Décentralisation : motion de renvoi en commission

Publié le 29 octobre 2002 à 00:00 Mise à jour le 8 avril 2015

par Rober Bret

Monsieur le Président,
Monsieur le Ministre,
Mes cher(e)s collègues,

« Rédactions ambiguës », « manque de clarté de certaines dispositions du projet de loi », « le projet de loi évoque une loi organique plutôt que constitutionnelle », « nombreux problèmes de formulation », « une décentralisation dissymétrique ».

Ces propos recueillis parmi ceux tenus par certains de nos collègues, comme M. Patrice GELARD ou de personnalités auditionnées par la Commission des Lois, comme MM. ROUX ou AUBRY, marquent, parmi beaucoup d’autres, des doutes, des agacements, voire de fortes réserves à l’égard d’un projet de loi constitutionnelle, sans parler de l’avis du Conseil d’Etat que le gouvernement cherche désespérément à oublier.
Elaboré et examiné dans des conditions de précipitation telles que le débat qui s’ouvre aujourd’hui apparaît incertain, voire inquiétant pour l’organisation démocratique de notre pays.

Je le dis d’emblée, la motion de renvoi en commission ne met pas en cause la qualité du travail effectué par ses membres et ses collaborateurs.
Nous ne pouvions faire mieux dans un laps de temps aussi court.
Audition des ministres le jour même de l’adoption en Conseil des ministres, ce qui a d’ailleurs obligé M. PERBEN à préciser lui-même que l’avant-projet circulant la veille était devenu caduc, puisque le Conseil des ministres, fait rarissime pour un projet de cette ampleur, avait modifié l’intitulé du projet de loi et certaines dispositions, comme celle relative au référendum sur le statut particulier.

Audition des personnalités le lendemain et examen du rapport le mercredi suivant.
Au fait, en parlant des auditions, pourquoi ne pas avoir auditionné M. SARKOZY, Ministre de l’Intérieur, qui nous fait part, depuis la Corse, de sa vision de la décentralisation ?
Cher(e)s collègues, l’élaboration de ce projet a été bâclée.
La presse nous a appris que c’était lors d’une réunion informelle à l’Hôtel Matignon, au début du mois d’août - en présence de dirigeants de la majorité parlementaire, des présidents des Commissions des Lois de l’Assemblée Nationale et du Sénat, du Premier Ministre et des Ministres concernés, ainsi que de quelques professeurs de droit - que la décision, politique, de modifier l’article premier de la Constitution, de toucher aussi à l’architecture même de la République, a été prise.

Concernant l’élaboration d’un projet de loi constitutionnelle de cette importance, je m’étonne, Monsieur le Ministre, que la voie de l’instauration d’« un comité consultatif sur la révision de la Constitution » sur le modèle de celui mis en place le 2 décembre 1992, n’ait pas été retenu.
Ce type de structure légère et donc efficace et rapide est gage de sérieux et de transparence dans la démarche présidentielle et gouvernementale.
La commission VEDEL, c’est ainsi qu’elle fut couramment dénommée, a fourni, alors, un travail d’une grande qualité qui a pu servir de base à certaines réformes constitutionnelles et qui, aujourd’hui encore, constitue une référence.

La démarche que vous nous présentez aujourd’hui, Monsieur le Ministre, est bien différente.
Fruit d’une réflexion, de motivation hâtive et souvent inquiétante, étant donné sa grande portée, le texte que vous soumettez au Sénat frappe par son imprécision et ses incohérences graves.
Cela m’apparaît fortement préjudiciable à la bonne compréhension pour nos compatriotes de dispositions qui sont destinées, si j’en crois le Président de la République lui-même, à être soumise au référendum.
Cette élaboration hâtive répond à une volonté politique que mes amis du groupe communiste républicain et citoyen et d’autres orateurs ont souligné, celle de remettre en cause une certaine idée de la République, facteur de solidarité et d’égalité.

