Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, nous ne partageons pas la satisfaction de M. le président-rapporteur de la commission des lois sur ce texte ni son avis selon lequel nous n’aurions qu’à suivre les députés ! Je rappelle tout de même qu’une partie de nos problèmes réside dans le fait que le nombre de députés a été constitutionnalisé, ce que, pour notre part, nous avons regretté. Nous avions évidemment voté contre cette mesure, car elle ne nous paraissait pas correcte.
La question que nous abordons mérite mieux qu’un traditionnel échange du type : « vous ne l’avez pas fait » entre l’opposition et la majorité.
Le projet de loi qui nous est soumis n’intervient pas dans un contexte anodin. Depuis 2007, et avec le consentement de la majorité, le Président de la République, impose sa marque sur les institutions. Il met en place progressivement, par couches successives, une concentration des pouvoirs entre ses mains, ce que certains appellent l’hyper-présidence.
Première étape : le Gouvernement et son Premier ministre se sont effacés, entraînant avec eux le peu de démocratie parlementaire qui subsistait dans la Ve République. C’est le chef de l’État qui décide de tout, dans le moindre détail, sans être le moins du monde responsable devant le Parlement.
Deuxième étape de la prise de pouvoir : la reprise en main du Parlement. La révision constitutionnelle de 2008, contrairement à ce qui a été asséné par la communication gouvernementale, n’a pas renforcé les droits du Parlement. Elle a principalement limité le temps disponible pour débattre des projets de loi gouvernementaux.
Comme, dans le même temps, la précipitation est de mise, avec une inflation législative constante, due notamment aux lois d’affichage et d’opinion, le Parlement est progressivement asphyxié.
Troisième étape : la mise sous tutelle des collectivités locales. Le Président de la République et les forces qu’il représente ne peuvent pas supporter longtemps, semble-t-il, une décentralisation qui, de fait, s’oppose au jusqu’au-boutisme libéral prôné par le Président.
Les projets de lois relatifs aux collectivités territoriales, dont nous entamerons demain l’examen avec le projet de loi organisant la concomitance des renouvellements des conseils généraux et des conseils régionaux, ont pour objectif une reprise en main par le pouvoir central, si central qu’il se limite à l’Élysée.
Le Président de la République utilise ainsi à plein l’opportunité offerte par la réduction à cinq ans du mandat présidentiel et l’inversion du calendrier électoral, qui donne la prééminence à l’élection présidentielle sur l’élection législative.
Le projet de redécoupage dont nous sommes saisis et la création, en remplacement des conseillers régionaux et généraux, des futurs conseillers territoriaux élus selon un mode de scrutin favorisant outrageusement l’UMP, créent les conditions d’un maintien du parti présidentiel, même placé en situation de minorité.
Certes, je ne peux pas le vérifier,…
M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur. Il faut organiser une élection pour cela !
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. … mais il a été dit, à plusieurs reprises, que même si la gauche recueillait 51 % des voix, elle ne pourrait pas être majoritaire à l’Assemblée nationale à l’issue de ce redécoupage. Je ne peux pas être affirmative sur ce point, monsieur le secrétaire d’État, mais je constate que vous ne le contestez pas et, surtout, que vous ne nous démontrez pas le contraire, ce qui est plus ennuyeux.
Vous défendez obstinément le scrutin uninominal à deux tours, arguant que ce mode de scrutin est habituel et historique dans nos institutions, mais vous proposez un scrutin uninominal à un tour pour l’élection des futurs conseillers territoriaux, ce qui permettra à l’UMP, avec par exemple 30 % des voix, de rafler la mise et d’obtenir une majorité de conseillers territoriaux.
La logique qui sous-tend ces deux projets, qu’il s’agisse de l’élection des députés ou de celle des conseillers territoriaux, est la même : tous deux mettent à mal la démocratie et le pluralisme.
