Décentralisation, deuxième lecture : demande de renvoi en commission

Publié le 11 décembre 2002 à 18:27 Mise à jour le 8 avril 2015

par Robert Bret

Monsieur le Président,
Messieurs les Ministres,
Mes cher(e)s collègues,

Ce n’est pas par souci de rallonger inutilement des débats considérés déjà comme clos par un certain nombre de responsables politiques que je défends en seconde lecture une motion de renvoi en commission comme je l’avais fait lors de la première lecture.

C’est bien parce que j’ai la conviction profonde que cette discussion est bâclée, que des questions essentielles pour l’avenir de nos institutions sont restées sans réponse et que le Parlement, dans son ensemble, n’a pas été informé des objectifs réels de cette importante réforme, que j’interviens à nouveau devant vous cet après-midi.
Il ne suffit pas, Monsieur le Ministre ou Monsieur le Rapporteur, de vous référer au nombre d’heures de discussion déjà écoulées sur ce texte pour écarter le reproche de la précipitation.

Je ne vous rappellerai pas le calendrier sénatorial. Adopté le 16 octobre dernier en Conseil des Ministres, il est examiné en séance publique le 29 octobre.
13 jours pour analyser une nouvelle architecture des pouvoirs. C’est peu, c’est trop peu. A tel point que la Commission des Lois du Sénat a déposé, je le rappelle, un amendement pour rendre obligatoire un projet de loi constitutionnelle sur le bureau d’une des assemblées, 30 jours avant son examen en séance publique.

Après une longue série de reculade, la majorité sénatoriale a abandonné cette intéressante proposition qui mettait en exergue l’inacceptable précipitation de M. RAFFARIN.
Il est inquiétant pour la démocratie de constater à quel point le pouvoir exécutif a pu mettre au pas le Parlement dans cette affaire.

Des questions graves comme celle de l’article premier dont la rédaction était très clairement mise en cause par la majorité sénatoriale ont été réglées dans les couloirs par le jeu d’habiles pressions. Aucune réponse sérieuse n’a été apportée aux interrogations sur cet article premier qui pose « l’organisation décentralisée de la République ».
Toute personne censée, à droite comme à gauche, a pu noter l’incohérence, le non-sens d’une telle formulation. Il ne faut pas être un constitutionnaliste émérite pour comprendre que ce n’est pas la République qui peut-être décentralisée, au nom de la décentralisation, mais son organisation territoriale.

Cette obstination est inquiétante. Soit elle relève d’une fuite en avant après le constat d’une mauvaise élaboration du projet, soit, et cela est grave, elle relève d’un coup de force des partisans d’une orientation fédéraliste de nos institutions.
Le débat est biaisé. Jamais les options n’ont été clairement posées.
Des propos enrobés aux formules passe-partout du style « les Français veulent la décentralisation », on évite le vrai débat.

Ce vrai débat, je le rappelle, c’est qui oppose les partisans d’une décentralisation s’appuyant sur la démocratisation de nos institutions, de la société et ceux qui conçoivent la décentralisation comme un moyen de casser les résistances au libéralisme que comporte l’idée républicaine, l’idée de solidarité nationale s’appuyant, en particulier, sur des services publics qui couvrent l’intégralité du territoire. Cette dernière décentralisation, c’est celle des potentats locaux, d’une dilution telle des pouvoirs qu’ils ne seront plus identifiables.

Cette décentralisation, que l’on pourrait dénoncer comme une démolition de l’unicité de la République, elle rejoint, dans une harmonie savamment construite, l’évaporation des pouvoirs nationaux au sein d’une construction européenne qui échappe aux règles démocratiques les plus élémentaires.
La dimension européenne des choix du gouvernement et de M. RAFFARIN en particulier qui, rappelons-le, provient de Démocratie libérale, mouvement fédéraliste par essence, ont été absents du débat.
La précipitation que nous avons constaté ici même pour la première lecture est toujours de mise. Le texte voté le 4 décembre par l’Assemblée Nationale a été examiné dès le 5 décembre par la Commission des Lois.

