Mme BORVO. - Le règlement veut que la question préalable vienne après la réponse du ministre. Je dirai donc de celle-ci qu’elle ne m’a pas convaincue.(Sourires au centre et à droite.)
Nous avons deux raisons fondamentales de nous opposer à ce projet de révision constitutionnelle. C’est l’objet de la question préalable que je défends au nom de la quasi-totalité de mon groupe.
VOIX À DROITE. - « quasi » ?
Mme BORVO. - Oui, à l’exception de M. Vergès. Ce n’est pas un secret : il vous suffisait de lire notre motion !
Vos déclarez vouloir rapprocher les citoyens des décisions. La crise politique dont le 21 avril a révélé l’ampleur exige de repenser en profondeur les rapports des citoyens aux pouvoirs de décision, aux institutions dans tous les domaines. Vous dites que la décentralisation ne doit pas être seulement une affaire entre élus. Soit. Mais alors il faut engager un large débat sur une véritable démocratisation de la vie publique ; il faut permettre aux citoyens de connaître les tenants et les aboutissants de votre décentralisation, pour qu’ils se prononcent en toute connaissance de cause par référendum. Ce n’est pas ce que vous proposez, loin s’en faut ! Vous nous demandez de voter, dans la participation, une réforme constitutionnelle qui, selon vous, constitue le socle d’une organisation future des pouvoirs et de l’État, sans que nous connaissions nous-mêmes l’ensemble des projets. Que dire des citoyens !
Je crains fort que les concepts de « proximité », de « local », dont vous nous abreuvez, ne tournent le dos aux exigences de démocratisation et que la « gouvernance locale » n’incite les citoyens qu’à traiter des affaires publiques à l’ombre de leur clocher, laissant les choix politiques, les enjeux déterminants pour la vie de chacun, à la « gouvernance mondiale » insaisissable des technocrates, des financiers et de la classe politique. L’opposition de vos amis politiques à tout ce qui pourrait élargir les droits des citoyens et des salariés dans la vie économique et sociale en témoigne.
Le projet constitutionnel recèle nombre d’ambiguïtés qui sont autant de dangers d’éclatement de l’unité nationale. Voici trois phrases de l’exposé des motifs : « Le présent projet vise à modifier profondément le cadre constitutionnel de l’action des collectivités territoriales ». « C’est à l’État, et d’abord au Parlement, qu’il appartient de définir les grands principes et d’évaluer la façon dont ils sont mis en œuvre sur tout le territoire ». « Une République plus efficace, c’est un État qui sait maîtriser ses dépenses et simplifier ses structures. La décentralisation est la première réforme de l’État. Elle lui permettra de mieux exercer ses missions régaliennes et de solidarité ».
Il y a de quoi être inquiet. La première responsabilité nationale - de l’État et du Parlement - n’est-elle pas d’assurer l’égalité des citoyens dans tous les domaines de l’action publique, services publics, protection sociale, environnement ? Les signes précurseurs que donne le gouvernement confirment nos craintes. M. Sarkozy propose à la Corse d’être à la pointe de l’expérimentation. Que promet-il ? La corsisation des emplois publics ! Les propositions que font divers ministères en matière de transferts de compétences, préfigurent les réponses qui seraient données : logement, formation, justice ! Les signes donnés par le budget 2003, qui supprime des surveillants de l’Éducation nationale, qui diminue les crédits du logement social, avant même que la question des transferts de compétences et de moyens ne soit évoquée, éclairent votre conception de la décentralisation.
Avec vous, nous ne ferons pas un grand bond en avant dans la décentralisation ; nous ferons un grand retour en arrière dans la féodalité ! (Murmures improbateurs à droite.)
