Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, faut-il absolument à notre pays, à sa législation budgétaire en particulier, une loi organique destinée à permettre de concevoir des textes à vocation pluriannuelle, ouvrant des perspectives quant à la gestion des finances publiques à moyen terme ? La question peut se poser !
À dire vrai, le souci grandissant de la bonne utilisation de l’argent public, celui d’inscrire dans la durée l’action publique, celui de penser nos investissements et nos choix d’équipement en fonction des perspectives ouvertes par l’activité économique, tout cela peut motiver mille fois que nous nous dotions d’un outil organique de définition de nos lois de programmation des finances publiques. C’est ensuite, si l’on peut dire, que la question se pose de savoir quelles formes et quels objectifs doivent viser à la fois la loi organique et la loi ordinaire.
Avec ce qui nous est aujourd’hui proposé, nous sommes face à un outil législatif d’usage pour le moins étroit, comme ma collègue Marie-France Beaufils a eu l’occasion de le rappeler dans la discussion générale.
Il ne s’agit ni plus ni moins que de nous inscrire dans la mise en œuvre du traité budgétaire européen, signé sous l’autorité de Mme Angela Merkel, avec l’apport de M. Nicolas Sarkozy, traité dont la double finalité était de faire payer le prix de la crise de l’euro aux peuples européens et d’assurer par là même la rentabilité des placements de long terme des classes moyennes supérieures de la République fédérale allemande.
Dans tous les cas, il s’agit de rémunérer la rente, c’est-à-dire ceux – ménages, entreprises et, surtout, établissements financiers de tout ordre – qui ont fait des facilités financières produites par des années de défiscalisation compétitive et de précarisation du travail la source d’investissements dont le rendement cumulatif se nourrit de la croissance des dettes publiques. Comme le disent si bien les Américains, la politique menée a consisté pendant des décennies à « affamer la bête » – « starve the beast » – en réduisant les ressources publiques, avant de décider de l’abattre pour le compte.
Pour le reste, comme nous l’avons vu, la question se réglera par une politique associant à la fois hausses d’impôts et de taxes et réduction de la dépense publique, attendu que seul le secteur privé sait utiliser à bon escient l’argent qui circule et qui pourrait être mis à sa disposition…
La programmation des finances publiques, dans la version que nous propose le projet de loi organique dont nous débattons, n’est, en fait, que le droit pour la représentation nationale, une fois franchies toutes les étapes préliminaires de confection des lois de finances – consultation de la Commission européenne et avis autorisé du Haut Conseil des finances publiques –, de s’accorder sur le dosage entre les hausses d’impôts et de taxes et la réduction des dépenses. Le droit qui nous sera laissé sera de choisir notre punition, mais surtout pas de mettre en cause ce qui la fonde.
Permettez-moi d’ailleurs ici de contester avec la plus grande vigueur le bien-fondé de la mise en place du Haut Conseil des finances publiques, aréopage de prétendus « sages », cousin d’un Conseil constitutionnel dévolu au domaine budgétaire, dont on ne sait pas trop s’il va servir d’arbitre entre les écoles de pensée économique pour résoudre le problème de l’effort et du solde structurels, de conseil en gestion pour le compte de l’État, de gardien du temple de l’orthodoxie budgétaire européenne pour le compte de la Commission de Bruxelles ou de prescripteur d’injonctions à agir pour un gouvernement qui se laisserait aller à mener une politique budgétaire différente.
Ces différents rôles finiront peut-être par être tous joués, alternativement ou simultanément. Il n’en demeure pas moins que cette forme de tribunal suprême de la foi budgétaire va s’approprier une bonne partie des pouvoirs normalement exercés par la représentation nationale.
J’entends déjà certains nous dire que la nomination par les présidents des assemblées parlementaires ou de commissions de même origine des membres de ce collège d’experts, nouvelle autorité administrative indépendante, suffit à la doter de toutes les qualités et à la qualifier d’émanation de la représentation nationale.
Permettez-moi ici d’émettre quelques doutes sur ce point, tout simplement parce que le texte qui nous est soumis, en l’état actuel des choses, permettra en effet de laisser en activité, au sein du Haut Conseil, des personnalités désignées, indépendamment des alternances politiques éventuelles.
Le consensus qui a pu rapprocher le Sénat et l’Assemblée nationale et unir dans un même vote la majorité des membres des principaux groupes des deux assemblées montre qu’il n’y aura peut-être finalement en pratique qu’assez peu de différences…
En réalité, le droit des citoyens à juger de la juste allocation des deniers publics se trouve largement contrebattu par les pouvoirs accordés à ce Haut Conseil, qui aura d’ailleurs la primeur des hypothèses budgétaires de travail retenues par le gouvernement en place en matière de programmation des finances publiques, de loi de finances initiale ou de loi de finances rectificative.
