Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, la simplification du droit est « une formule si creuse et si vague qu’elle ne peut donner son unité à un dispositif qui part dans tous les sens ». Ces propos du professeur Pierre Delvolvé résument très bien la situation.
Nous sommes aujourd’hui saisis du troisième texte de ce type depuis le début de cette législature, et du sixième depuis 2002 – je les ai tous vus défiler dans cet hémicycle.
À la lecture de l’intitulé de cette proposition de loi, on aurait pu légitimement s’attendre à ce que son seul objectif soit de résoudre les difficultés rédactionnelles, d’interprétation ou d’application de dispositions législatives existantes, soit que ces dernières soient imprécises, complexes ou obsolètes, soit qu’elles constituent des contraintes inutilement lourdes.
En réalité, cette proposition va largement au-delà d’une simplification à droit constant. En cela, elle s’inspire des textes précédents, et tend même à les dépasser.
Un petit nombre seulement des articles de ce texte visent à clarifier des normes contradictoires ou imprécises. Les autres visent non pas à simplifier le droit, mais à le modifier de façon substantielle.
L’intitulé de cette proposition de loi prête donc à sourire. Simplification, nous dites-vous ? En fait, seuls les projets qui se cachent derrière la grande majorité de ces alinéas sont simples à déceler ! Nul ne peut donc prétendre raisonnablement remettre de l’ordre avec un tel désordre, sinon la majorité, ou M. le garde des sceaux – cette proposition de loi ayant été déposée voilà plus d’un an, je reconnais toutefois que vous ne sauriez en être tenu pour responsable, monsieur Mercier ! (M. le garde des sceaux s’entretient avec M. le rapporteur.) Vous ne m’écoutez pas : ce n’est pas grave !
La simple lecture du texte nécessite un travail titanesque de décryptage. Vous y faites parler les mots avec excès, si bien qu’ils perdent constamment leur sens. La langue française, celle-là même que nos dirigeants entendent promouvoir lorsqu’ils évoquent à la pelle des problèmes d’assimilation, est pourtant très bien faite de ce point de vue : une amélioration signifie un changement, en mieux.
M. Jean-Pierre Sueur. Voilà !
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Or ce texte s’inscrit au contraire dans la vaste entreprise de dégradation des conditions d’élaboration de notre droit, de même qu’il est truffé de dispositions qui amenuisent les droits de nos concitoyens et avalisent le « parlementarisme maîtrisé », cher au Président de la République et, semble-t-il, à la majorité. Il y a pléthore de termes que vous auriez pu employer pour nommer ce texte, mais, à l’évidence, ni « simplification », ni « amélioration » du droit !
Ce texte, qui compte cent cinquante-huit articles, comprend ainsi des dispositions qui touchent, tous azimuts, l’ensemble de nos codes.
Gardons en mémoire la loi du 12 mai 2009, déjà dite de simplification. Son article 124 comportait cinquante-sept dispositions législatives différentes, dont celle qui a fait scandale à propos de la scientologie. Vous voyez, mes chers collègues, qu’une petite mesure détestable parvient toujours à se glisser au travers de ces textes. En l’occurrence, il s’agissait, étrangement, de la trente-troisième mesure, perdue au milieu de toutes les autres…
En 2006, la Cour des comptes, sur lettre de mission de l’ancien secrétaire d’État à la réforme de l’État, M. Éric Woerth, avait rendu un rapport dans lequel elle était chargée d’évaluer les effets de la loi du 2 juillet 2003 habilitant le Gouvernement à simplifier le droit par voie d’ordonnances sur la base d’« une analyse précise et objective du résultat obtenu » par lesdites ordonnances.
La Cour des comptes a relevé à cette occasion que cette loi, à l’image d’ailleurs de l’ensemble des prétendues lois de simplification, a été l’occasion d’un « effet d’aubaine législatif » et que, « si elle se montrait relativement efficace lorsque prédominaient les enjeux procéduraux, elle ne constituait pas un point d’entrée pertinent pour les réformes de fond et s’avérait inopérante lorsque la complexité des textes renvoyait à la complexité des réalités de notre société ». Dès lors, cette institution relevait que l’utilisation des « ordonnances de simplification pour produire du droit nouveau ne contribue pas à la lisibilité du processus ». Apparemment, vous n’en avez cure !
Les différents articles de cette proposition de loi visent à réformer les normes comptables des PME, le droit de la santé publique, le statut des architectes, le droit de préemption en matière d’urbanisme – ce qui n’est pas une petite affaire ! –, les groupements d’intérêt public, en en supprimant au passage, et à transposer dans le droit français des directives européennes sur la TVA et les services… Et j’en passe !
