Formation professionnelle et dialogue social : question préalable

Publié le 3 février 2004 à 17:10 Mise à jour le 8 avril 2015

par Guy Fischer

Monsieur le Président,
Monsieur la Ministre,
Mes chers Collègues,

Je ne reviendrai que très brièvement sur l’habileté avec laquelle ce gouvernement a su mêler au sein d’un même projet de loi, deux réformes majeures répondant à des aspirations profondes des organisations syndicales et des salariés, qu’il s’agisse du droit à la formation professionnelle tout au long de la vie ou, de la nécessaire modernisation des rapports sociaux. Pour déplorer, une fois de plus, cet habillage servant à lier encore davantage les mains du Parlement et à nier les partenaires sociaux.

Monsieur le Ministre, si vous vous attachez à mettre en avant la transposition des deux textes, issus de compromis et, en conséquence, à l’équilibre fragile, c’est pour mieux brider les débats et accepter uniquement des modifications à la marge.
Si vous affichez l’accord historique, reconnaissant notamment un droit individuel à la formation, c’est pour mieux faire avaler une nouvelle pilule, elle, beaucoup plus amère, aux forces sociales : le renversement de la hiérarchie des normes entraînant la négation d’une partie de l’histoire collective de la France.

A trop chercher en apparence à contenter tout le monde, les syndicats minoritaires, les organisations favorables à la règle majoritaire à tous les niveaux, le patronat travaillant à l’avènement d’une nouvelle constitution sociale, garantissant le respect du contrat par la loi, votre projet de loi, Monsieur le Ministre, dans son volet dialogue social j’entends, ne satisfait plus personne, excepté le Medef. Résultat prévisible dans le contexte actuel, puisque cette organisation patronale constitue, à n’en pas douter et malgré vos dénégations, le fer de lance du réformisme guidant votre action.

Je pense, mes chers collègues, que vous l’aurez compris. Il ne faut pas interpréter notre attitude sans concession au regard du texte défendu aujourd’hui par Monsieur Fillon, en l’occurrence le dépôt d’une question préalable, comme traduisant un rejet vis-à-vis de l’accord signé par cinq organisations syndicales, déclinant le concept de formation tout au long de la vie.

Depuis de nombreuses années déjà, dans le cadre de notre proposition sécurité-emploi-formation, nous priorisons l’accès de chacun, tout au long de sa carrière et quels que soient les heurts de cette dernière, à la formation entendue largement non comme un outil de nature à assurer l’employabilité, mais comme un droit créance pour le salarié, relevant de la responsabilité de l’entreprise.
Mon amie Annie David l’a souligné dans la discussion générale, ce volet de votre texte, Monsieur le Ministre, ne soulève pas d’objections majeures. Il n’en demeure pas moins, dans la mesure où cet accord est le fruit de longues discussions et d’un compromis, que si nous devons veiller à ne pas déséquilibrer l’ANI, rien ne vous empêche de tenter de l’enrichir, de le parfaire.
Le but étant bien sûr de réunir toutes les garanties pour que demain, ce droit à la formation soit effectivement accessible aux salariés les moins qualifiés, aux jeunes, aux accidentés du travail…, sans discrimination tenant à la nature du contrat (CDD, temps partiel), notamment.

Monsieur le Ministre, l’ensemble des signataires de l’accord de septembre 2003 vous a demandé de respecter l’esprit et la lettre du texte paraphé.
Concernant notamment la question centrale de l’obligation d’adaptation des salariés à leur poste de travail, les auditions ont démontré, si besoin en était encore, que ce point objet d’un long débat, les employeurs cherchant évidemment à atténuer ce principe essentiel consacré par la jurisprudence -, ne saurait être traité légèrement, au détour d’un amendement, comme s’y est risqué l’Assemblée nationale. Sauf à donner une fois encore raison au Medef, militant depuis longtemps déjà en faveur de l’exclusion du temps de travail effectif des périodes de formation.

C’est pourquoi, Monsieur le Ministre, nous serons particulièrement attentifs aux suites données aux propositions faites pour rétablir clairement cette obligation.
C’est pourquoi aussi, nous ne pouvons laisser dire qu’il s’agit là « pour l’essentiel de malentendus ».