Avant même que la représentation nationale ne soit saisie de quelque information que ce soit et sans doute avant même que la moindre information n’ait « filtré » quant au contenu des mesures fiscales ou des engagements de dépenses prévus dans une loi de finances, il y aura, dans notre pays, un petit groupe de dix à douze de personnes qui pourra donner leur avis motivé au Gouvernement.
Pour faire bonne mesure, on rappellera aussi que le Haut Conseil des finances publiques pourra faire appel à toute personne ou organisme extérieur à l’administration. Je vous renvoie ici, mes chers collègues, à l’article 14 du projet de loi organique. Ainsi, un quelconque institut de conjoncture, éventuellement privé, pourra fort bien disposer, avant même la représentation nationale, d’informations de première main sur les attendus et objectifs des politiques budgétaires en préparation, avec tous les risques inhérents.
À la vérité, nous avons une tout autre conception de la question.
Les moyens de communication et d’information ont connu depuis quatre décennies de telles évolutions qu’on peut parler de révolution informationnelle. Une partie essentielle du pouvoir réside aujourd’hui dans la capacité à gérer ce flux continu d’informations et à en tirer l’essentiel pour aider à la décision et faciliter, parfois, la maîtrise des mouvements de l’opinion.
Dans le même temps, chacun s’accordera à reconnaître qu’on ne peut plus gérer les affaires publiques comme dans les années cinquante ou soixante.
L’élévation moyenne du niveau de formation de la population, pur produit de la dépense publique d’éducation, et le développement de l’intervention citoyenne dans bien des domaines, singulièrement dans le débat public, sont des faits incontournables. Ligne de train à grande vitesse, barrage hydroélectrique, réalisation de liaison fluviale – je pense au canal Seine-Nord –, projet de construction d’un aéroport, programme d’aménagement urbain : plus rien ne se fait sans débat public, discussion et confrontation des idées, des avis, des options et opinions.
Les choix ne respectant pas la volonté populaire peuvent fort bien être sanctionnés ensuite par les électeurs, et je crois bien qu’il ne reste en France aucun maire d’une ville d’une quelconque importance qui n’ait fait de la concertation la clé de voûte de ses choix politiques locaux.
Avec ce texte, les collectivités locales sont directement confrontées au non-respect de leur libre administration, principe ô combien constitutionnel.
Rappelons les faits : la loi met aujourd’hui les élus locaux en demeure de voter des budgets de fonctionnement au pire à l’équilibre, au mieux en excédent. De même, elle exclut le recours à l’endettement pour la couverture des dépenses de fonctionnement. Les collectivités locales n’ont donc pas le moins du monde besoin de la règle d’or que prétend imposer le projet de loi organique.
Or, avec ce texte, les collectivités pourront bel et bien être mises à contribution pour réduire les décalages entre solde structurel et déficit budgétaire éventuel. Cela signifie qu’une partie des difficultés financières générales des administrations publiques sera réglée en sollicitant ces collectivités. On peut ainsi concevoir que, pour s’y retrouver, l’État soit amené à réduire les dotations budgétaires annuelles – comme cela nous a été annoncé –, obligeant ensuite les collectivités soit à augmenter les impôts qu’elles perçoivent, soit à tailler dans les dépenses qu’elles engagent.
D’ailleurs, la même remarque vaut pour la sécurité sociale, d’autant que les gouvernements successifs se sont toujours refusés à suivre l’avis des conseils d’administration des différentes caisses nationales lors de l’examen des projets de lois de financement. Or l’exécution des lois de financement a, de manière générale, conduit à constater le creusement à la fois des déficits et de la dette sociale, même si celle-ci est de dimension bien plus réduite que celle de l’État et bien qu’elle procède plus d’une accumulation de fins de mois difficiles, liées à la conjoncture de l’emploi, que du gouffre structurel que constitue la défiscalisation massive dont le budget général a fait l’objet depuis vingt ou trente années.
Pour autant, la situation de la dette et des déficits sociaux appelle également des choix clairs. Là encore, on ne peut se dispenser d’interroger les politiques de baisse de cotisations sociales, généralement qualifiées de « charges » – le choix du mot n’est pas innocent –, qui ont conduit à la déperdition de recettes sociales et aux fins de mois difficiles que j’évoquais à l’instant.
Un million de demandeurs d’emplois en moins, même payés au SMIC, ce sont mécaniquement 8 milliards d’euros de cotisations sociales de plus, presque ce qu’il faudrait pour résorber le déficit actuel ! Avec les rentrées de contribution sociale généralisée qui s’ensuivraient, la messe serait dite…
Toujours est-il que nous estimons que la société française est assez avancée, assez évoluée, pour que la programmation des finances publiques soit l’affaire de tous.
En 1789, quand la situation des finances publiques était plus que périlleuse, que fit le monarque de l’époque ? Il convoqua les États généraux, c’est-à-dire l’ensemble des délégués de la Nation, assemblés à Versailles selon la règle des trois ordres de l’époque, une règle d’or dont on sait qu’elle devint caduque quand tout cela se transforma en Assemblée nationale.
