Une loi contraire au principe d’égalité

Travail du dimanche : exception d'irrecevabilité

Publié le 21 juillet 2009 à 08:56 Mise à jour le 8 avril 2015

Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, le cheminement de la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui n’a pas été un long fleuve tranquille puisque la majorité s’y est reprise à quatre fois en moins de deux ans pour imposer à ses parlementaires, le 15 juillet dernier, un texte dont ils ne voulaient pas. Je passerai sur l’épisode de décembre 2008 où, sous la pression de plus de cinquante députés UMP, l’avant-dernière mouture de ce texte a été retirée de l’ordre du jour de nos débats !

Il demeure que, malgré la pression constante du Président de la République, vingt-cinq députés de la majorité ont, d’une manière ou d’une autre, refusé d’adopter cette proposition de loi ; et on les comprend !

En effet, en raison même de son dispositif, celle-ci sera contraire au principe d’égalité cher aux constitutionnalistes, mais aussi à nos concitoyennes et concitoyens qui y voient l’un des principes les plus protecteurs. En effet, dès lors que l’article Ier de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 pose que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux droits », il est du devoir premier des législateurs de respecter ce principe et de veiller à le protéger.

Or, en imposant, demain, le travail dominical à l’ensemble des salariés dont l’entreprise ou l’établissement sera situé en zone touristique, vous transgressez deux fois ce principe.

Tout d’abord, vous privez les salariés de leur liberté de refuser une modification substantielle de leurs contrats de travail et vous les mettez face à une situation d’inégalité. En effet, à n’en pas douter, en cette période de crise, alors que le chômage plane sur notre pays tel un spectre, à la situation de subordination dans laquelle sont déjà placés les salariés vis-à-vis de leur employeur s’ajoute aujourd’hui une situation de fragilité économique qui aggrave leur dépendance, et ils n’auront pas, vous le savez bien, monsieur le ministre, madame le rapporteur, la liberté de refuser la modification qui leur sera proposée.

Quant à l’organisation de différents modes de rémunération pour la même activité, selon que le salarié se trouve dans une zone touristique, dans un PUCE, avec ou sans contrepartie - car les deux seront possibles - ou dans une zone non couverte par ces différentes dérogations, vous organisez un traitement différencié qui ne trouve aucune justification dans l’existence d’une situation différente puisque c’est la loi elle-même qui l’organise !

Pour notre part, nous, sénatrices et sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen et du parti de gauche, considérons qu’il faut renforcer la protection des salariés plutôt que de permettre aux patrons de disposer d’outils supplémentaires de pression sur leur personnel.

Avec mes collègues du groupe CRC-SPG et du groupe de la gauche démocrate et républicaine de l’Assemblée nationale, nous entendons nous associer à toutes les démarches entreprises en direction du Conseil constitutionnel afin qu’il censure une proposition de loi lourde de conséquences pour les droits fondamentaux des salariés de notre pays.

À ce titre, j’invite le Conseil constitutionnel à se pencher également sur le non-respect, par cette proposition de loi, de l’esprit et des principes de notre Constitution. Je pense, par exemple, à l’interdiction, depuis l’arrêt du Conseil d’État du 27 mars 2000, de résilier un contrat de travail en raison de la situation familiale du salarié. Je citerai en particulier le cas des mères célibataires qui, dans les zones touristiques, se verront contraintes de travailler le dimanche alors même qu’en raison de leur situation de famille et de l’immense précarité qui est souvent la leur - 60 % des salariés de la distribution sont des femmes, dont les salaires sont rarement supérieurs au SMIC et qui sont souvent employées à temps partiel - devront soit refuser et être licenciées, soit sacrifier leur temps libre avec leurs enfants et accroître, au passage, leurs frais de garde, évoqués tout à l’heure par M. Lardeux.

Ces femmes-là, monsieur le ministre, mes chers collègues, ces mères de famille partagées entre leurs enfants et leur travail, n’iront pas le dimanche dans les commerces ouverts : faute de temps et d’argent !

Par ailleurs, monsieur le ministre, je regrette que vous ne vous soyez pas conformé au respect du principe de sincérité des débats. J’en conviens, celui-ci est plus particulièrement utilisé en matière budgétaire. Il n’en demeure pas moins que, pour garantir la pleine application de l’article 3 de la Constitution, qui dispose que « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants », vous auriez dû peser de tout votre poids pour que votre majorité mette un terme à son exercice d’énonciation de contrevérités. Je regrette à ce titre que vous vous soyez vous-même prêté tout à l’heure, dans l’hémicycle, prêté à ce jeu, ainsi que je vais le démontrer.