Autant, comme je viens de l’indiquer, nous sommes en mesure de nous inscrire constructivement dans la discussion des mesures contenues dans le titre I. Autant nous entendons résolument nous opposer aux dispositions du projet de loi relatives au dialogue social. Le principe dit de l’accord majoritaire se révélant être une fausse avancée ; le nouvel ordonnancement juridique étant sans conteste un vrai recul.
Permettez-moi, mes chers collègues, de vous faire observer que vous vous apprêtez à « ouvrir la voie à une révision des acquis sociaux », comme l’a analysé Delphine Giraud dans La Tribune, à remettre en cause des protections longuement et durement acquises, simplement pour libérer le marché, sans exiger du gouvernement qu’il prenne le soin d’apporter des éléments probants sur les véritables causes de l’essoufflement du dialogue social.

C’est exactement comme pour les retraites ou l’assurance chômage. Vous affirmez beaucoup de l’urgence des réformes, de faillite d’un système, du caractère inéluctable de vos choix régressifs. Vous démontrez rarement. Vous acceptez encore moins que l’on puisse vous opposer une contre-réforme, préférant taxer les initiateurs de conservateurs rétifs que nous sommes, à nous doter de règles adaptées à notre siècle !

Décidemment, nous ne nous accordons pas sur le sens à donner à la modernité. Vous recherchez une nouvelle économie des rapports sociaux pour, non pas, pleinement asseoir la démocratie sociale mais, simplement pour la singer en mettant tout en œuvre afin que surtout rien ne change mais, par contre, en vous assurant du caractère bienveillant, moins contraignant de la réglementation.
Qui comptez-vous tromper, lorsque vous vous référez, Monsieur le Ministre, au « réformisme social » dont dépendrait la préservation des principaux acquis ?
Dans un point de vue fort intéressant, publié dans Le Monde (20-01-04) Robert Castel, Directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales, regrettant que « le terme de réforme a été récemment affecté d’une inversion de sens », fait la démonstration de ce qui distingue un réformisme de gauche d’un réformisme de droite. « La place qu’une politique entend donner au droit et à l’Etat, en tant que garants des conditions nécessaires à l’exercice d’une citoyenneté sociale ».
Je cite toujours, « c’est dans une large mesure ce qui différencie une conception minimaliste d’une conception exigeante des protections sociales. Les réformes d’inspiration libérale décousent les systèmes généraux de couverture des risques garantis par l’Etat… ».

Que veut le Medef ? Une affirmation législative et constitutionnelle de la primauté de la négociation collective, au plus près du terrain, dans les entreprises. S’affranchir de la convention collective censée tirer vers le haut la loi en ajoutant des droits aux salariés.

N’abondez vous pas dans ce sens, Monsieur le Ministre, en faisant de la négociation d’entreprise la pierre angulaire des négociations sociales ? En posant la liberté de faire, en l’occurrence celle de déroger à ce niveau aux droits applicables à tous, dans un sens moins favorable aux salariés ?

Rien ne sert de vous parer derrière la soit disante « inadaptation du droit de la négociation collective aux exigences nouvelle de la vie économique et sociale » ou, d’invoquer, comme certains juristes (Philippe Langlois, avocat) défenseurs des patrons « la grande incertitude qui a fait naître la combinaison contre nature du principe hiérarchique et du principe de faveur ».
Nous savons pertinemment le sens qu’il convient de donner à ces exigences. Elles se nomment compétitivité, mobilité, adaptabilité, flexibilité…

Autant d’exigences de la pensée libérale auxquelles en priorité vous répondez en échos au discours actuel dominant, selon lequel trop de protection sociale, trop de solidarité, nuiraient à la fluidité du marché du travail et engendrerait du chômage !
Beaucoup, y compris la CFDT le plus vertement, ont reproché au gouvernement de ne pas avoir de politique de l’emploi. A l’inverse, nous pensons que cette dernière existe, qu’elle est pensée, structurée autour de l’axe majeur de l’allègement des « pesanteurs » en tous genres, y compris juridique, au mépris des besoins constants exprimés de sécurisation, des exigences de protection renforcée des salariés, tant il est vrai que la relation de travail demeure profondément inégalitaire, contrainte renforcée par un chômage de masse persistant.
Ce texte sur le dialogue social ne s’inscrit pas dans un contexte beaucoup plus général de mobilisation pour l’emploi.
Aujourd’hui, vous faites sauter un verrou supplémentaire, en décidant de la mort de l’ordre public social. Demain, vous allégerez encore davantage, si cela est encore possible, le code du travail, généraliserez les contrats de missions, reverrez les règles en matière de licenciement économique.