En l’espèce, rien ne nous empêche de faire en sorte que la programmation des finances publiques, dès lors qu’elle a vocation à être pluriannuelle, fasse l’objet d’un large débat public, sur un ordre du jour à la fois suffisamment précis et suffisamment ouvert, respectueux de la diversité des membres de la société et qui fera de l’intérêt général le vecteur essentiel des choix finalement opérés.
Une consultation, large, ouverte, de l’ensemble de la population n’est-elle pas préférable, en bien des points, au dispositif qui va faire du chemin allant de la Commission européenne au Haut Conseil des finances publiques, puis au Conseil d’État et, enfin – seulement ! –, au Parlement le circuit normal de confection de la loi de finances ?
Dans cette affaire, on ne risquerait pas à parier que la seule d’entre ces institutions jouissant d’une légitimité démocratique – nous, le Parlement – aura forcément le plus à apporter au texte final ; entre solidarité gouvernementale et soutien parlementaire avéré, il n’y aura sans doute pas beaucoup de place pour l’imagination, pour le droit d’amendement, ni pour le vrai changement !
Quelquefois, nous avons un peu l’impression que l’on veut mettre en place en Europe une structure fédérale, mais pourvue de moins de légitimité démocratique que celle d’un pays comme les États-Unis. Or c’est précisément ce manque de démocratie vivante qui pose problème, en faisant de l’idée européenne un projet dont, hélas ! s’éloignent une grande partie des Européens eux-mêmes. Les forces centrifuges qui affectent des pays comme le Royaume-Uni, dont je précise qu’il n’est pas signataire du TSCG, la Belgique, l’Espagne ou encore l’Italie sont la démonstration de ce désamour de l’Europe.
Aujourd’hui, il va presque sans dire qu’une bonne partie des habitants des pays de l’Est et du Centre européens deviennent parfois nostalgiques d’un temps passé, tandis que d’autres – je pense notamment à la Hongrie – sont saisis d’une fièvre nationaliste mettant en cause les limites politiques issues de la Seconde Guerre mondiale.
Il faut dire que l’Europe, zone économique ouverte sur le monde, voit aussi se prolonger la confrontation de ses économies, au nom du sacro-saint principe de concurrence libre et non faussée, que, d’ailleurs, personne ne respecte vraiment. N’est-ce pas l’Allemagne, qui, en délocalisant au cœur même de son propre territoire une main-d’œuvre mal payée – en dessous de 5 euros de l’heure –, met en difficulté l’ensemble de ses partenaires européens ? Pour qu’existe une véritable Europe sociale, serpent de mer remonté des profondeurs à chaque campagne pour les élections européennes, il faudrait peut-être commencer par exiger de l’Allemagne qu’elle consente à cesser de maintenir cinq millions de salariés dans la plus extrême précarité de ressources.
Mes chers collègues, permettez-moi d’avancer un dernier argument en faveur de l’adoption de la motion. Dans la présentation qui nous est faite de la trajectoire des finances publiques, aucune distinction qualitative n’est établie entre les dépenses publiques procédant des dépenses de fonctionnement et celles relevant du budget civil de recherche et développement ou encore des crédits d’équipement, qui sont autant de vecteurs potentiels de croissance.
Il me souvient que l’évaluation du budget civil de recherche et développement et celle des dépenses d’équipement étaient présentées, à une certaine époque, comme devant être autant que faire se peut distraites du solde budgétaire global, au sens « maastrichtien » du terme. D’ailleurs, la France avait plaidé au niveau européen pour que le déficit soit apprécié déduction faite des dépenses d’investissement, escomptant même un temps y inclure les dépenses d’éducation, ce qui, en soi, n’est pas totalement infondé.
Or, sauf erreur de notre part, nous ne trouvons nulle trace de cette « qualification » des dépenses publiques au sein du projet de loi organique. Tout au plus trouve-t-on, à l’article 6 du traité, une obligation d’information sur les plans d’émissions de dette publique – sans, au demeurant, que soit précisé l’objet de ces émissions –, ce que certains ont traduit par une avancée vers la mutualisation des dettes. Et ce n’est pas le pacte européen pour la croissance et l’emploi, dont la valeur ne représente que 1 % du PIB de la zone euro et dont la moitié des crédits proviennent de redéploiements, qui va faire la maille en la matière !
Cette manière uniforme de concevoir la dépense publique en fait un simple objet comptable, qu’il conviendra de faire varier à raison des « mesures nécessaires dans tous les domaines essentiels au bon fonctionnement de la zone euro », c’est-à-dire pour rassurer les marchés financiers quant à la qualité de la devise…
Libérons l’Europe et la France de la tutelle des marchés financiers ! Disons oui à une programmation des finances publiques porteuse d’emploi, de croissance, de réduction des inégalités sociales et territoriales, respectueuse de la démocratie, de l’environnement et des potentiels humains de notre pays !
Voilà pourquoi, mes chers collègues, je vous invite à voter cette motion.