La première contrevérité se trouve dans l’intitulé de cette proposition de loi. À le lire, celle-ci permettrait de réaffirmer le principe du repos dominical. Drôle de manière de réaffirmer un principe que d’étendre et multiplier les cas de ses dérogations !

M. Roland Courteau. En effet !

Mme Annie David. Mais il vous aurait été médiatiquement difficile de présenter cette proposition de loi pour ce qu’elle est : la généralisation du travail le dimanche. Car c’est bien de cela qu’il s’agit...

M. Roland Courteau. Voilà !

Mme Annie David. ... et ma collègue Isabelle Pasquet vous l’a parfaitement montré lors de la discussion générale.

L’intitulé de l’avant-dernière proposition de loi du député Richard Mallié avait au moins le mérite d’être clair : « Proposition de loi visant à définir les dérogations au repos dominical dans les grandes agglomérations, les zones touristiques et les commerces alimentaires ».

Mais cet intitulé, à l’évidence, ne permettait pas à votre gouvernement de mener à bien sa campagne de « matraquage », consistant à répéter à l’envi que cette proposition de loi était d’une importance moindre que la précédente. Ce tour de passe-passe, le premier d’une longue série, avait visiblement une double vocation : finir de convaincre celles et ceux de vos amis sur lesquels les pressions élyséennes n’auraient pas suffi, mais également rassurer, à la veille des vacances, nos concitoyennes et concitoyens.

M. Roland Courteau. Très bien !

Mme Annie David. Vous avez ensuite tenté de faire croire que cette proposition de loi reposait sur la notion de volontariat... Sauf que ce volontariat, les salariés qui travaillent actuellement dans les villes touristiques ne pourront même pas s’en prévaloir. Pour eux, c’est simple : travail obligatoire le dimanche sous peine de perdre son emploi !

M. Roland Courteau. Voilà !

Mme Annie David. Au groupe CRC-SPG, nous ne cessons de dénoncer les employeurs voyous qui pratiquent du chantage à l’emploi.

Je me souviens d’avoir entendu ici même, monsieur le ministre, l’un de vos prédécesseurs dénoncer en séance publique le comportement d’un directeur d’usine qui menaçait de fermeture un établissement dont les salariés refusaient de revenir sur les 35 heures. Eh bien, demain, dans les zones touristiques, ce chantage pourra se poursuivre, et d’autant plus facilement qu’avec cette proposition de loi, le Gouvernement, en ne prévoyant rien quant à la protection des salariés dans les zones touristiques, qu’elles soient d’intérêt ou d’affluence touristique - nous y reviendrons pendant le débat -, se fait le complice de ce chantage en donnant toute latitude aux employeurs mais aussi en leur fournissant les outils pour s’y livrer.

Pour les autres salariés, notamment ceux des périmètres d’usage de consommation exceptionnel, il faut être au mieux bien naïf, au pire malhonnête, pour croire que les salariés pourront refuser de travailler le dimanche sans crainte pour leur emploi. Telle était d’ailleurs la conviction des quelque cinquante-cinq députés de l’UMP et du Nouveau Centre qui, le 27 novembre dernier, affirmaient dans la tribune intitulée « Vivement Dimanche » : « Chacun connaît les limites du volontariat : sans faire de procès d’intention aux chefs d’entreprise, il est peu probable que les salariés sollicités le dimanche puissent avoir d’autre choix que celui d’accepter. »

Depuis cet appel, me direz-vous, bon nombre d’entre eux sont rentrés dans le rang, certains allant même jusqu’à cosigner le présent texte. Mais ce ralliement tardif ne signifie en rien que les propos tenus hier ne sont plus justes aujourd’hui, d’autant que la proposition de loi ne présente aucune garantie supplémentaire par rapport aux précédentes versions.

Je ne peux que rappeler que la notion de « volontariat » n’a aucun sens dans un contexte de travail collectif puisque, comme dans toute société, les décisions individuelles ont nécessairement des répercussions collectives. Je reconnais toutefois que cela correspond au mouvement d’individualisation des relations de travail que vous avez entamé depuis des années, et dont la première pierre a été posée dans les années soixante-dix, avec l’individualisation des horaires de travail.

Au regard des politiques que votre majorité mène depuis des années, les sénatrices et sénateurs du groupe CRC-SPG considèrent donc que vous avez permis, avec l’« individualisation » des conditions de travail, la « morcellisation » des droits collectifs. Comme le soulignait, Maryse Dumas, secrétaire confédérale de la CGT, dans le magazine Liaisons sociales publié en mai dernier, « le volontariat est le moyen employé pour banaliser les atteintes aux protections collectives contenues dans le code du travail ».