Le parcours de ce projet de redécoupage électoral montre bien votre volonté de passer en force : utilisation de la procédure des ordonnances, que nous récusons, selon l’article 38 de la Constitution. Ainsi, après le feu vert de la majorité à l’Assemblée nationale et au Sénat, le Gouvernement a eu les mains libres pour élaborer seul un projet de loi, lequel fut ensuite soumis au contrôle du Conseil constitutionnel et à l’avis de la commission présidée par M. Guéna, commission qui n’a d’indépendante que le nom. Certes, cette commission n’a pas été récusée par le Conseil constitutionnel, mais je ne dirai pas ici ce que j’ai toujours pensé du mode de désignation des membres du Conseil constitutionnel.
Le Conseil constitutionnel vous a tout de même fait quelques misères en exigeant que certains départements ne comptent plus qu’un député ou en demandant qu’un seul député représente Saint-Barthélemy et Saint-Martin. Il fallait bien que le Conseil constitutionnel conserve sa crédibilité ! Il eut été curieux, en ces temps de crise, que l’on accorde un député à un paradis fiscal déguisé en territoire destiné aux riches de ce monde en discriminant la Guadeloupe et la Martinique voisines.
En revanche, sur les inégalités démographiques persistantes, sur les découpages artistiques et surprenants, sur les conditions d’élection des onze députés représentant les Français établis hors de France, le Conseil constitutionnel est resté bien timoré, ce qui est habituel de sa part.
En matière de découpage de circonscriptions électorales, nous estimons qu’un principe doit guider tout législateur : l’égalité des citoyens devant le suffrage ; un homme représente une voix.
La dernière élection législative s’est certes effectuée sur une base démographique faussée, mais vous ne vous en êtes pas plaints. Je rappelle que le député de la deuxième circonscription de la Lozère représente 34 374 habitants alors que celui de la deuxième circonscription du Val-d’Oise en représente 188 240 !
Il n’était pas acceptable de continuer longtemps ainsi, que la France représentée à l’Assemblée nationale soit toujours celle de 1982, date du dernier recensement pris en compte, et que le découpage demeurant en vigueur soit toujours celui qui a été mis en place par M. Pasqua en 1986, ce qui nous avait valu le prix de la meilleure affiche politique de l’année.
Il est regrettable que la commission présidée par M. Bordry et mise en place en 2005 pour modifier cette situation n’ait pu aboutir pour des raisons partisanes, ce qui a permis de perpétuer l’avantage de l’UMP en 2007.
Qu’en est-il de l’ordonnance qu’il nous est demandé de ratifier aujourd’hui ?
La commission précitée recommandait l’instauration d’un écart maximum entre la population de chaque circonscription et la moyenne départementale. C’est la moindre des choses ! Quoi que vous en disiez, monsieur le secrétaire d’État, vous en êtes toujours loin, ce pourcentage n’ayant pu être réduit à moins de 17,5 %.
Permettez-moi de vous donner un exemple pour illustrer mon propos : selon le nouveau découpage, une circonscription des Hautes-Alpes comprendra 60 000 habitants alors qu’une autre circonscription située en Seine-Maritime en comprendra 146 000. On est donc loin de l’égalité ! Un électeur de Seine-Maritime pèsera toujours deux fois moins qu’un électeur des Hautes-Alpes.
De nombreux exemples de ces inégalités persistantes ont déjà été présentés, à l’instar du découpage abracadabrantesque de la onzième circonscription des Bouches-du-Rhône. ; je vous épargne les détails, car ils ne sont compréhensibles que par ceux qui connaissent l’endroit. Comment ne pas percevoir dans l’extrême précision de ce découpage une volonté d’accorder cette circonscription à telle ou telle force politique ?
Monsieur le secrétaire d’État, votre calculette a bien fonctionné : vingt-trois des trente-trois circonscriptions appelées à disparaître sont à gauche, dix à droite. Selon les derniers résultats, neuf circonscriptions des vingt-trois créées auraient été à la gauche et vingt à la droite.
