède, tout comme l’extension de la composition pénale, d’un mouvement général tendant à réduire le débat devant le juge.
L’opinion publique, dites-vous, veut une justice rapide. Or la justice de la République a pour fondement une justice équitable. C’est d’ailleurs ce que veut aussi l’opinion publique, et c’est d’ailleurs ce qu’exige le respect des droits de la personne, des prévenus comme des victimes. Il est vrai que l’on peut être inquiet sur la justice de la République quand le ministre de l’intérieur, également président du parti de la majorité, donne des instructions par voie de presse aux magistrats.
M. Jean-Pierre Sueur. Absolument !
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Quoi qu’il en soit, en ce qui nous concerne, il nous appartient, nous, législateur, de faire respecter cette exigence de justice, ainsi que son corollaire, celui du délai raisonnable. Si les délais sont trop longs, nous devons nous interroger sur le pourquoi de l’encombrement des tribunaux, qui en est la cause.
La première cause réside dans l’inflation législative en matière pénale à laquelle nous assistons depuis bientôt dix ans. Le nombre d’infractions augmente, ce qui entraîne une augmentation des audiences et donc un encombrement des tribunaux. Voilà des questions qui méritent réflexion : la judiciarisation de la société ou encore les moyens de la justice pour répondre à l’encombrement des tribunaux.
Vous préférez vous intéresser à une seule question : l’accélération des procédures.
Cette tendance avait débuté en 1993, avec l’introduction, dans l’article 41 du code de procédure pénale, de la médiation pénale, mais s’était ralentie en 1995, lorsque le gouvernement de l’époque avait échoué dans sa tentative d’instauration d’une procédure d’injonction pénale.
Je rappelle que l’on avait proposé de reconnaître au procureur de la République le pouvoir, sous certaines conditions tenant à la nature des faits, à l’absence d’antécédents et à l’acceptation de la personne concernée, d’enjoindre à cette dernière de verser une certaine somme au profit du Trésor public, d’effectuer un travail rémunéré ou encore de réparer le préjudice causé à la victime.
Ce dispositif a été censuré par le Conseil constitutionnel, au motif que ces mesures s’apparentaient à des peines et nécessitaient donc l’intervention du juge du siège.
Puis, en 1999, fut introduite la composition pénale, inspirée de l’ancienne injonction pénale, mais avec validation par un juge du siège. Son champ d’application a été élargi ensuite, en 2002 et en 2004, par la loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité.
La procédure de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité constitue le point culminant des procédures accélérées de jugement puisque, à la différence de la composition pénale, qui constitue une alternative aux poursuites et dont les mesures n’ont pas de caractère exécutoire, cette nouvelle procédure permet le prononcé de peines d’emprisonnement ferme, immédiatement exécutoires.
Là est tout le problème. Nous sommes devant une procédure de jugement tronquée qui peut néanmoins aboutir à une peine privative de liberté. Nous avons atteint le summum en termes de rapidité de traitement des affaires pénales !
En l’espace d’une dizaine d’années, notre procédure pénale a changé de nature, et cela uniquement, dit-on, pour des raisons de gestion des flux. D’inquisitoire, elle devient progressivement accusatoire.
En effet, la nature inquisitoire de la procédure pénale signifie que les poursuites auront lieu sur la base d’une enquête qui aura révélé ou non des faits constitutifs d’une infraction, faits qui motiveront ou non ces poursuites.
Avec le plaider coupable, il n’y a plus d’enquête, plus de recherche de la vérité, l’aveu du prévenu devient la seule motivation des poursuites par le procureur ; sans compter que le prévenu préférera céder devant le procureur et négocier une peine avec lui plutôt que d’attendre d’être jugé dans une audience correctionnelle à l’issue de laquelle il risque, ainsi qu’on le lui aura fait comprendre, d’être condamné à une plus lourde peine de prison.
Nous tombons donc dans le travers que je dénonçais en introduction, à savoir qu’avec le plaider coupable la rapidité de jugement nuit gravement à la qualité de la justice.
Pour nous, il s’agit d’une justice au rabais.
Justice au rabais, car ce n’est pas un magistrat du siège qui va rendre un jugement sur la base d’éléments de preuve permettant d’éclairer et de justifier celui-ci.
Justice au rabais, car le plaider coupable rend caduc le principe de présomption d’innocence. En effet, la personne reconnaît sa culpabilité et cet aveu est la seule base juridique de la procédure. La recherche de preuves devient alors inutile.