Alors que, comme l’a souligné M. René GARREC, dans son rapport, d’importantes modifications ont été apportées par l’Assemblée Nationale, je reviendrai sur ces points, le temps a-t-il été pris de bien examiner des questions souvent complexes, qui auraient nécessité des nouvelles auditions ? Non, le vote conforme était décidé. Trop de confusion entoure ce débat. Il faut, pour l’Elysée, en terminer au plus vite avant que les oppositions internes à la majorité ainsi que la prise de conscience de nombre d’élus locaux ne mettent à mal cette révision constitutionnelle considérée par le Premier Ministre comme son œuvre maîtresse.
Les inquiétudes se développent, en effet, au sujet de ce texte.
Ces objectifs, transfert de compétences, successifs, désorganisations de la solidarité nationale émeuvent de nombreux élus locaux de tout bord. Le dernier congrès des Maires de France s’est fait l’écho de ce décalage entre les options politiques du gouvernement et la réalité vécue par tant d’élus locaux.
L’incompréhension face au nouvel ordre constitutionnel, face au poids de la région et des structures intercommunales a été arrêté par l’imprécision de la rédaction de ce texte, imprécision partiellement corrigée, mais seulement partiellement, par le Sénat et l’Assemblée Nationale.
L’imprécision, une rédaction bien éloignée de la force qui doit être celle d’un texte constitutionnel, a choqué nombre de juristes.

Comment ne pas reprendre le journal « Le Figaro » qui publiait un article de Mme Anne-Marie Le POURHIET, professeur de droit public, intitulé « Vous avez dit bizarre ? » :
« De part et d’autre de la nouvelle majorité, on s’accorde donc à penser tout bas et parfois à dire tout haut que le texte constitutionnel est une auberge espagnole et que sa rédaction ferait se retourner PORTALIS » éminent professeur de droit « dans sa tombe ». » … « Force est d’admettre » continue Mme POURHIET, « que le gouvernement ne sait pas ce qu’il veut ni où il va et improvise dangereusement » … « Le projet de révision semble vouloir ôter la colonne vertébrale de la France sans être capable de lui substituer une architecture cohérente et risque effectivement de dégénérer en foire d’empoigne ». Le professeur conclut sèchement « Au lieu de se braquer avec rigidité et autoritarisme contre les critiques et les tentatives, le gouvernement serait bien inspiré de les examiner et d’accepter de revoir sa copie ».

Le Sénat n’a pas auditionné M. Didier Mauss, Professeur émérite de droit à l’Université Paris I. Il aurait peut-être dû. M. MAUSS déclarait, en effet, que le droit de priorité au Sénat comporte « un risque de déséquilibre et constitue une entorse à la liberté de choix du gouvernement ». « Quand il y a une nouvelle majorité et qu’elle veut faire passer un projet politiquement un peu sensible, il est normal qu’elle puisse le présenter en premier à l’Assemblée qui est en harmonie avec elle. »
Puisque nous parlons de spécialités, comment ne pas évoquer une nouvelle fois l’avis du Conseil d’Etat que le gouvernement a décidé de dissimuler depuis le début de cette discussion.

La parole du Conseil d’Etat n’est pas pour nous parole d’évangile, mais il apparaît inconcevable, face aux interrogations croissantes sur le sens du projet de loi constitutionnelle dont nous discutons que le gouvernement, jusqu’au bout, refuse d’éclairer le Parlement en enterrant cet avis.
La Commission, Monsieur le Rapporteur, devrait, encore une fois, insister auprès du gouvernement en ce sens. Cette obstination dans la dissimulation ne peut qu’inquiéter.
Enfin, les salariés de la fonction publique d’Etat, comme territoriale, s’interrogent fortement sur leur avenir.
La Commission a-t-elle examiné avec le soin nécessaire les conséquences à venir sur ces corps de projet de révision ? Le débat sur l’évolution possible du statut des enseignants démontre qu’il n’est pas possible d’attendre les lois organiques pour débattre d’un sujet qui concerne des milliers de personnes. Le cadre, c’est aujourd’hui qu’il se fixe.

C’est ce cadre qui permettra toutes les dérives. Les lois organiques seront d’application. L’attitude du gouvernement sur les lois organiques nous apparaît de plus en plus critiquables.
Nous n’aurons eu de cesse, avec d’autres, à droite comme à gauche, de souligner l’importance d’une information la plus complète possible du parlement sur ce point.
M. RAFFARIN et ses ministres ont toujours refusé de rendre public le contenu de ces projets.
Par contre, le Premier Ministre s’est rendu devant le groupe de l’UMP de l’Assemblée Nationale le 13 novembre, si je me rappelle bien, pour l’informer, de manière détaillée, sur ces textes.