Heureusement, M. le rapporteur a supprimé quelques articles qui apparaissaient vraiment abusifs.
Toutefois, de nombreuses dispositions de ce texte visent à transposer la directive Bolkestein, qui avait tant fait parler d’elle au moment du débat sur le traité constitutionnel européen, que les Français, je vous le rappelle, ont massivement rejeté. Vous avez choisi une méthode de transposition en catimini, critiquable tant sur la forme que sur le fond.
Par ailleurs, depuis 1991, dans les rapports qu’il publie annuellement, le Conseil d’État n’a eu de cesse d’exprimer son inquiétude devant la complexification du droit, en particulier dans son rapport de 2006, à l’intitulé révélateur : « Sécurité juridique et complexité du droit » ! Il déplorait à cette occasion la « logorrhée législative et réglementaire » et « l’instabilité incessante et parfois sans cause » des normes. Nous ne pouvons que confirmer cette dévaluation constante de notre droit parce que, non seulement nous légiférons trop, mais nous légiférons mal.
En tant que parlementaires, nous le regrettons profondément, car, au-delà de nos clivages politiques de fond, cela a pour corollaire une déconsidération sans précédent du travail inhérent à l’exercice de notre mandat.
Pire, l’insécurité juridique qu’elle génère pour nos concitoyens atteint des proportions particulièrement préoccupantes pour notre état de droit.
Nous sommes d’ailleurs aux premières loges pour constater à quel point cette dérive a été accentuée par le mandat de l’actuel Président de la République, la grande majorité des textes dont nous avons été saisis – et ils ont été très nombreux ! – faisant l’objet d’une procédure accélérée. Il est du reste à noter que 90 % d’entre eux étaient des projets de lois.
Au demeurant, il est aujourd’hui particulièrement délétère pour notre démocratie que le domaine d’initiative parlementaire serve de réceptacle aux caprices du Gouvernement. Et vous n’en êtes pas à votre premier ballon d’essai !
Cela a deux conséquences majeures : d’une part, sur la considération du travail parlementaire, comme je l’évoquais voilà un instant, et, d’autre part, sur l’exigence constitutionnelle de clarté et de lisibilité de la loi pour nos concitoyens.
Il me semble en effet nécessaire de rappeler que, aux termes de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, « la loi est l’expression de la volonté générale »… Cela exclut a priori les intérêts particuliers, si bien portés par les lobbies ici même, mais c’est une chose que la majorité présidentielle a manifestement du mal à comprendre.
Aussi, il convient également de rappeler que, aux termes du premier alinéa de l’article 3 de la Constitution, « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants ».
Personne n’est au-dessus de notre loi fondamentale. L’ignorer relève d’une irrévérence, dont vous devrez répondre. En revanche, lorsqu’il s’agit de faire usage de l’article 40 pour balayer nos propositions d’un revers de main, pour des raisons fort obscures, voire même, parfois, incompréhensibles, nul besoin de vous aviser : vous maîtrisez parfaitement la technique !
Le Conseil constitutionnel a déduit de ces articles 3 de la Constitution et 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qu’ils imposaient le respect des exigences de clarté et de sincérité du débat parlementaire, et en a fait la base de nombre de ses décisions.
Le premier manquement à ce principe de sincérité est d’affirmer que ce texte est une proposition de loi, alors qu’il s’agit de facto d’un projet de loi, au demeurant préparé par un cabinet privé. Belle gageure que d’avoir tenté de nous faire croire le contraire !
D’ailleurs, on ne peut que constater que M. Warsmann a été bien aidé dans son œuvre. En effet, à la suite de la saisine du Conseil d’État par le président de l’Assemblée nationale, onze rapporteurs ont été chargés de l’examen des différents articles, et les cinq sections administratives ont été saisies du texte. Des représentants du Gouvernement et de l’administration centrale ont apporté leur contribution au travail des rapporteurs. Vous conviendrez, mes chers collègues, qu’il y a là une disproportion flagrante, et contestable, entre les moyens déployés pour le travail administratif et technique et ceux qui sont alloués au bon fonctionnement du travail parlementaire. Comment voulez-vous qu’un parlementaire réalise en quelques jours ce qui a été brodé en plusieurs mois par un escadron de juristes émanant de cabinets et de l’administration ?
Nous sommes certes convaincus que la représentation nationale devait se saisir de cette question, en débattre et tenter de lui apporter les réponses nécessaires à la clarification, à la lisibilité et à l’applicabilité des normes.