Une telle manière de procéder est révélatrice d’une certaine conception de la politique que je ne partage pas. La vie politique a un grand besoin de transparence et de clarté dans le débat, à l’heure où la perte de confiance des citoyens en leurs représentants est patente.
Vous avez présenté la limitation constitutionnelle du nombre de députés comme une avancée démocratique. Mais en quoi s’agit-il d’une avancée, monsieur le secrétaire d’État ? Le résultat de cette proposition aux accents populistes est une réduction du nombre des députés élus sur le territoire national et la création de onze sièges de députés représentant les Français établis hors de France. Cela me paraît inacceptable. Loin de moi l’intention d’être désagréable avec quiconque, mais, franchement, la représentation des Français de l’étranger par onze députés et par douze sénateurs me paraît extrêmement contestable, les notions de territoire et de circonscription étant bien difficiles à déterminer dans ce cas.
Monsieur le secrétaire d’État, vous faites d’une pierre deux coups : vous utilisez la réduction du nombre de sièges nationaux pour affaiblir la représentation de l’opposition, tout en permettant d’engranger les sièges acquis à l’UMP, car, on le sait, les Français de l’étranger votent majoritairement à droite.
Entre parenthèses, était-il bien nécessaire de créer une circonscription des Français résidant au Liechtenstein et en Suisse, alors que nombre d’entre eux ne remplissent pas la condition de citoyenneté prévue à l’article 13 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, à savoir payer l’impôt ?
La vraie réponse à cette crise de confiance, à cette nécessité de plus en plus évidente de revivifier la démocratie, ne relève pas de ce type de découpage. Il faut généraliser le mode de scrutin proportionnel dans notre pays. Comment ne pas voir que le moyen de bousculer de manière salutaire le système politique, c’est de rajeunir et de féminiser l’hémicycle, de l’ouvrir à de nouvelles catégories sociales ? De même, il faut, une fois pour toutes, que la diversité fasse son entrée au Palais-Bourbon.
Est-il acceptable que notre pays soit à la traîne en Europe en nombre de femmes élues dans la première chambre du Parlement ? Elles sont 18 % seulement en France, alors qu’elles représentent respectivement 32 % et 36 % des sièges en Allemagne et en Espagne. De même, est-il acceptable que l’Assemblée nationale ne compte que 0,4 % d’ouvriers et 1,8 % d’employés ?
La proportionnelle permettrait d’injecter du sang neuf dans la vie politique, car elle s’écarte de la mobilisation des mandats favorisés par le mode de scrutin uninominal majoritaire. La proportionnelle, c’est bien entendu le moyen de lutter efficacement contre le cumul des mandats.
Vous défendez avec constance le scrutin majoritaire uninominal à deux tours, monsieur le secrétaire d’État, mais vous vous en écartez pour les conseillers territoriaux. Vérité d’un côté, mensonge de l’autre ! Nous dirigeons-nous vers un mode de scrutin à la britannique, ce qui ne me paraît pas le summum de la démocratie ?
Enfin, avec la proportionnelle, vous n’auriez plus de souci en matière de découpage électoral, ce qui serait une bonne chose.
Monsieur le secrétaire d’État, votre projet de loi ne rompt pas avec les pratiques antérieures, que vous dites pourtant vous employer à corriger. Il s’agit – cela apparaît très clairement – d’un redécoupage de pure convenance, comme souvent d’ailleurs en pareil cas. Ce redécoupage s’oppose à l’effectivité du pluralisme, ce que je déplore.
Enfin, ce projet de loi prend le chemin inverse d’une démocratisation du système ; il restreint chaque jour un peu plus l’espace du débat politique au profit de l’exécutif présidentiel.
Parce que le projet de loi qui nous est soumis touche aux principes démocratiques que pour notre part nous défendons, nous vous appelons à ne pas le voter en adoptant la motion tendant à opposer la question préalable et à réfléchir à ce que doit être une démocratie.