M. FISCHER. - Certains se reconnaissent !
Mme BORVO. - Le débat sur la modification de l’article premier de la Constitution est éclairant. C’est un mouvement de longue portée qui a façonné notre conception de la République. Celle-ci s’est nourrie de l’universalisme des Lumières, de la Révolution de 1789, qui lui a donné figure populaire, de celle de 1848, de la Commune de paris qui a fait émerger la perspective d’un pouvoir direct des citoyens. Après les années terribles de l’occupation, les constituants de 1946 voulaient consacrer les aspirations à la liberté, l’égalité, la fraternité et la paix. C’est ce mouvement historique qui a donné ses lettres de noblesse aux idées de citoyenneté et de laïcité, qui a favorisé l’implication du peuple dans la vie politique et donné sa légitimité aux revendications démocratiques et sociales. Il a aussi engendré le développement original des services publics et fait de l’égalité des citoyens une question centrale. La reconnaissance de ces principes dans l’article premier de la Constitution a forgé l’identité de notre République.
Bien évidemment, celle-ci est le lieu de contradictions et d’affrontements. Elle a pu servir de caution à des pratiques sociales autoritaires dans la vie publique comme à l’entreprise. Les citoyens ne l’acceptent plus et c’est pour cette raison qu’il est urgent de revisiter nos institutions - toutes nos institutions. Mais en modifiant l’article premier pour ajouter : « son organisation (celle de la République) est décentralisée », vous proposez de donner à un principe d’organisation administrative la même valeur qu’aux principes fondamentaux de la République !
Les tentatives de réécriture par la commission sont symptomatiques de la confusion ainsi créée : ce projet de loi remet gravement en cause l’égalité, il fragmente et divise ; il marque l’abandon de la solidarité et de la souveraineté nationale.
En gravant dans le préambule de la Constitution que « la nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à son développement », les constituants de 1946, alors pourtant que la situation économique et sociale était extrêmement difficile, reconnaissaient que la démocratie, exigeait d’assurer à tous la satisfaction de besoins fondamentaux. Ces principes pourtant repris dans le texte constitutionnel de 1958, ne sont pas encore entrés dans les faits.
C’est leur réalisation que la réforme constitutionnelle doit viser, sous peine de voir la défiance à l’égard des institutions, de la représentation politique et de la politique elle-même augmenter encore dangereusement.
Pour avoir des effets bénéfiques, la décentralisation ne suffit pas : il faut de la démocratisation, de véritables droits dans la cité et dans l’entreprise, en réponse aux besoins, d’égalité et entre les citoyens et entre les territoires.
Ce n’est pas, dans sa face publique comme dans sa face cachée, ce que nous propose ce projet de loi. Alors que, déjà, la dérégulation, les privatisations, la mise en cause des services publics et de l’intervention de la puissance publique sapent les fondements de la République, alors que l’exclusion d’une part croissante de la population met en question l’égalité des citoyens devant la loi, ce projet propose d’aller encore plus loin.
M. Fillon l’a dit fort justement : ce texte est un projet de société. Le projet d’une société ultralibérale.
PLUSIEURS SÉNATEURS DU R.P.R. - Ce n’est pas vrai !
Mme BORVO. -… projet destiné à répondre aux exigences de l’Europe, pour laquelle, même amputé d’une partie de ses missions, l’État - avec notamment ses grands services publics, ses entreprises publiques - reste un obstacle à la libre circulation des capitaux.
L’expérimentation proposée est la porte ouverte à la mise en cause du principe d’égalité…
PLUSIEURS SÉNATEURS DU R.P.R. - Pas du tout !
Mme BORVO. -… et à l’affaiblissement des missions de l’État. Le Conseil d’État ne s’y est pas trompé, puisqu’il proposait d’inscrire clairement dans le texte : « le droit à l’expérimentation pourra déroger au principe d’égalité ».
