Modernisation du marché du travail : question préalable

Publié le 6 mai 2008 à 09:47 Mise à jour le 8 avril 2015

Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la secrétaire d’État, monsieur le président de la commission des affaires sociales, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, il y a un an, Nicolas Sarkozy devenait Président de la République avec un slogan : « Travailler plus pour gagner plus » et une conception de sa fonction incarnée par le mot « rupture ».

Nous nous souvenons toutes et tous l’avoir entendu vanter la « valeur travail ». Nous nous souvenons également de ses nombreuses exhortations en direction de la France qui se lève tôt pour travailler. Il devait être son Président, celui qui augmenterait son pouvoir d’achat, reconnaîtrait ses efforts, celui qui, en quelque sorte, saurait redonner au travail la place qui devrait être la sienne.

Or, en douze mois, les Français n’ont rien vu à cet égard !

Ils ont vu les prix croître - à l’image du gaz qui a augmenté de près de 10 % depuis le 1er janvier 2008. Ils ont vu les prix des produits de première nécessité flamber, et ils subissent, jour après jour, madame la secrétaire d’État, les dégâts de votre politique libérale.

Il n’est qu’à lire la presse pour constater le mécontentement généralisé de la population. Les Échos titrent : « Le bilan de Sarkozy : une rupture de méthode, des désillusions sociales ». On peut lire dans Libération un dossier très intéressant de plusieurs pages sur l’insatisfaction des Français que la une de ce journal exprime parfaitement : « Un an après, la grande désillusion ». Il n’y a que Le Figaro pour apporter une vision positive en titrant « Les Français sont d’accord avec les réformes... » Mais Le Figaro de reconnaître, immédiatement après, que les Français sont déçus par les résultats. La presse est donc unanime.

M. Nicolas About, président de la commission des affaires sociales. Un an, c’est court !

M. Guy Fischer. Nos concitoyens attendent encore - et risquent d’attendre longtemps - la fameuse reconnaissance du travail. Vos deux lois en faveur du pouvoir d’achat n’y ont rien changé. D’ailleurs, deux lois en six mois, n’est-ce pas la preuve que la première, la loi TEPA, travail, emploi et pouvoir d’achat, n’était pas efficace ?

Le déblocage de l’épargne salariale ou l’art de s’autoredistribuer du pouvoir d’achat ? Nenni !

La prime de 1 000 euros, versée selon le bon vouloir de l’employeur ? Cela ne marche pas !

Le rachat des RTT, véritable monétisation des droits acquis ? Cela ne va qu’à quelques-uns !

Toutes ces mesures sont insuffisantes et ne répondent pas à l’exigence réelle de nos concitoyens : l’accroissement de leur pouvoir d’achat par l’augmentation de leur salaire et de leur retraite.

Mais, sur ce sujet, madame la secrétaire d’État, votre gouvernement reste bien silencieux, et c’est là encore un motif de colère : à peine arrivé au pouvoir, Nicolas Sarkozy se rend au Fouquet’s, fait une croisière luxueuse, laissant penser que chacune et chacun de nos concitoyens pouvaient espérer la même chose, ou tout au moins l’équivalent en fonction de son train de vie. Or qu’a-t-il fait en un an ? Le pire que l’on pouvait attendre du libéralisme : donner encore plus à celles et ceux qui ont déjà beaucoup, sans rien octroyer à la grande majorité de celles et ceux qui l’ont élu !

M. Michel Bécot. C’est faux !

M. Guy Fischer. En effet, Nicolas Sarkozy a satisfait en partie ses promesses électorales, celles qui avaient été faites au patronat. Et, dans ce domaine, votre gouvernement est prolixe.

Progressivement, projet de loi après projet de loi, vous redessinez un modèle social qui n’a rien à voir avec celui qui fonde notre République, établie sur notre pacte social tel que les législateurs de 1945 l’ont créé.

Il y a eu la recodification du code du travail : elle devait se faire à droit constant, elle s’est faite, au contraire, au détriment des salariés, qui perdent là une de leurs protections. Elle s’applique à compter du 1er mai.

Il y a eu la fermeture annoncée de 63 juridictions prud’homales, la fusion forcée des ASSEDIC et de l’ANPE, qui vient s’ajouter aux différentes lois antérieures visant à réduire les droits des travailleurs privés d’emploi.

