Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, en 2010, alors que la Haute Assemblée examinait une proposition de loi déposée par le groupe RDSE sur le bisphénol A, les sénatrices et sénateurs du groupe CRC avaient déjà proposé d’envisager son interdiction totale. La majorité de l’époque s’était montrée plus frileuse et avait préféré le principe d’une suspension de la commercialisation de produits contenant du bisphénol A, et ce pour les seuls biberons.
Rien d’étonnant donc que nous votions aujourd’hui en faveur de la présente proposition de loi, qui conduira, dès 2015, à l’interdiction totale de l’utilisation du bisphénol A dans la fabrication, la commercialisation et l’exportation de l’ensemble des contenants alimentaires.
Je suis persuadée que l’adoption de ce texte sera déterminante dans l’évolution de la législation européenne. Cela avait déjà été le cas en 2010, quand, après l’adoption de la loi n° 2010–729 du 30 juin 2010, qui a suspendu l’utilisation du bisphénol A dans les biberons, l’Union européenne a procédé à la même mesure d’interdiction pour les biberons à destination des enfants de moins de douze mois.
Je dois d’ailleurs avouer avoir été quelque peu surprise d’entendre, en commission, des sénatrices et sénateurs de l’opposition s’étonner que cette proposition de loi interdise à la fois la fabrication, l’importation et l’exportation de produits contenant du bisphénol A, alors que d’autres pays ne suivent pas cette voie.
Qu’aurait-il fallu faire ? Instaurer en France une législation protectrice pour nos concitoyens et accepter que les entreprises continuent à exposer d’autres personnes à un risque sanitaire contre lequel nous voulons prémunir la population ?
Devrions-nous continuer à faire primer l’exportation française face à des dangers sanitaires potentiels par ailleurs de plus en plus corroborés par les experts scientifiques ?
Ce discours, qui veut faire du libre commerce une valeur fondamentale de notre société, conduit, et nous a déjà conduits, à des catastrophes écologiques et sanitaires. Il n’est pas sans me rappeler les dispositions contenues dans l’Accord multilatéral sur l’investissement. Celui-ci avait pour vocation de permettre aux investisseurs internationaux d’attaquer en justice les pays qui, en élaborant des règlements trop stricts d’un point de vue social ou environnemental, feraient obstacle à la libéralisation du marché ou à l’investissement. Bien que de nature différente, l’observation de certains de nos collègues de l’UMP s’inspire d’une même logique, celle qui donne la primauté à l’économie sur l’humain et l’environnement. Nous ne pouvons naturellement pas y souscrire.
La proposition de loi que nous examinons aujourd’hui prend, d’ailleurs, le contre-pied de cette posture, comme l’a fait, il y a un an, l’Assemblée nationale, à la quasi- unanimité.
Nous avons donc une responsabilité particulière et nous devons nous positionner, non pas en tant que scientifiques – ce que nous ne sommes pas – mais en tant que législateurs.
Certains voudraient – nous avons, au demeurant, reçu beaucoup de courriers en ce sens – que nous n’adoptions pas ce texte, au motif que nous ne disposerions pas aujourd’hui de la certitude du caractère pathogène et dangereux du bisphénol A.
Force est de constater qu’aujourd’hui encore il n’y a, en la matière, aucun consensus scientifique. Certes, des études récentes, je pense, par exemple, à celle qui a été rendue publique, le 27 septembre dernier, par l’Agence nationale de sécurité sanitaire, l’ANSES, recensent de nombreux effets avérés chez les animaux : l’augmentation de la survenue de kystes ovariens, l’altération de la production spermatique, l’accélération de la maturation architecturale de la glande mammaire, pour ne citer que ces quelques exemples.
Et l’Agence de conclure « qu’il existe aujourd’hui des éléments scientifiques suffisants pour identifier comme objectif prioritaire la prévention des expositions des populations les plus sensibles que sont les nourrissons, les jeunes enfants ainsi que les femmes enceintes et allaitantes ». Or, cette étude est contestée. Il y a donc des scientifiques qui soulignent des risques avérés ou potentiels, quand d’autres considèrent, au contraire, que rien n’atteste de la dangerosité du bisphénol.
Face à cette situation, nous devons, en tant que parlementaires, nous extraire de ce débat scientifique qui peut durer encore longtemps. Pour mémoire, et sans vouloir faire de parallèle entre les deux sujets, je rappelle que le Canada, pays exportateur d’amiante, continue à nier, étude scientifique à l’appui, les dangers de l’amiante.
Mme Annie David, présidente de la commission des affaires sociales. Eh oui !
Mme Laurence Cohen. Nous avons la chance de pouvoir disposer d’un outil à la fois majeur et incontournable : le principe de précaution, qui revêt, depuis 2005, une valeur constitutionnelle, avec l’inscription de la Charte de l’environnement dans notre bloc de constitutionnalité.
En vertu de ce principe, les autorités publiques doivent agir, même si la réalisation du dommage est incertaine, y compris « en l’état des connaissances scientifiques ». Nous avons aujourd’hui l’opportunité de donner une portée réelle à ce principe de précaution, en faisant en sorte que, sans doute pour la première fois, le législateur s’en inspire avant même d’être confronté à une crise sanitaire.
Certains considèrent que, ce faisant, nous grossirions le risque. Je ne le crois pas et je suis persuadée qu’il s’agit, en réalité, d’éviter qu’un risque ne se réalise. Il faut nous placer en situation non pas d’observateurs du risque, mais d’acteurs actifs anticipant le risque. Ne perdons jamais de vue le temps « perdu » concernant l’amiante et n’oublions pas combien les conséquences ont été, et sont toujours, dramatiques !
À l’image de la théorie développée par le philosophe Hans Jonas dans son ouvrage « Le principe de responsabilité », il nous faut anticiper les risques et les conséquences des décisions et des actions prises sur les futures générations et, au-delà, sur les possibilités de réparation ou de dédommagement.
Il s’agit donc de rompre avec la logique du passé, « dans le doute abstiens-toi », pour faire du doute une raison d’agir. C’est ce qui nous motive au groupe CRC. Et c’est la raison pour laquelle nous voterons cette loi.