Monsieur le Ministre, ne croyez-vous pas que vous mettez la charrue avant les bœufs en posant ce que vous appelez vous-même « le socle » de la réforme avant même d’avoir écouté les élus locaux, les habitants de notre pays ? Vous allez me répondre qu’un grand débat est lancé avec les « Amis pour les libertés locales ». Mais est-ce suffisant face à un tel enjeu ? Nous ne le pensons pas !
Cette réforme constitutionnelle devrait être un aboutissement et non pas un commencement. Il est dangereux de nous asseoir uniquement sur des postulats rapides et faciles dont l’exposé des motifs regorge, comme la mise en accusation par les Français, de l’impuissance de l’Etat : plutôt que de faire parler nos concitoyens, donnez leur la parole.

Non seulement le débat qui est censé s’ouvrir va être verrouillé par un texte dénoncé par certains comme excessivement précis, mais en plus, il est virtuel puisque chacun le sait ici, il faudra attendre le printemps prochain pour connaître les avant-projets de loi organique qui donneront un sens à des dispositions qui, en tant que telles, sont difficilement intelligibles.
Monsieur le Ministre, Monsieur le Président de la Commission des Lois, j’estime, avec de nombreux collègues, qu’il serait de la plus grande importance pour le sérieux de nos débats, de disposer des avant-projets de loi organique, textes d’application de projet de loi constitutionnelle.
De même, comment ne pas entendre les voix nombreuses qui soulignent la nécessité d’engager une réforme fiscale de grande ampleur comme priorité pour l’avenir des finances des collectivités territoriales.

L’article 6 du projet de loi constitutionnelle qui concerne l’autonomie financière n’éclaire que très peu sur l’avenir de la fiscalité locale et surtout sur les moyens futurs des collectivités confrontés à des charges sans cesse alourdies.
Mes cher(e)s collègues, n’estimez-vous pas nécessaire de transmettre pour avis à notre Commission des Finances, pour qu’elle puisse examiner, de manière plus approfondie, les dispositions proposées et auditionner les Ministres concernés pour prendre connaissance des intentions du gouvernement sur cette réforme fiscale dont on parle sans cesse, sans jamais l’apercevoir, véritable arlésienne, du débat politique français.
L’audition du Ministre du Budget, notre ancien collègue M. LAMBERT, serait particulièrement intéressante.
Ne vient-il pas de déclarer, mardi dernier sur une chaîne d’information :
« La décentralisation en théorie, et j’espère que ce sera le cas en pratique, permettra à l’action publique de faire des économies puisqu’elle sera menée avec beaucoup d’efficacité ».
M. LAMBERT confirme explicitement les craintes de beaucoup. Le gouvernement souhaite renvoyer aux collectivités territoriales les dépenses qui lui sont coûteuses. Je n’accepte pas ce transfert de déficit et j’estime que la saisine pour avis de ce texte par la Commission des Finances serait pleinement justifiée.
S’il est unique, le choc du 21 avril dernier, qui a mis en exergue la crise profonde du système politique français, exige une rénovation en profondeur de nos institutions.
N’oublions pas aujourd’hui que nombre d’aspects de ces institutions sont à modifier, bouleverser, pour répondre à cette exigence.

Rapprocher les centres de décision des citoyens, par la décentralisation, constitue, cependant, un axe démocratique majeur.
Oui, les habitants de notre pays ont soif de participation aux décisions, d’association à la gestion.
Oui, ils sont attachés à la proximité si elle est synonyme d’échange, d’écoute et de pouvoir.
Oui, il faut plus démocratie participative. En quoi, la démocratie participative, cher(e)s collègues, réduirait-elle l’autorité des élus ?
Le projet de loi constitutionnelle qui nous est soumis aujourd’hui rappelle étrangement certains textes européens, à commencer par les principaux, Maastricht et Amsterdam qui, par leur flou, leur complexité, étouffe la démocratie et favorise la bureaucratie et la constitution d’un corps d’initiés.