De qui se moque-t-on aujourd’hui ? Nous naviguons à vue, alors que les objectifs sont déjà connus. Il y a là un mépris du parlement et de l’opposition qui n’est pas acceptable.
Comment peut-on, par exemple, discuter sérieusement de l’article 6 relatif à la fiscalité locale si l’on ne dispose pas d’une vision précise de la réforme envisagée par le gouvernement en ce domaine ?
Le Premier Ministre, récemment, indiquait devant l’Institut de décentralisation, que des expérimentations touchent à, je cite, « seraient engagées. Le produit de quel impôt sera transféré aux collectivités locales ? Il s’agit d’un enjeu lourd qui ne peut autoriser de telles imprécisions ».
Je m’étonne encore une fois que la Commission des Finances du Sénat n’ait pas jugé bon de saisir pour avis, contrairement à celle de l’Assemblée Nationale, du projet de révision.

Jeudi dernier, la Commission des Lois du Sénat s’est donc à nouveau réunie.
A la lecture des compte rendus et du rapport écrit, l’impression de « malaise » qu’évoquait notre collègue Paul GIROD, lors de la première lecture perdure.
Comment ne pas percevoir, malgré la soumission affichée au pouvoir exécutif des critiques qui demeurent fortes.
Le vote conforme confirmé à la raison d’Etat. Approfondi, le débat mettrait en péril le Premier Ministre. Il faut donc avancer coûte que coûte.

Cette révision constitutionnelle, au-delà de ses aspects brouillons, est importante. Elle est imprégnée de la volonté de rupture, quoi qu’en dise ses partisans. Cela mérite mieux qu’une adoption en catimini.
Certains points méritent d’être réexaminés par la Commission et justifient la présente motion :
Tout d’abord, qu’en est-il exactement du champ couvert par l’article 3 dans sa nouvelle rédaction.

Le texte modifié par l’Assemblée Nationale restreint la primauté de l’Assemblée Nationale au texte ayant pour objet principal l’organisation des collectivités locales.
Certes, le terme d’organisation est, vous avez bien précisé, mais le fait qu’un objet ou des objets secondaires se trouvent ainsi soumis en priorité au Sénat laisse une marge de manœuvre indéterminée.
A l’article 4, l’Assemblée Nationale a introduit la notion de groupements de collectivités locales dans les dispositions relatives « au chef de file ».

Il s’agit d’une curiosité puisque les structures intercommunales ont été écartées de la liste des collectivités reconnues par la Constitution.
Un autre point reste en débat, sur cet article 4, il concerne les droits constitutionnels garantis. On peut craindre que si le texte est adopté en l’état, il autorisera à modifier un tel droit s’il n’est pas considéré, a posteriori, par le Conseil Constitutionnel, comme « essentiel ».
A l’article 6, le débat n’est pas clos sur la péréquation. Le Sénat privilégie la référence à la compensation des inégalités.

Pierre MEHAIGNERIE, Président de la Commission des Finances du Sénat, a substitué l’idée de favoriser l’égalité, concept beaucoup plus évasif qui évitera à l’Etat de devoir remplir ses engagements.
Enfin, une disposition étonnante a été insérée dans l’article 7 du projet de révision qui reconnaît les populations d’outre mer comme partie intégrante du peuple français.

La formulation retenue, condescendante, a de forts relents colonialistes. Le sérieux de nos débats, la crédibilité du texte constitutionnel ne peut autoriser l’adoption de l’article 7 ainsi modifié.
Ces quelques points examinés brièvement sur lesquels nous reviendrons à l’occasion de la discussion des articles, démontrent la nécessité d’approfondir notre réflexion et d’éviter toute précipitation.
C’est la Constitution qui est en débat et non pas un projet de loi secondaire.

La question de la nécessité même de la révision constitutionnelle se pose comme le rappelait fort judicieusement le Président de l’Assemblée Nationale, Jean-Louis DEBRE.
Mais si nous devons le faire, faisons-le au moins sérieusement.
C’est dans cet objectif que je vous propose, mes cher(e)s collègues, d’adopter ce renvoi en Commission.

Robert Bret

Ancien sénateur des Bouches-du-Rhône
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