Monsieur le Président,
Monsieur le Ministre,
Mes cher-e-s collègues,
Une chose est absolument certaine, Monsieur le Ministre : le gouvernement tient les délais qu’il s’était imparti pour faire adopter son projet de loi constitutionnelle relatif à la décentralisation. De négociations en renoncements, notre Commission des Lois, les députés et sénateurs de la majorité lui apportent sur ce point une aide incontestable.
C’est au pas de charge que vous menez la discussion sur un texte extrêmement important pour l’avenir de nos concitoyennes et nos concitoyens, de notre République, un texte qui est, dites-vous un pilier de vos réformes. Cette volonté d’aller vite vous a interdit de mettre en place des instances de concertation à l’image, il y a dix ans, de la commission Vedel, dont les travaux font encore référence.
Quand vous dites, Monsieur le Ministre, que tous vos opposants sont contre l’initiative locale ou la recherche de l’efficacité de la dépense publique, on voit bien que la précipitation est dangereuse et qu’elle conduit à des caricatures.
Ce texte aurait pourtant besoin de bien plus de débats, de confrontations. Les élus qui participent aux Assises des Libertés locales en confirment le caractère purement formel. Qui plus est, en parallèle, le Premier Ministre a interrogé les Préfets, leur demandant de faire remonter rapidement les « hypothèses concernant l’organisation des services déconcentrés de l’Etat au niveau départemental et régional ». C’est faire fi de ceux qui sont concernés : agents de la fonction publique d’Etat et territoriale, citoyens, parlementaires.
Pourtant votre projet. est loin de faire l’unanimité. Après les critiques fortes émanant du Conseil d’Etat, montent des interrogations, des contestations, des inquiétudes chez les élus, les salariés des administrations et entreprises publiques, mais aussi chez les citoyens avec lesquels, pour notre part, nous débattons.
Je ne vous rappellerai pas les propos de Jean-Louis Debré, Président de l’Assemblée nationale à propos du texte. Vous les connaissez !
Mais de nombreux maires sont légitimement inquiets. Selon un récent sondage IPSOS pour le Courrier des Maires : 37% d’entre eux pensent que le projet de loi est une bonne chose pour toutes les collectivités locales ; 56% pensent qu’il profite davantage aux départements et aux régions. 50% sont favorables à un référendum.
On lit aussi dans le Moniteur du 20 novembre que le problème de la péréquation n’est pas seulement financier. Il s’agit également, notamment pour les maires des petites communes, d’assurer l’accès de chaque citoyen aux services publics, et d’éviter le dépérissement de zones rurales ou urbaines par une judicieuse politique d’investissement.
Nous avons eu l’occasion de rappeler que, sur bien des aspects, vous nous proposiez de vous donner un blanc-seing. Mais, alors que nous était refusée toute information sur les futures lois organiques, le Premier Ministre est allé devant le groupe UMP à l’Assemblée nationale pour lui fournir les précisions que nous demandions. En niant ainsi l’existence de l’opposition, votre décentralisation commence par une atteinte grave portée au règles démocratiques qui doivent présider au fonctionnement de notre Parlement.
Les députés communistes ont demandé l’organisation d’une discussion sur cette question au sein de la Conférence des Présidents, de manière à ce que de tels comportements ne puissent se reproduire au cours de la législature. Je suis tentée, Monsieur le Président, de vous faire, au nom de mon groupe, la même demande.
Cette réforme en profondeur de notre Constitution aurait pu constituer une opportunité de revoir notre système institutionnel, nous interroger sur les dispositions à prendre pour contribuer à résoudre cette crise de la politique qui détourne les électeurs des bureaux de vote.
Décider d’un grand débat national débouchant sur un référendum aurait permis de commencer à prendre cette question à bras-le-corps. Au lieu de cela, vous utilisez l’argument du risque d’abstention pour le refuser le référendum ; c’est navrant ! Et en contradiction avec le Président de la République qui dit vouloir développer la culture du référendum.
Sur le fond du texte, je le répète : son contenu est à l’opposé des nécessaires avancées démocratiques et sociales. Il prépare l’intégration pleine et entière de la France dans une Europe fédérale et libérale. Il remet en cause les fondements de notre République, son caractère unitaire, solidaire.
C’est une France des féodalités, une France des lobbies, du clientélisme, des courtisans, et non une France des citoyens, intervenant individuellement et collectivement sur les décisions qui les concernent, que vous construisez.
Attention aussi, Monsieur le Ministre, à ne pas favoriser, ici ou là les nationalismes, qui n’ont rien à voir avec la légitime reconnaissance de la diversité de nos territoires. Et au moment où se pose la question de l’ouverture des emplois publics aux étrangers vivant sur notre territoire, la corsisation de ces emplois s’y oppose et conduit à tous les régionalismes, vivier des nationalismes.
Nous refusons la vision manichéenne que vous tentez d’instaurer, selon laquelle il n’y aurait d’un côté les décentralisateurs, et de l’autre les opposants à la décentralisation. Il y a par contre des conceptions fondamentalement différentes de ce que nous voulons pour notre peuple et notre pays, deux projets de décentralisation opposés : l’un d’essence libérale et fédérale, l’autre solidaire et citoyen.
Vous dites vouloir combattre les inégalités existant entre les personnes et les territoires. Mais alors, il ne faut pas casser la cohérence nationale en érigeant la spécificité en norme, laisser les collectivités locales seules face aux énormes difficultés auxquelles elles vont devoir faire face. Il faut par contre favoriser l’égalité des citoyens devant les services publics, sur l’ensemble du territoire, jusqu’aux lieux les plus reculés.