Un chroniqueur d’un journal économique résumait assez bien ce sentiment :
« L’apathie civique qui entoure le projet de révision constitutionnelle, comme l’élargissement de l’Union ne traduit nullement l’assentiment des citoyens, mais simplement leur grande impuissance et celle plus grande encore de ceux qui les gouvernent. »
Cette remarque m’amène à ouvrir une parenthèse qui offre un nouveau fondement à notre motion de renvoi en commission : l’Europe.
Le Rapport de Monsieur le Président de la Commission apporte un échange intéressant, mais assez partiel, de la place de l’évolution institutionnelle souhaitée en France, dans la construction européenne actuelle.
Il apparaît nécessaire d’approfondir cette réflexion et la Délégation des Affaires européennes, présidée par M. HAENEL, pourrait y contribuer efficacement.
J’ai pu lire dans le rapport que le projet de loi constitutionnelle répondait pour partie à la Charte européenne de l’autonomie locale.
La Commission a-t-elle débattu réellement de ce texte ? Qui peut, par exemple, expliquer au Sénat pourquoi la France a refusé, jusqu’à ce jour, de ratifier ce texte ?
Je l’indiquais, le gouvernement manque de cohérence en cadrant, d’emblée, le débat qui est censé s’ouvrir dans le pays.

Prenons la réforme de l’Etat.
Combien de nos collègues ont pu être informé de la portée de l’article 2 qui autorise non seulement les collectivités territoriales mais aussi l’Etat, à des expérimentations législatives et réglementaires.
Que signifie une expérimentation menée par l’Etat ? Quelles en seront les limites ?
Quel sera le contrôle du Parlement ?
N’est-ce pas introduire dans la Constitution un nouveau pouvoir de l’exécutif plus en contradiction avec les objectifs de renforcement de la démocratie prôné par le texte ?

M. PLAGNOL, Secrétaire d’Etat à la Réforme de l’Etat, expliquait sa conception le l’expérimentation le 22 octobre dernier :
« Nous choisirons un département et une région par exemple et demanderons au Préfet d’expérimenter une remise à plat de l’offre des services publics ».
Vous comprendrez que les défenseurs inlassables du service public que nous sommes s’inquiètent de ces propos qui valident tous nos propos sur les risques de mise en cause de l’unicité du service public en France par la présente réforme.
Oui, décidément, ce projet de loi constitutionnelle mérite un examen beaucoup plus approfondi tant les faces cachées qu’il dissimule sont nombreuses.
J’avoue, par exemple, avoir été étonné des différences d’approche entre le Président PONCELET et le gouvernement sur des questions aussi cruciales que l’autonomie fiscale ou la nature du contrôle du nouveau pouvoir réglementaire conféré aux collectivités ou enfin le devenir des représentations.
Un débat préalable sur ces points aurait pu permettre d’éclairer ceux qui n’ont pas été associés à la préparation des différents textes.

Monsieur le Président, mes cher(e)s collègues, ce projet de loi constitutionnelle revêt une importance considérable.
Mon trouble et celui de beaucoup d’entre vous est renforcé par la rédaction à l’apparence hasardeuse de nombreuses dispositions qui, soit dit au passage, élargira le pouvoir du Conseil Constitutionnel au détriment du Parlement, du fait de son pouvoir d’interprétation ainsi accru.
Mon trouble, Monsieur le Garde des Sceaux, est renforcé quand je vous ai entendu évoqué, devant la Commission, l’avènement d’une véritable « République unitaire, décentralisée », concept assez étonnant qui en dit long sur la précipitation de son élaboration.
Il suffit de lire les auditions de la Commission des Lois, les interrogations que j’évoquais d’entrée de M. GELARD, sénateur, professeur de droit constitutionnel, celles de M. HOEFFEL, sénateur mais aussi président de l’Association des Maires de France qui, après avoir éprouvé la démarche gouvernementale, a multiplié les interrogations, demandant les éclaircissements, qui s’imposent ; ces interrogations qui émergent au sein même de la majorité justifient le vote par le Sénat de ce renvoi devant la Commission des Lois et la saisine pour avis de la Commission des Finances.
Ma demande, au nom du groupe communiste républicain et citoyen me semble d’autant plus fondée, que la Commission des Lois a déposé un article additionnel après l’article 11 qui constitue un véritable appel au renvoi en commission.
« Le projet ou la proposition de révision n’est soumis à délibération ou au vote de la première assemblée saisie qu’à l’expiration d’un délai de trente jours après son dépôt et doit être voté par les deux assemblées en termes identiques. »

Mes cher(e)s collègues, je vous propose simplement d’appliquer par anticipation cette juste proposition du Sénat en adoptant la motion de renvoi en commission de ce projet de loi constitutionnelle qui a été présentée il y a 13 jours seulement par le gouvernement.

Robert Bret

Ancien sénateur des Bouches-du-Rhône
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