Pas à pas, vous redessinez sans le dire un modèle global de société ne répondant plus - dans tous les domaines - qu’à une exigence, celle de rentabilité dictée par la logique libérale.

Et il y a aujourd’hui ce projet de loi, dont le Président de la République, dans sa lettre du 31 mai 2007 aux organisations patronales et syndicales, a fixé la feuille de route et au sujet duquel les pouvoirs publics ont affirmé à plusieurs reprises leur volonté de légiférer rapidement en l’absence d’accord. Il ne fait pas de doute que ce contexte a pesé sur les négociations, d’ailleurs délimitées et en partie commandées par votre gouvernement ! À n’en pas douter, ce texte est l’une de vos étapes fondamentales dans le démantèlement progressif, mais certain, de la relation de travail telle que nous la connaissons aujourd’hui.

Je m’étonne de voir combien ce projet de loi est profondément déséquilibré.

Ainsi, les citoyens noteront que les mesures favorables aux employeurs, celles qui facilitent notamment le droit et les conditions de licencier, de précariser encore plus, sont inscrites dans la loi. Or, comme convenu dans l’accord national interprofessionnel, les mesures favorables aux salariés exigent un certain nombre de décrets et de négociations futures, en particulier la portabilité des droits, l’indemnisation des demandeurs d’emploi, la formation professionnelle, ce qui n’est pas sans nous inquiéter.

Et cela fait dire à Jacques Freyssinet, professeur émérite à l’université Paris-I : « Il convient de rappeler que le mode de construction de l’accord engendre un degré élevé d’incertitude sur la nature et l’ampleur de ses effets prévisibles. ». Il y a donc, dans ce texte, une règle à deux vitesses : la certitude pour les employeurs, le doute pour les salariés.

Ce doute persiste également face à la proposition, aux apparences généreuses, de réduire à un an la durée nécessaire pour bénéficier de l’indemnisation chômage. Simultanément, le Président de la République, Mme Lagarde et M. Wauquiez relancent le débat engagé lors de l’examen du projet de loi fusionnant l’ANPE et les ASSEDIC et les négociations débutent sur ce texte dans un contexte là encore bien délimité.

Ainsi, les salariés privés d’emploi se verraient contraints d’accepter non plus « une offre valable d’emploi », mais, au choix, selon à qui l’on s’adresse, « une offre raisonnable d’emploi » ou « une offre acceptable d’emploi ». Toutefois, derrière ce vocable se dissimule une diversité de conception que votre gouvernement ne veut pas préciser aujourd’hui, jouant avec l’ambiguïté.

Une chose est sûre, cependant, la logique sera au durcissement et les salariés ont tout à y perdre.

Mme Annie David. Exactement !

M. Guy Fischer. Ne croyez-vous pas toutefois que l’éclaircissement de ces notions et la définition des conditions qui pourraient conduire, en cas de refus, à une sanction pouvant aller jusqu’à la radiation mériteraient d’être traitées simultanément et de faire partie intégrante de ce projet de loi ?

De la même manière, nombreux sont les syndicalistes et les représentants des associations de chômeurs à s’inquiéter d’une baisse annoncée de la durée et du montant des indemnisations chômage.

Face à ces interrogations, - chose curieuse - pas un mot de votre gouvernement ou du Président de la République ! Et pas un mot non plus dans ce texte de loi, qui doit pourtant traiter de la modernisation du marché du travail !

De même, il est surprenant que la question de l’aménagement et de la modulation du temps de travail ou encore celle de l’organisation du travail, pourtant centrale en matière de « flexisécurité » dite interne, soient déconnectées de ce texte.

Mme Annie David. Effectivement !

M. Guy Fischer. S’agissant des 35 heures, on peut aisément concevoir que cet aspect pour le moins conflictuel ait été écarté des négociations. Concernant l’organisation du travail, nous sommes cependant là au cœur du sujet : gestion prévisionnelle de l’emploi et des compétences, allongement de la durée d’activité des seniors, emploi des jeunes, développement de l’effort de formation en direction des salariés les moins qualifiés, dont on sait qu’il n’est efficace que s’il s’appuie sur une organisation du travail qualifiante, etc.

Il est fort regrettable que ces questions soient absentes du projet de loi, mais il est vrai, madame la secrétaire d’État, qu’il n’est que l’une des premières pierres d’un édifice de généralisation de la précarité.