Or, ce à quoi vous procédez chaque jour, c’est à des déréglementions, des privatisations -La Poste, EDF, Air France…. Vous attaquez les fondements solidaires de la sécurité sociale, des retraites ; vous mettez en cause les dispositions qui -aussi limitées soient-elles- font obstacle aux licenciements.
Le budget adopté hier est un début d’application de votre projet libéral : plus de crédits pour la justice, la police, l’armée, moins pour le social, l’éducation, la culture, le logement, pour les collectivités locales. Vous supprimez le dispositif emplois-jeunes et 5 600 postes de surveillants.
Le dogme de la diminution des dépenses publiques prime sur la réponse aux besoins des populations. Et je constate que vous substituez de plus en plus souvent le terme « équité » à celui « d’égalité ». Ce n’est pas anodin.
L’identité de vues entre le gouvernement et le Medef est saisissante. Le document que l’organisation patronale vient d’éditer à propos de la décentralisation le montre clairement. Je cite : recentrer le rôle de l’Etat sur ses fonctions régaliennes ; réorganiser l’administration territoriale autour de deux pôles : la région et l’intercommunalité ; créer de véritables blocs de compétence ; recentrer le département et la commune sur leur rôle d’administrations de proximité ; mettre fin à la clause de compétence générale des collectivités territoriales ; reconnaître l’autonomie budgétaire et fiscale des collectivités locales ; alléger la pression fiscale, notamment sur les entreprises.
Comment s’étonner que vous continuiez à exonérer les entreprises et des institutions financières de toute responsabilité en matière de solidarité nationale et de développement des territoires.
J’ajoute qu’il est choquant que, alors que le Medef a les moyens de peser sur le débat, les citoyens en soient écartés.
Les enseignants étaient dans la rue ce dimanche, pour dire leur refus de la mise en cause de l’unicité de l’enseignement, de son égalité. Les cheminots et les salariés de divers services publics, qui ont manifesté en grand nombre le 26 novembre ont dit eux aussi leurs inquiétudes devant la décentralisation telle qu’elle se profile.
Mais le gouvernement a une bien curieuse conception du dialogue avec les syndicats de la fonction publique : il les reçoit, certes, les écoute, peut-être. Mais en tout état de cause, il refuse de les entendre, et décide sans eux.
Votre projet tourne le dos à la demande de démocratisation des institutions de la vie publique ; il écartera davantage encore les citoyens des décisions, puisque les niveaux de décisions chargés de leur répondre n’en auront pas les moyens. Que restera-t-il si les acquis de solidarité de l’après-guerre disparaissent ? L’individualisme et la concurrence, pour le plus grand profit du capital. La décentralisation que vous prônez est la colonne vertébrale d’une véritable « restauration » à laquelle vous ne ménagez pas vos efforts.
Votre insistance à réformer la Constitution ne peut s’expliquer autrement que par le projet de changer en profondeur le projet républicain contenu dans l’actuelle constitution, fondatrice d’un projet commun, solidaire, fruit de longues décennies et de longues luttes sociales et démocratiques. Vous faites un choix de société.
Notre collègue Gérard Delfau l’a dit : le Conseil constitutionnel a souvent été le garant de l’égalité territoriale ; vous voulez faire sauter ce verrou.
Votre réforme permettra de lever toutes les barrières qui font actuellement obstacle à l’instauration d’une France des régions, ultralibérale, affranchie de tous fondements égalitaires et solidaires, en matière sociale et de fiscalité. Elle supprimera ce qui s’oppose à la construction d’une Europe fédérale, inscrite dans le travail engagé par Monsieur Giscard d’Estaing et la Convention européenne. Elle permettra à l’Etat français -en reportant les dépenses publiques sur les collectivités- de respecter les critères du traité de Maastricht et ses 3% de déficit public. Les marchés financiers, le développement de la concurrence ont besoin d’un profonde réorganisation de nos structures institutionnelles et fiscales : vous vous y employez.
Monsieur le Président Poncelet expliquait, sur LCI, le 3 décembre dernier, qu’il préférait la réunion du congrès à l’organisation d’un référendum, parce qu’il y, dans le texte, disait-il « des aspects assez techniques ». Le traité de Maastricht aussi comportait des aspects « techniques » destinés à mettre en œuvre des choix politiques. La droite au pouvoir voulait en dessaisir les citoyens.
Monsieur le Président Poncelet dit encore que le référendum doit être emprunté « sur des sujets extrêmement importants que les Français appréhendent parfaitement ». Mais justement, si un sujet est extrêmement important pour eux, il faut absolument tout mettre en œuvre pour qu’ils le comprennent, en décident. Ou alors, c’est qu’on veut leur cacher les véritables objectifs.
Permettez-moi de citer, pour terminer les propos d’un professeur de droit public, dans un article récent du Figaro, concernant les critiques et les tentatives d’amendement : « le gouvernement serait bien inspiré de les examiner et d’accepter de revoir sa copie. » Elle ajoutait : « il est décidément paradoxal de vouloir faire la démocratie locale au préjudice de la démocratie tout court. »
Monsieur le Président, Monsieur le Ministre, Mes chers collègues, les interrogations, les inquiétudes qui sont venues, depuis la première lecture, conforter les critiques déjà entendues, nous confirment dans le fait que notre Assemblée ne peut pas adopter ce texte dans la précipitation.