Quant à l’égalité devant l’impôt, déjà bien mal en point, elle sera encore plus compromise, si les collectivités territoriales fixent l’assiette des contributions fiscales. Nous sommes opposés à toute idée d’autonomie fiscale parce qu’elle est un leurre…
M. CORNU. - C’est la meilleure !
Mme BORVO. -… et qu’elle est porteuse d’inégalités dans l’accès aux services. Nous redoutons de voir les collectivités locales poursuivre la privatisation de leurs services et faire appel aux groupes privés, qui n’attendent qu’une chose : voir s’ouvrir un immense marché des services en matière d’éducation, de santé, de culture… Ils le disent clairement.
Alors que le projet de loi fait craindre de graves remises en cause, il renvoie pour sa mise en œuvre à des lois ultérieures dont la teneur ne nous est pas présentée. Les débats en commission des Lois ont mis en évidence de nombreuses ambiguïtés si bien que celle-ci s’est sentie obligée de proposer des limites à l’expérimentation, de tenter d’exclure les risques de tutelle. Ce risque existe parce que le couplage État-région permettra aux régions d’exercer une autorité sur les départements, devenus simples exécutants de décisions prises en dehors d’eux. Nous avons aussi de fortes inquiétudes quant à la création de collectivités à statut particulier - je pense aux fusions qui feront disparaître les départements ou à la mise en place de grandes régions à l’échelle européenne. Quel avenir pour les communes ?
Quant aux ressources dont bénéficieront les collectivités pour faire face à leurs nouvelles responsabilités, elles sont d’ores et déjà prévues à un niveau totalement insuffisant, et sans garantie de pérennité. La péréquation, expression de la solidarité nationale, n’est ni obligatoire, ni définie. Il y a de quoi être préoccupé au vu des dispositions du budget 2003 qui réduit encore les moyens des collectivités locales. Y compris au sein de votre formation politique, monsieur le Ministre, beaucoup de nos collègues élus locaux s’inquiètent de la responsabilité politique qui sera la leur quand l’État se sera défaussé de ses missions, et qu’ils devront expliquer à leurs électeurs qu’ils doivent augmenter les impôts ou le coût des services. Adopter ce projet de loi, sans que soit précisée la teneur d’une réforme fiscale, c’est faire peser de sérieuses hypothèques sur l’avenir. Quelles conséquences pour les personnels de la fonction publique quand la réforme annoncée de l’État se réduit à la diminution du nombre des emplois publics ?
Lors des travaux du groupe de réflexion sur l’institution sénatoriale, le groupe C.R.C. s’est opposé à la priorité donnée au Sénat pour les projets de loi concernant les collectivités territoriales, notre Assemblée n’étant pas issue du suffrage direct. En outre, il est quand même curieux d’accroître le rôle du Sénat sans se préoccuper de son recrutement.
Ce projet de loi organise une France où la particularité devient la norme et introduit dans la Constitution une conception de la République non unitaire, qui n’est plus un projet commun reconnaissant les diversités, mais un rassemblement de statuts particuliers, de normes particulières. Vous ouvrez ainsi la voie aux conceptions lobbyiste ou communautariste de la vie publique.
Si ce texte est adopté, ce sont des décisions d’une extrême importance pour l’avenir de nos concitoyens et de notre territoire qui seront prises sans que les citoyens, sans que les assemblées territoriales concernées aient été consultées. Les assises régionales ne répondent pas à cette exigence démocratique : entamées il y a seulement quelques jours, elles prendront fin après les débats parlementaires. Et les premières expériences montrent qu’il s’agit d’une consultation très limitée.
Nous proposons que les assemblées des collectivités locales puissent se prononcer. Si on veut rapprocher les citoyens des décisions prises en leur nom, c’est tout de suite qu’il faut engager un grand débat national sur les finalités, le contenu, les moyens de la décentralisation, débat devant déboucher sur le référendum promis par le Président de la République pendant sa campagne électorale. Le groupe C.R.C. n’accepte pas que ni les citoyens, ni les élus locaux ne puissent se prononcer sur une réforme censée les concerner.
En son nom, j’invite le Sénat à rejeter le présent projet