Mme Parisot, présidente du MEDEF, ne s’y est d’ailleurs pas trompée, annonçant dans le journal Les Échos en date du 14 janvier 2008 : « Cet accord n’est pas révolutionnaire. Il constitue une première étape. »

Mme Annie David. Eh oui !

M. Guy Fischer. La question légitime que nous devons vous poser, et que les Français se posent, est donc la suivante : nous connaissons les réformes à venir, mais pour quelle finalité les engagez-vous ?

À quoi ressemblera le « marché du travail » dont vous rêvez et, plus globalement, que sera la politique sociale de notre pays ?

Je voudrais d’ailleurs revenir sur cette notion même de « marché du travail ». Celle-ci renvoie à une réalité que peu de salariés connaissent. Le marché, économiquement parlant, est l’espace où s’échangent des biens contre une rémunération juste, correspondant à leur valeur. Tel n’est pas le cas pour le travail, dont la nature même devrait rendre impossible son assimilation à un simple bien.

Surtout, nous savons que la rémunération que perçoivent les salariés en échange de leur travail n’est pas, loin s’en faut, à la hauteur de leur tâche. Preuve en est les grandes difficultés que rencontrent des millions de nos concitoyens pour vivre dans la dignité, pour consommer ou pour épargner.

Souvenons-nous au contraire que les patrons français sont au premier rang des patrons européens les mieux payés alors que les salariés ne sont qu’à la quatorzième position !

La précarité dans le travail n’est malheureusement pas une lubie inventée par les sénatrices et sénateurs communistes ; c’est le vécu douloureux de celles et de ceux qui sont payés en dessous des besoins ou contraints à travailler à temps partiel.

Vos deux lois censées, à six mois d’écart, redonner du pouvoir d’achat aux Français n’auront en fait été que de la poudre aux yeux, car vous concentrez l’essentiel de vos efforts sur la précarisation du salariat, faisant vôtre le désormais célèbre adage de Mme Parisot, selon lequel, puisque « la vie, la santé, l’amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ? ».

Il faut dire que votre gouvernement, en un an, aura tout fait pour satisfaire à ces exigences, à commencer par les 15 milliards d’euros de cadeaux accordés aux plus riches au mois d’août...

M. Michel Bécot. Ce n’est pas vrai !

M. Guy Fischer. Si, et je le démontrerai dans la suite du débat !

Mme Catherine Procaccia. Pas aux plus riches, mais aux familles !

M. le président. Poursuivez, monsieur Fischer !

M. Guy Fischer. Ces cadeaux aux plus riches allaient contre le bon sens économique et contre l’intérêt du monde du travail, et le projet de loi que nous examinons aujourd’hui s’inscrit dans cette triste continuité.

Vous partez du postulat idéologique selon lequel il faudrait toujours que les règles protectrices en matière de travail soient amoindries et vous vantez la capacité du marché à s’autoréguler dès lors que l’État n’intervient plus ou intervient peu.

Ces éléments sont caractéristiques du système libéral. « Déréglementer, privatiser, libérer les échanges, faire respecter le droit de propriété et réduire drastiquement le champ d’intervention de la loi et de le l’État au bénéfice du contrat », voilà comment Alain Laurent, auteur du Libéralisme américain, histoire d’un détournement, décrit la feuille de route d’une économie libérale efficace, l’efficacité se mesurant alors à l’aune de profits accumulés par quelques-uns. (Mme Christiane Hummel s’exclame.)

Telle est la ligne directrice de vos gouvernements successifs, et ce projet de loi ne fait pas exception. Comment ne pas le relier avec le rapport de M. de Virville qui avait pour objectif de réduire considérablement l’impératif légal au profit du contrat ou, autrement dit, de sécuriser encore plus les entreprises ?

On a l’impression que votre recherche perpétuelle du modèle social le plus adapté conduit notre pays à la disparition pure et simple de tout modèle. Hier, c’étaient l’Allemagne et la Grande-Bretagne. Aujourd’hui, c’est le Danemark. Pourtant, entre ce pays et le nôtre, il n’y rien de comparable, et Jacques Muller a cité quelques exemples.