La société du « libre choix » dont vous vous réclamez n’existe pas. S’accrocher à cette notion, c’est méconnaître l’ensemble des contraintes tant économiques que sociales qui pèsent sur les salariés dans les entreprises et en dehors.

Quant aux contreparties financières censées « récompenser » les salariés privés de repos dominical - et vous-même, monsieur le ministre, avez déclaré en séance publique à l’Assemblée nationale qu’elles devaient être « sérieuses » -, elles sont loin d’être à la hauteur. Contrairement aux annonces officielles, seule une minorité des salariés en profitera : celles et ceux qui travaillent dans les fameux PUCE, qui piquent beaucoup, ...

M. Dominique Braye. Toujours la même bonne blague !

Mme Annie David. ... et encore en fonction des accords négociés, lesquels peuvent être, vous le savez, moins favorables que la loi ou les conventions collectives ; nous y reviendrons.

Toutes ces contrevérités n’ont qu’un objectif : dresser un écran de fumée, détourner l’attention de nos concitoyennes et concitoyens sur votre intention réelle, qui est d’imposer de profonds changements de société.

Il faut dire que les temps dédiés aux loisirs, à la culture, à la vie associative, cultuelle, à l’engagement politique, sont, à vos yeux, des temps non productifs au sens marchand du terme. Certains de vos amis ont même affirmé dans les médias que cette proposition de loi permettait de « remettre la France au travail » ! (Mme Nicole Borvo Cohen-Seat s’exclame.) Comme si ce n’étaient pas les entreprises qui délocalisent et ferment des usines, jetant ainsi des milliers de salariés dans la précarité ! Et comme si, avant l’élection présidentielle de 2007, notre pays avait pris l’habitude de se vautrer dans l’oisiveté !

Là encore, le tableau dépeint par la droite est loin d’être fidèle à la réalité puisque 7 % des salariés de notre pays travaillent déjà le dimanche, ce qui nous place bien au dessus de la moyenne européenne. Si l’on y inclut les salariés occasionnels du dimanche, le pourcentage est alors de 25 %.

Au-delà du seul travail du dimanche, la France est le pays européen qui compte le plus grand nombre de salariés travaillant occasionnellement ou durablement le samedi : cela concerne 70 % d’entre eux.

Contrairement à ce que vous voudriez faire croire en vous attaquant aux 35 heures, aux rythmes de travail et aujourd’hui au repos dominical, notre pays n’est donc pas atteint par ce que l’on appelle le « sous-travail », si ce n’est en raison du chômage et des temps de travail morcelés que vos propres politiques favorisent !

Mieux, d’après une étude menée en septembre 2007 par Eurostat, la France se classe, en termes de productivité, en troisième position, juste derrière les États-Unis et la Norvège. Je sais, monsieur le ministre, que ces vérités vous déplaisent,...

M. Xavier Darcos, ministre du travail, des relations sociales, de la famille, de la solidarité et de la ville. Pourquoi ? Je n’ai rien dit !

Mme Annie David. ... car elles démontrent que cette proposition de loi ne correspond pas aux besoins économiques de notre pays, ni à ceux de nos concitoyennes et concitoyens !

Mais surtout, en dépit de ce que vous ne cessez de déclarer, l’ouverture des magasins le dimanche ne correspond pas à une attente populaire. Selon une étude menée en novembre dernier par le CRÉDOC, le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie, trois Français sur quatre estiment que « le temps d’ouverture des commerces est déjà suffisant ».

La différence existant entre celles et ceux de nos concitoyens qui sont favorables à l’ouverture des magasins le dimanche et celles et ceux qui y sont opposés réside dans leur rapport au temps, et plus particulièrement, aurais-je envie de dire, au temps libre. Ainsi apprend-on dans cette même étude du CREDOC que « 36 % des Français déclarent manquer de temps pour faire ce qu’ils ont à faire, mais ne sont que 28 % à manquer de temps pour leurs achats ». Ce serait donc pour cette minorité que vous voudriez renoncer, monsieur le ministre, à tout ce que représente le dimanche, en bouleversant tous les équilibres sociaux et humains bâtis depuis l’adoption de la loi de 1906 ? Je n’ose le croire !

Je pense plutôt que vous vous servez de cette minorité pour imposer une société dans laquelle l’individualisation - qu’l ne faut pas confondre avec la prise en compte des intérêts individuels ! - prendra le pas sur le collectif, une société dans laquelle le travail et, au-delà, le rapport marchand constitueraient les seules références.

