Monsieur le Président,
Monsieur le Ministre,
Mes chers collègues,
Permettez-moi tout d’abord de vous faire part de la stupéfaction qui est la nôtre, partagée je crois par la quasi-totalité des professionnels de justice, à l’annonce d’abord d’un projet de loi qui étendait les compétences des juges de proximité, puis ensuite par la substitution au projet d’une proposition de loi…
En effet, comment une telle proposition de loi peut-elle être présentée aux parlementaires, alors que la mise en place des juges de proximité, laborieuse et tout juste balbutiante, ne fait pas, c’est le moins que l’on puisse dire, preuve de son efficacité.
Nous nous sommes opposés il y a deux ans à la loi portant création des juges de proximité. La justice avait certes besoin d’une réforme, mais pas celle-ci. Au contraire, elle se trouve affaiblie par la multiplication des ordres de juridictions, la multiplication des magistrats aux compétences diverses mais pourtant enchevêtrées. Loin de déjudiciariser les conflits, la création d’une juridiction de proximité hier et l’extension de ses compétences aujourd’hui confortent l’idée que toute solution doit être trouvée devant un tribunal.
Par ailleurs, la juridiction de proximité ne garantit en rien les droits des justiciables, notamment en ce qui concerne le principe du procès équitable auquel tout citoyen a droit. Etendre les compétences de ces juges fait donc peser de lourdes menaces sur l’avenir de notre justice.
Enfin, en dépit de l’absence de tout bilan de la Chancellerie, que constate-t-on ? Aujourd’hui, on ne dénombre que 172 juges de proximité en exercice. Le profil type d’un juge de proximité est celui d’un homme retraité ou exerçant une profession juridique, âgé en moyenne de 58 ans, ou d’une femme très diplômée ayant cessé son activité professionnelle pour élever ses enfants. La profession de juriste d’entreprise est majoritairement représentée, ainsi que celle d’avocat. Bref, les juges de proximité sont loin de représenter la diversité de la société civile.
Comment dans ces conditions nos collègues Jean-Jacques Hyest, Christian Cointat et François Zocchetto peuvent proposer aujourd’hui d’étendre les compétences des juges de proximité, alors que nous n’avons visiblement pas le recul nécessaire sur l’utilité des juridictions de proximité ?
En matière civile, la proposition de loi relève le taux de compétence de la juridiction de proximité, en passant de 1500 à 4000 euros. En matière pénale, l’objectif est de permettre à un juge de proximité de siéger aux côtés de deux magistrats professionnels dans les formations collégiales correctionnelles.
Quant à la clarification des compétences entre le tribunal d’instance et le tribunal de grande instance présentée par la proposition de loi, elle ne fait que corriger l’un des effets pervers de la mise en place d’un nouvel ordre de juridiction, à savoir l’enchevêtrement des compétences entre tribunal d’instance, juridiction de proximité et tribunal de grande instance.
Il convient donc de s’attarder sur la véritable préoccupation de nos collègues signataires de la proposition de loi, à savoir l’extension des compétences des juges de proximité.
Cette extension ne sera pas sans conséquences pour les justiciables, et c’est ce que nous tenterons de vous démontrer lors de nos diverses interventions. Mais elle ne sera pas non plus sans conséquences sur le fonctionnement de la justice, alors qu’elle est actuellement en manque de magistrats professionnels.
Trois points posent véritablement problèmes aujourd’hui.
La formation tout d’abord. Celle-ci s’avère être extrêmement insuffisante, compte tenu de l’importance de la fonction de juger. En effet, cinq jours de formation théorique à l’Ecole nationale de la magistrature, puis 16 ou 24 jours de stage en juridiction, selon que celui-ci sera non probatoire dans le premier cas ou probatoire dans le second, non ne peuvent garantir une formation de qualité. Sans compter que c’est le Conseil supérieur de la magistrature qui décide seul si le stage est probatoire ou non. Ce dernier point pose évidemment la question de l’égalité des candidats dans la formation.
Par ailleurs, il est à noter que rien dans le budget 2005 n’est prévu pour augmenter les capacités de l’ENM en matière d’offre de formation.
L’extension de leurs compétences aujourd’hui proposée ne sera pas accompagnée d’une meilleure formation, ce qui nous semble évidemment contestable compte tenu du nouveau taux de compétences de la juridiction de proximité. Les litiges de 4000 euros sont loin désormais des « petits litiges de la vie quotidienne » des débuts de la justice de proximité. Si le gouvernement augmente le contentieux confié aux juges de proximité, il aurait au moins fallu revoir la durée de la formation.
Deuxième point à soulever : le fait que la juridiction de proximité statue en dernier ressort ensuite. En effet, les justiciables sont dans l’impossibilité de faire appel d’une décision d’un juge de proximité. Le seul recours dont ils disposent est le pourvoi en cassation. Dois-je rappeler que la cours de cassation juge en droit mais ne revient pas sur les faits ? Or, compte tenu du peu de formation dont disposeront les juges de proximité, il est légitime de s’interroger sur leur capacité à rendre un jugement. Ne pas prévoir de procédure d’appel dans ces conditions constitue un danger pour les justiciables quant à la protection de leurs droits. Le danger est d’autant plus grand qu’avec cette nouvelle extension des compétences, les litiges seront encore lus compliqués, tant dans les faits qu’en droit. Il est incompréhensible que dans ces conditions, les justiciables ne puissent faire appel de la décision rendue.
Enfin, il est un dernier point sur lequel il est nécessaire d’insister. Il s’agit de l’extension des compétences des juges de proximité en matière pénale. Trois aspects de cette réforme méritent toute notre attention.