Près de 30% des salariés danois changent chaque année d’employeurs, mais il s’agit là d’une mobilité voulue et non subie. La moitié des femmes travaillent à temps partiel. Est-ce cela que vous voulez reproduire en France, en contraignant les femmes à subir des parcours incomplets, à « faire » avec la précarité et la misère, à percevoir des retraites largement amputées ? Jusqu’où irez-vous dans la recherche du modèle le moins protecteur, alors que l’on a vu que l’engagement du Gouvernement et des syndicats danois est d’une tout autre nature ?

En réalité, la fameuse « flexisécurité » n’est cependant pas l’apanage de M. Sarkozy : il s’agit là d’un mouvement européen. Il s’agit même de l’un des objectifs de l’Europe libérale et technocratique que vous construisez. Nous nous souvenons tous du traité constitutionnel européen et de la fameuse concurrence « libre et non faussée », ainsi que de la directive Bolkestein.

Le concept de « flexisécurité » que vous développez est l’un des objectifs de l’Union européenne. La Commission le précisait en 2007 en ces termes : « une stratégie intégrée, visant à améliorer simultanément la flexibilité et la sécurité sur le marché du travail ».

Si nous comprenons de quoi il s’agit lorsque la Commission fait référence à la flexibilité, qu’entend-elle par la sécurité ? Cela « représente bien plus que l’assurance de garder son emploi. Il s’agit de donner aux individus les compétences qui leur permettent de progresser dans leur vie professionnelle et de les aider à trouver un nouvel emploi. »

Pour Henri Houben, docteur en économie et membre d’ATTAC Bruxelles, « la flexibilité se justifie par l’existence de la mondialisation capitaliste actuelle : pour être compétitive, l’entreprise doit pouvoir s’adapter rapidement aux changements du marché. De fait, cela heurte de plein fouet la possibilité pour les salariés de garder leur poste et affecte leur sécurité d’emploi ».

Les salariés ne savent que trop combien ils sont considérés dans les entreprises comme un coût alors que précisément ils participent, par leur force de travail, par leur expérience et par leur volonté, au développement de l’entreprise et de la France !

Les tenants de l’économie libérale les considèrent comme une variable d’ajustement sur laquelle on peut rogner sans cesse, et les salariés à qui l’on vient d’imposer un chantage odieux entre licenciement et recul social ne nous démentiront pas.

En conclusion, ce projet de loi effectue un transfert de sécurité. L’enjeu est donc pour vous non plus de protéger collectivement l’emploi, mais d’instaurer une fausse protection individuelle consistant à accompagner la perte d’emploi.

C’est sur cela que se fonde votre « flexisécurité », et l’on sait que l’employabilité est au cœur de cette conception, qui ne cherche plus à garantir ni le droit au travail, ni les conditions dans lesquelles le salarié effectue celui-ci, tout en niant le rôle des organisations syndicales.

La conférence européenne des syndicats l’a d’ailleurs bien compris, en précisant que « réduire la protection contre le licenciement creusera le fossé des inégalités et entraînera une augmentation du nombre d’exclus, tout en étant néfaste pour la performance économique en termes de productivité du marché ».

Je terminerai en me référant au rapport intitulé Les indicateurs clés du marché du travail rendu par le Bureau international du travail en 2007 : la France, grâce à ses salariés et à ses ouvriers, est placée au troisième rang de la productivité, derrière la Norvège et les États-Unis. C’est à croire que les « déclinologues », qui n’ont de cesse de nous dire que la législation française trop protectrice est un carcan faisant fuir les investisseurs et plombant la productivité, se trompent !

Je regrette sincèrement que vous n’ayez pas profité de l’examen de ce projet de loi pour dire à la représentation nationale, comme à tous les Français, quelle est votre conception du travail et des règles qui doivent lui être associées. Vous en êtes restés aux slogans - d’ailleurs contradictoires - alors que, dans les textes, vous déconstruisez pas à pas tout ce qui fonde la relation employeur-employé telle que nous la connaissons, exception faite du rapport de subordination, qui persiste et qui, du fait de l’individualisation des rapports, se renforce même.

Une seule certitude demeure et, à la veille de la présidence de l’Union européenne par la France, un spectre hante toute l’Europe : le capitalisme financiarisé dont le libéralisme économique est un outil.

En dehors de cette certitude, les Français ignorent tout de vos projets réels. C’est la raison pour laquelle je vous demande, mes chers collègues, de voter la motion tendant à opposer la question préalable, afin d’obliger le Gouvernement à préciser ce qu’il préfère taire !

Guy Fischer

Ancien sénateur du Rhône

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