Dans son rapport, qui a néanmoins le mérite de l’honnêteté,…
M. Michel Mercier, garde des sceaux. Pourquoi « néanmoins » ?
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. … M. Saugey estime qu’il faudra « à l’avenir revenir sur l’esprit qui a animé à l’origine cet utile mouvement de toilettage du droit ». Mais pourquoi ne pas conjuguer cette nécessité au présent, en rejetant ce projet et en tentant dès à présent de suivre une autre voie ? Ce constat, monsieur le rapporteur, nous l’avons déjà fait à six reprises ! Comprenez donc que nous ayons quelques difficultés à croire aujourd’hui ceux qui prétendent que nous ferons mieux à l’avenir.
Certains des sujets abordés dans ce texte exigent des discussions approfondies et spécifiques. Nous n’avons eu de cesse, sur certaines travées de cet hémicycle, d’affirmer notre volonté de reconquérir la maîtrise publique des services publics et des entreprises nationales. Cela passe évidemment par le rejet en bloc des dispositions et du projet de société que porte la directive Bolkestein. Ces sujets méritent débat. Mais voilà qu’au détour de cette proposition de loi, qui entend « simplifier le droit », on transpose à bon nombre de domaines et de professions cette directive, que nous considérons pour notre part comme scélérate.
Encore une fois, le Gouvernement, pressé par le temps, use de tous les procédés, aussi anti-démocratiques soient-ils, pour faire passer des dispositions partout et n’importe quand.
Les États membres de l’Union disposaient de trois ans à compter de la publication de la directive, c’est-à-dire jusqu’au 28 décembre 2009, pour assurer sa transposition. Le processus de transposition de la directive, qui est toujours en cours, constitue une étape déterminante dans la sanctuarisation de plusieurs services par rapport aux règles de la concurrence et du marché intérieur.
Outre le retard qu’ont pris les travaux, et le manque patent de moyens de la cellule interministérielle qui en est chargée, ce qui n’est guère étonnant, la méthode de transposition choisie a été très largement critiquée, y compris parmi les membres de la majorité. Le rapport d’information parlementaire sur la transposition de la « directive services », présenté par le sénateur Jean Bizet, levait toute ambiguïté quant à la possibilité pour la représentation nationale de débattre des nombreux enjeux de sa transposition quelques mois avant son entrée en vigueur.
Il affirmait que « le gouvernement français a abandonné l’objectif […] de déposer un projet de loi-cadre pour transposer la directive ». On savait déjà que la transposition se ferait via une multitude de projets de loi sectoriels, et c’est en effet ce qui se passe.
Le rapport nous indiquait aussi qu’il n’y aurait « pas de recours aux ordonnances, en principe », tout en prenant la sage précaution de mentionner qu’« il faut toutefois rester vigilant en la matière ». C’est le cas de le dire, mais pourrons-nous l’être ? Nous sommes aujourd’hui en droit de douter de vos « principes » au regard de la façon dont la France est gouvernée et la démocratie malmenée.
Dans ce contexte, il ne semble pas acceptable que les importants enjeux de la transposition soient débattus, par défaut, dans le cadre d’une proposition de loi de simplification du droit, censée, qui plus est, n’apporter de modifications qu’à droit constant !
Tout comme il paraît aussi quelque peu étrange qu’une proposition de loi ratifie une ordonnance prise par le Gouvernement.
Quant aux autorisations de légiférer par voie d’ordonnance pour transposer des directives, contenues à l’article 151, considérez-vous qu’elles constituent une simplification du droit ? Encore une fois, nous regrettons que l’on procède de la sorte.
M. Jacques Mézard. Très bien !
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Qui plus est, nombre d’amendements déposés à la dernière minute relèvent du même tour de passe-passe. Par exemple, il est pour le moins surprenant, et à mon sens peu recevable, que M. Zocchetto ait pris l’initiative de déposer un amendement qui bouleverse une tradition contentieuse multiséculaire, basée sur un système inquisitorial, en modifiant substantiellement le rôle du rapporteur public.
Mais, le plus grave, c’est que cet amendement a, me semble-t-il, reçu un avis favorable de la commission des lois sans aucune discussion préalable, à moins que je n’aie eu un moment d’inattention en plein débat sur les retraites, mais cela n’excuse en rien le résultat.
Au fond, sous le prétexte de simplifier le droit, le Parlement est dessaisi de son pouvoir législatif. Cette façon de faire est outrageante pour la représentation nationale. Nous regrettons de devoir aujourd’hui participer à une parodie de débat, qui, disons-le clairement, n’honore pas le Parlement !