Les sénateurs du groupe CRC-SPG sont opposés à cette conception réductrice dans laquelle vous entendez enfermer l’humanité. Nous estimons que, à côté de la vie professionnelle, il doit y avoir une vie sociale et sociétale, dans laquelle se conjuguent passions, intérêts, « vivre ensemble » et collectivité, solidarité et partage. Nous refusons de considérer que les hommes et les femmes sont strictement voués à des relations de travail ou de consommation. Soutenus par toutes les organisations syndicales, hormis le Medef, nous entendons affirmer aujourd’hui que nous ne sommes pas réductibles à notre seule force de travail ou à notre capacité d’achat ! Ou, pour reprendre les excellents propos du député UMP Marc Le Fur : « Nous ne voulons pas d’une République qui traite l’homme contemporain en individu consommateur ! »

Nous sommes convaincus que cette vie sociale et sociétale passe par un temps pour soi et pour les autres, identique et simultané. Toutes les études historiques et sociologiques le prouvent : l’existence d’une journée commune de repos a joué un rôle important en termes de cohésion et de socialisation. C’est, par exemple, grâce à l’application de loi de 1906, qui instaura le principe du repos dominical, que la loi de 1901 relative au contrat d’association a commencé à prendre son ampleur. Pour le sociologue Jean-Yves Boulin, le dimanche a « une fonction de synchronisation des temps et des activités ». Cette journée en commun est donc nécessaire au maintien du collectif, y compris au sein du cercle familial.

Cela est d’autant plus vrai que les modes de vie se sont intensifiés en moins de trente ans et que les pratiques et les usages des temps sociaux ont été profondément bouleversés, notamment en raison de l’individualisation et de la multiplication des horaires de travail atypiques, souvent à temps partiel, ainsi que de la « morcellisation » du travail, une évolution dont votre politique est responsable.

De plus, le cercle familial et la vie familiale ont également évolué, notamment avec la généralisation des foyers bi-actifs ou le nombre toujours croissant de familles monoparentales. Toutes ces évolutions induisent une exigence unique : la conservation de temps partagés « par » et « pour » tous.

Vous ne pouvez, monsieur le ministre, rester insensible à cette argumentation, à moins que Xavier Darcos, ministre du travail, des relations sociales, de la famille, de la solidarité et de la ville, ne vienne contredire Xavier Darcos, ministre de l’éducation nationale, qui n’hésitait pas, en 2007, à déclarer que la fermeture des écoles le samedi permettrait « aux familles de se retrouver ».

n pourrait donc vous objecter, monsieur le ministre, que faire travailler les salariés le dimanche, seul jour véritablement partagé, aura l’effet inverse. Vous aurez alors beau jeu de dénoncer le démantèlement du cercle familial et d’imposer aux parents que vous jugerez inconséquents - en réalité, contraints de travailler les jours de repos de leurs enfants - des sanctions pénales et financières.

Pour notre part, nous refusons de voir notre société se transformer en une société de satisfaction immédiate des envies matérielles et commerciales. Cette logique du « tout-commerce », du matérialisme, ne peut être celle d’une société d’épanouissement de tous. Elle ne fera, au contraire, qu’accroître le sentiment d’inégalité entre celles et ceux qui accumulent le plus de richesses, peuvent disposer à leur guise de leur temps, acheter les biens qu’ils désirent, et les plus précaires de nos concitoyens, contraints d’accepter tous les emplois, y compris ceux qui incluent le travail le dimanche.

Par ailleurs, cette proposition de loi ne sera qu’un engrenage. Après avoir cherché à satisfaire les envies des consommateurs qui veulent être libres d’acheter meubles et vêtements le dimanche, il faudra bien satisfaire celles et ceux qui voudront acheter téléviseurs et chaussures tout au long de la nuit !

Avant de conclure, je tiens à indiquer que l’ouverture des commerces le dimanche n’est en rien comparable à l’ouverture des services publics, qui exige une continuité dans l’offre qu’elle apporte à l’ensemble de nos concitoyennes et concitoyens, et vous le savez parfaitement !

Avec cette motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité, nous entendons permettre à toutes celles et tous ceux qui, sans distinction d’appartenance politique, souhaitent replacer le politique au-dessus de l’économique, remettre les femmes et les hommes au cœur de nos préoccupations, qui entendent s’opposer à l’émergence d’une société conditionnée par les exigences des consommateurs et refuser une société dans laquelle les intérêts collectifs seraient sacrifiés sur l’autel de l’argent roi !

Annie David

Ancienne sénatrice de l'Isère
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C’est avec beaucoup de tristesse et d’émotion que j’ai appris le décès de Walter Bassan. Le héros de « retour en résistance » s’en est allé hier à l’âge de 90 ans.
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