Nous ne vous suivrons pas dans votre entreprise de démolition. Nous refusons d’adhérer à votre conception particulière des rapports sociaux.
Certes, vous n’êtes pas allé ouvertement jusqu’à remettre en cause la place déterminante de la loi par rapport au contrat, en reconnaissant constitutionnellement, comme l’ont proposé les députés de l’UDF, de nouvelles règles de nature à garantir la primauté du contrat sur la loi.
Je vous rappelle toutefois que le présent texte touche indirectement mais, effectivement, à l’articulation entre la loi et l’accord. L’article 38 généralisant l’accord d’entreprise comme accord susceptible de mettre en œuvre la loi, même dans les matières où les dérogations sont possibles.

Je vous rappelle également, l’engagement du gouvernement, traduit dans l’exposé des motifs du projet de loi, de donner la priorité à la négociation collective, avant toute réforme de nature législative touchant les relations de travail.
Enfin, je me permets de souligner qu’en présentant un précédent texte, celui laissant aux partenaires sociaux le soin de définir le régime des heures supplémentaires, alors que cette matière relevait du législateur, vous avez déjà bien entamé les règles de l’ordre public social.

Ajoutées aux dispositions combinées des articles 36, 37 et 38 du présent texte, revisitant pour ne pas dire révolutionnant les relations entre les conventions et accords collectifs de niveaux différents, toutes ces mesures mises bout à bout s’inscrivent dans le sens voulu par le Medef. Ce dernier, dès la première réunion des partenaires sociaux sur les voix et moyens de la négociation collective posait ses desiderata dont : le renversement de la pyramide de garanties, en faisant de l’entreprise, voire de l’établissement, la base légale élargie du système » ; « la fixation des modalités d’application des principes fondamentaux du droit du travail relevant de l’accord ». « L’affirmation du principe selon lequel l’accord de branche ne s’appliquerait qu’en cas d’absence d’accord d’entreprise… ».
Aujourd’hui, Monsieur le Ministre, ne donnez-vous pas à l’accord d’entreprise sa pleine autonomie par rapport à l’accord de branche ?
Ne conditionnez-vous pas le caractère impératif de l’accord de branche au souhait express exprimé par les négociateurs ?

Et, vous tentez quand même de nous faire croire que cette nouvelle articulation ne remet aucunement en cause les éléments essentiels de la hiérarchie des normes, qu’elle n’est pas mortifère pour les droits des salariés !
C’est à l’inverse un recul sans précédent, la systématisation de l’application de la règle la moins favorable au niveau de l’entreprise.
Vous vous camouflez derrière l’inscription du soit disant principe majoritaire comme condition de validité des accords.

Nous ferons la démonstration, lors de l’examen des articles 34 et 41 que la réalité est toute autre. C’est le droit d’opposition, dont chacun de nous connaît les limites et les difficultés pratiques que vous généralisez et, non pas à l’adhésion à l’accord par une ou des organisations syndicales majoritaires en voix, conduisant FO à vous reprocher de privilégier « une mécanique d’opposition à la négociation ».
Vous prenez le risque d’amoindrir encore le rôle des syndicats en posant la règle de la négociation par des représentants élus du personnel. De surcroît, votre texte est étrangement muet sur la question des critères de représentativité datant des années 60. Il est également peu disert concernant la négociation dans les petites entreprises, entreprises dépourvues de délégués syndicaux. Je pourrai continuer mon énumération.

Je préfère conclure en reprenant une critique partagée unanimement par l’ensemble des syndicats, loin d’adhérer à votre projet, Monsieur le Ministre, voyant plutôt dans celui-ci le risque d’un blocage de tout dialogue social.
Mais, puisque vous restez sourd au front de refus des partenaires sociaux, attitude on ne peut plus paradoxale lorsqu’il est question quand même de redéfinir un pacte social, je vous livre une analyse émanant, elle, de juristes, dont on ne peut craindre qu’ils soient acquis au prolétariat, qui devrai vous toucher elle.

JE Ray, comme Gérard Lyon-Caen, rappellent que la convention de branche c’est une régulation économique autant que sociale du secteur en cause.
A déroger par accord d’entreprise aux accords de branche, ne risquez-vous pas « d’introduire de nouvelles formes de concurrence sociale », fatales évidemment aux salariés mais aussi, aux entreprises ?

Pour toutes ces raisons, les sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen plaident aujourd’hui en faveur du rejet d’un texte en trompe l’œil, d’un texte porteur de tous les dangers pour les salariés et la démocratie sociale.

Guy Fischer

Ancien sénateur du Rhône

Ses autres interventions :

Sur le même sujet :

Emploi, salaires et retraites

À la une