Tout d’abord, l’intervention des juges de proximité en correctionnelle sera laissée à l’entière discrétion des présidents de tribunaux de grande instance. Ceci constituera une source de fragilisation de l’impartialité des juridictions, ainsi qu’une source d’inégalité des justiciables devant la loi, dans un domaine où sont pourtant directement en jeu les libertés individuelles.
Cette inégalité sera de surcroît aggravée par l’impossibilité matérielle de constituer partout sur le territoire et pour toutes les audiences des juridictions correctionnelles collégiales de la même manière.
Le Conseil constitutionnel a d’ailleurs eu l’occasion de se prononcer sur ce problème, dans sa décision du 23 juillet 1975. Il considérait alors que, dans le cas où « des affaires de même nature pourraient ainsi être jugées ou par un tribunal collégial ou par un juge unique, selon la décision du président de la juridiction », un tel pouvoir confié au président de la juridiction « met en cause, alors surtout qu’il s’agit d’une loi pénale, le principe d’égalité devant la justice qui est inclus dans le principe d’égalité devant la loi proclamé dans la Déclaration des Droits de l’homme de 1789 et solennellement réaffirmé par le préambule de la Constitution ».
L’intervention des juges de proximité dans les audiences correctionnelles dans les conditions proposées aujourd’hui poserait certainement les mêmes difficultés, ce qui n’est évidemment pas acceptable pour les justiciables.
Par ailleurs, nous estimons dangereuse la possibilité offerte au président du tribunal de grande instance de désigner, pour valider les mesures de composition pénale, tout juge de proximité de son ressort.
Enfin, nous sommes particulièrement inquiets sur la participation des juges de proximité au jugement des délits correctionnels. Il est en effet difficilement admissible qu’un juge non professionnel se prononce en matière de peine privative de liberté.
Ces trois points problématiques sont purement et simplement balayés d’un revers de main par nos collègues de la majorité, qui aujourd’hui jouent ni plus ni moins les hommes liges du gouvernement, en reprenant à leur compte l’avant-projet de loi de la Chancellerie.
Devant une telle obstination à faire passer une réforme rejetée par tous les professionnels de justice, et dont l’urgence n’apparaît pas clairement, on peut s’interroger sur les réelles motivations du gouvernement.
La justice de proximité et son extension ici proposée serait pour vous le moyen de faire des économies. Formation au rabais, rémunération sous forme de vacations, tout ceci engendrerait une justice moins coûteuse.
Toutefois, il n’apparaît pas que les vacations reviennent moins cher au ministère de la justice que la rémunération d’un magistrat professionnel, exerçant à temps plein.
Je le disais en introduction, l’instauration d’une nouvelle juridiction de proximité est un échec patent. La presse s’en est d’ailleurs largement fait l’écho.
Echec sur le mode de recrutement d’abord. En effet, l’objectif affiché du gouvernement était soi-disant de faire participer les citoyens aux décisions de justice. Les juges de proximité devaient être recrutés au sein de la société civile. Que constatons-nous aujourd’hui ? Les juges de proximité déjà nommés sont en majorité d’anciens professionnels du droit -avocats, magistrats, juriste d’entreprise- ou pire, d’anciens policiers ou gendarmes.
Plusieurs questions se posent. Outre que le recrutement est « étonnement » notabiliaire, l’impartialité ne peut être respectée alors que les juges de proximité peuvent être confrontés à d’anciens collègues.
Comment dans ces conditions assurer un procès équitable ? C’est impossible, et extrêmement préjudiciable pour les justiciables.
Par ailleurs, des difficultés sont apparues lors du recrutement de ces juges de proximité. Vingt-trois juges ont déjà démissionné, estimant que leur formation était insuffisante. En effet, ne devient pas juge qui veut. Si les anciens professionnels du droit rencontrent peu de difficultés dans leurs nouvelles tâches, les candidats ayant les vingt-cinq années d’expérience requises ont du mal à rédiger des jugements motivés.
Le but était de désengorger les tribunaux. Or, moins de 5% des affaires civiles des tribunaux d’instance sont actuellement traitées par les juges de proximité.
Par ailleurs, les juges d’instance se retrouvent actuellement enlisés dans les problèmes logistiques et juridiques en raison de l’approximation avec laquelle a été mise en place cette juridiction de proximité.
En effet, non seulement les juges de proximité n’ont pas amélioré la situation des tribunaux d’instance -ceux qui, pourtant, fonctionnent le mieux- mais ils ont plutôt contribuer à les désorganiser : problèmes de locaux, ou bien encore de partage des greffiers. Loin de soulager les juges d’instance, ils leurs donneraient plutôt du travail supplémentaire : formation, organisation des audiences, calcul des vacations : bref, beaucoup de problèmes logistiques pour bien peu d’affaires traitées.
Par ailleurs, sur le plan juridique, les juges d’instance sont confrontés à quelques incohérences. En attendant les 3300 juges de proximité, ils sont dans l’obligation de traiter les contentieux relevant des deux juridictions, et donc de changer de casquette selon les faits qu’ils ont à juger. Il n’est pas rare que les situations rencontrées soient quelque peu ubuesques !
En conclusion, il semble aujourd’hui indéniable que les moyens ne suivent pas les ambitions. Vous vouliez une réforme de la justice, afin de désencombrer les tribunaux : finalement, une nouvelle juridiction a été mise en place. Non seulement elle a fait preuve d’inefficacité et, paradoxalement, a désorganisé les tribunaux d’instance, mais en plus elle ne disposera même pas de moyens supplémentaires pour faire face à l’extension des compétences prévue aujourd’hui. Devant tant d’incohérences, nous ne pouvons que rejeter avec force une telle proposition de loi.