Justice au rabais, enfin, car cet aveu n’est pas à l’abri de pressions quand le prévenu est en garde à vue, éventuellement seul : s’il n’y pas d’avocat présent, le choix de la personne déférée devant le procureur ne sera pas libre ; soit, en avouant immédiatement sa culpabilité, elle bénéficiera d’une réduction de peine, soit elle prendra le risque - car, désormais, cela s’apparente à un risque - d’avoir un procès équitable devant un magistrat du siège, où, lui dira-t-on, elle risque une peine beaucoup plus lourde.
Nous le voyons, cette « négociation » - c’est bien de cela qu’il s’agit - est loin d’offrir toutes les garanties suffisantes aux justiciables qui pourraient se la voir appliquer.
Lors de l’examen du projet de loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, nous jugions cette réforme de notre procédure pénale non seulement dangereuse pour les libertés individuelles, mais également inefficace et source probable d’erreurs judiciaires, d’inégalités et de vices de forme. Ce n’est pas parce que les tribunaux l’appliquent que nous avons changé d’avis !
D’ailleurs, aussi bien le Conseil constitutionnel que la Cour de cassation et le Conseil d’Etat ont émis des avis sur cette procédure de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité. Mais le législateur n’est pas du tout tenu de respecter, cela va sans dire...
C’est tout d’abord la non-publicité des débats qui a été censurée par le Conseil constitutionnel. C’est ensuite la présence du procureur lors de l’audience d’homologation qui a été exigée aussi bien par la Cour de cassation que par le Conseil d’Etat. Eh bien, tout cela, il n’est pas obligatoire de le respecter !
L’obstination dont le Gouvernement fait preuve aujourd’hui en maintenant, malgré les décisions claires et motivées de ces juridictions, sa position quant à la présence facultative du procureur à l’audience d’homologation ne peut que nous inquiéter au regard du sort des principes fondamentaux de notre procédure pénale et des droits des justiciables qui en découlent.
M. Jean-Pierre Sueur. Absolument !
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Il convient, alors que notre justice pénale est confrontée à un tournant décisif face à la tentation anglo-saxonne, de s’interroger sur le sens que nous voulons lui donner.
Lui donner le rôle de sanction automatique pour répondre à l’inflation législative en matière pénale serait singulièrement léger !
Cette inflation législative masque un grave problème. On essaie, en ayant recours à la multiplication des infractions, de répondre aux insuffisances de la politique économique et sociale par la criminalisation de certains comportements qui n’étaient pas punissables auparavant.
En réalité, la réponse pénale est bien souvent inadaptée aux problèmes qu’elle est censée résoudre. On crée des infractions afin de justifier la répression.
Avec le plaider coupable, c’est un maximum d’infractions que l’on veut désormais voir réprimées le plus rapidement possible, quels que soient les moyens employés pour y parvenir.
On tente de la faire passer pour une procédure de traitement rapide de la petite délinquance. Mais n’oublions pas qu’elle peut aussi concerner des personnes accusées d’avoir commis des délits pour lesquels la peine encourue va jusqu’à cinq ans d’emprisonnement. A ce niveau, on ne peut plus parler de traitement limité à la petite délinquance, mais bien d’un changement profond dans la réponse apportée à un nombre croissant de délits qui faisaient jusque-là l’objet d’une procédure pénale de droit commun.
En raison des nombreux dangers de la procédure du plaider coupable pour les justiciables et parce que nous sommes attachés à la préservation d’un modèle pénal offrant toutes les garanties définies par le droit à un procès équitable, nous ne pouvons accepter qu’une telle procédure devienne, sinon la règle, du moins un modèle pour notre justice pénale à venir.
Nous ne pouvons que rejeter la proposition de loi qui nous est soumise, non seulement parce que nous sommes contre cette procédure pénale, mais aussi parce que vous prétendez l’imposer par une pirouette législative.
En effet, vous savez bien que, sur le fond, elle fait l’objet de critiques de la part des professionnels et, plus généralement, de la part de citoyens qui se soucient des droits de la défense et tout simplement des droits de la personne.
Sur la forme, c’est une proposition de loi qui émane en fait du Gouvernement. D’ailleurs, monsieur le garde des sceaux, vous êtes venu la défendre en commission des lois comme s’il s’agissait d’un projet du Gouvernement.
Nous demandons donc le rejet de cette proposition et un réexamen au fond de la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité.