Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, le Conseil constitutionnel, voilà maintenant bien longtemps, a mis fin, dans sa décision « liberté d’association », à un débat théorique, doctrinal, sur la place de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ainsi que du préambule de la Constitution de 1946.
Ainsi, par assimilation, c’est tout ce préambule qui se voyait attribuer une valeur constitutionnelle.
Or, monsieur le ministre, en proposant l’adoption de ce projet de loi, vous remettez en cause tout l’équilibre constitutionnel de notre pays. Comment, alors, ne pas établir de lien entre ce projet de loi et la réforme constitutionnelle voulue par le Président de la République comme un élément supplémentaire au service d’un régime hyperprésidentiel ? Comment ne pas établir de lien entre ce projet de loi et la commission qui travaille actuellement sous la direction de Mme Veil, dont on sait qu’elle aboutira au démantèlement de tout ce qui s’est construit dans le préambule de 1946, c’est-à-dire tout ce qui constituait le programme du Conseil national de la Résistance ?
Nous savons tous - mais peut-être certains d’entre nous voudraient-ils l’oublier - que le préambule de la Constitution de 1946 est issu des travaux du CNR. Il est pour le législateur, et nous le considérons comme tel, un guide nécessaire pour conduire ses travaux, « il est une éducation sur le sens de ce que doit être l’évolution de notre société » ; il est un idéal vers lequel tendre.
Ainsi, avec les principes « particulièrement nécessaires à notre temps », mais également les « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République », les constituants de 1946, et les juges constitutionnels, ont voulu créer une forme de relation indissociable entre l’économie et ses besoins, d’une part, et le social, la satisfaction des besoins sociaux, d’autre part.
Les sénatrices et sénateurs communistes considèrent qu’il importe, pour des raisons sociales, économiques, environnementales, de faire prévaloir le social sur l’économie. Nous sommes au cœur du problème !
Nous considérons que le processus économique doit s’adapter aux exigences sociales de notre pays, et non l’inverse.
M. Jean-Luc Mélenchon. Absolument !
M. Guy Fischer. Cette conception d’une économie au service des hommes, qui se construit par solidarité et non dans l’opposition, qui se construit sur le collectif et non sur l’individuel, nous la nommons société de progrès.
Avec ce projet de loi, vous voudriez poursuivre votre politique de déstructuration, faisant comme si l’économie et le social étaient pour le moins dissociables ou, pis, comme si le social devait reculer devant l’économie. Les exigences sont pourtant celles de la construction d’une société de partage et de solidarité, d’une société qui protège les droits et les développe. Tel était le sens du préambule de 1946.
Le projet de loi dont l’examen nous réunit aujourd’hui est, vous en conviendrez, à mille lieues des préoccupations des constituants de 1946. Il est même contradictoire avec l’esprit des rédacteurs du préambule, notamment avec le cinquième alinéa de celui-ci, qui instaure une forme de démocratie sociale que vous avez, par vos pratiques, scandaleusement méprisée.
Comme si de rien n’était, vous trahissez les organisations syndicales signataires de la position commune sur le principal engagement.
On avait déjà pu observer votre sens très particulier du dialogue social lors de la discussion du projet de loi portant modernisation du marché du travail, et encore avec les pressions exercées sur les organisations syndicales lors de l’élaboration de l’accord national interprofessionnel, l’ANI.
En réalité, monsieur le ministre, vous soufflez constamment le chaud et le froid, décidez quand débute et quand se conclut une négociation, décidez des sujets sur lesquels elle portera et des conclusions qui en découleront.
Cette conception du dialogue social propre à votre gouvernement donne d’ailleurs des ailes à votre majorité, puisqu’a été adopté un amendement déposé par un député UMP tendant à insérer un alinéa qui précise que les organisations syndicales déterminent avec les employeurs les sujets devant faire l’objet de négociation.
Il est tout de même assez inique de demander à l’employeur l’autorisation d’entamer une négociation !
Ce projet de loi semble même contradictoire avec les déclarations du candidat-Président qui, découvrant les usines et Jaurès, disait vouloir reconnaître et encourager la France qui « se lève tôt » !
Votre projet de loi, ne vise qu’à asseoir la suprématie de l’économie sur les besoins humains, et nous vous démontrerons en présentant cette motion, comme dans la suite de nos débats, combien cette loi est un outil supplémentaire entre les mains du patronat - il s’ajoute à une panoplie de six outils existants - pour la flexibilité.
Pour valider votre discours de culpabilisation des salariés, vous faites des salariés aux 35 heures les responsables de l’appauvrissement de la France sous prétexte qu’ils ne travailleraient pas assez.
Avec cet habile écran de fumée, vous évitez un vrai débat sur la politique industrielle de notre pays, sur l’absence d’investissements nouveaux, sur les politiques de trappes à bas salaires qui se généralisent, sur l’institutionnalisation de la précarité et sur la recherche perpétuelle des moindres coûts.
Demain, les salariés seront contraints de négocier individuellement non seulement leur contrat de travail - nous sommes là au cœur de votre projet : l’individualisation de la négociation -, mais aussi leur rémunération - nous l’avons vu avec les contrats de portage -, l’organisation et la durée de leur travail et, pourquoi pas, leurs droits à la protection sociale ! Avec vous, c’en est fini de notre société de solidarité et d’égalité.
Ainsi, de manière insidieuse, vous satisfaites à une demande ancienne et récurrente du patronat et du MEDEF : mettre fin à toute conception collective du travail pour renvoyer la relation de travail à la seule relation individuelle entre employeur et salarié.
Dans cette relation très déséquilibrée, nous le savons tous, le salarié est toujours perdant !
Il est tout de même contradictoire d’annoncer vouloir renforcer le dialogue social, tout en utilisant tous les moyens possibles pour marginaliser les organisations syndicales dans les entreprises ! Car, personne n’ignore que le syndicalisme se construit précisément sur l’exigence de défense collective d’intérêts qui, collectifs, le sont tout autant.
Nous aurons l’occasion de le dire au cours de nos débats, ce projet de loi témoigne d’un recul considérable. Vous mettez officiellement, et insidieusement, fin à la durée légale du travail. Jusqu’alors, le progrès social était à la diminution de la durée légale du temps de travail, considérant que le temps de repos était tout aussi noble que le temps de travail ; considérant que le temps de repos était une contrepartie légitime à la force de production offerte par le travailleur et au savoir-faire mis à disposition par le salarié ; considérant enfin qu’il permettait l’épanouissement de la vie familiale.
Mais, aujourd’hui, notre pays prend le chemin du recul social. Vous ne faites pas mystère de votre volonté d’allonger considérablement la durée légale de cotisations pour ouvrir droit à la retraite.
Vous dites vouloir généraliser les heures supplémentaires, comme si cela se décrétait.
Mais, pire encore, avec la directive européenne, vous portez la durée du temps de travail à douze heures par jour, autant dire un recul considérable si l’on compare cette directive avec la loi du 23 avril 1919, dite loi des « 8 heures » qui, comme son nom le laisse deviner, avait limité la durée maximale du travail quotidien à huit heures par jour.
La loi, vous la voulez pour servir l’économie et non plus pour satisfaire les besoins humains et sociaux. Elle est un outil de dérégulation, alors même que les constituants de 1946 et de 1958 l’ont élaborée comme une protection des plus faibles.
La généralisation à tous les salariés des forfaits en jours ou en heures s’inscrit dans cette démarche de minoration des besoins humains. Vous ne voulez plus d’une loi générale et applicable à tous qui fasse écran aux exigences démesurées des employeurs.
Je voudrais vous rappeler une récente étude qui indique que l’amplitude horaire d’une journée de cadre varie entre onze heures et treize heures de travail par jour. Vous savez que de telles conditions de travail suscitent de plus en plus de réactions de la part des cadres. Le lien et la qualité de la relation entre le cadre et l’employeur se distend, on l’a vu chez Renault, au cours de ces dernières années et de ces derniers mois. Et à quel prix !
Mais qu’importe le stress au travail, les cadences infernales, les suicides sur les lieux de travail ! Vous n’en avez cure ! Ce qui importe c’est de répondre, encore et encore, aux diktats de l’économie libérale qui exige toujours plus de « disponibilité », c’est-à-dire toujours plus de précarité.
Ainsi, les cadres pourront demain effectuer pas moins de 282 jours de travail sur 365. Faites le calcul, retirez les 52 jours de week-end, le 1er mai et les 30 jours de congés payés, et c’en est fini des jours de RTT ! C’est la consécration d’un fameux slogan, mais légèrement modifié : « Travailler plus, pour gagner pareil et s’user au travail » !
Et votre gouvernement, qui est très inégalitaire dés lors qu’il s’agit de partager les richesses - je vous renvoie à la loi TEPA, d’août 2007 - se découvre une fibre égalitariste dés lors qu’il s’agit de partager les mauvais coups, puisque cette déréglementation sauvage s’imposera à tous les salariés disposant d’une réelle autonomie.
Vous créez une nouvelle catégorie de salariés, ces derniers cumulant les inconvénients, flexibilité imposée, charge de travail importante, pression accrue, et ne percevant pas le seul avantage auquel ils auraient droit, une rémunération accrue, corollaire légitime de ce que vous nommez « réelle autonomie » !
Mais il y a plus. Outre l’individualisation, avec ce projet de loi, vous inversez également la hiérarchie des normes. Ce qui était jadis l’exception - l’accord individuel ou la convention d’entreprise - vous en faites la règle. Aujourd’hui, on ne soupçonne pas encore toutes les conséquences que cela aura.
Et, inversement, ce qui était la règle, les accords de branche et les conventions collectives, vous en faites l’exception. Cette inversion des normes ne vise, ni plus ni moins, qu’à instaurer une forme de dumping social interne, sans compter que la suppression de la référence aux accords de branche étendus est un véritable élément de dumping social cette fois européen.
Ne tentez pas de nous faire croire que les salariés auront quoi que ce soit à gagner dans cette concurrence entre entreprises !
Le marché du travail est tel que ce ne sont plus les salariés qui font valoir leurs droits, ce sont les employeurs qui imposent leurs exigences. Et il ne fait pas de doute, que, profitant de cette inversion des normes, le patronat parviendra toujours à s’organiser pour proposer le moins-disant, le moins favorable aux salariés, comme il sait faire s’entendre les patrons pour proposer les offres les moins intéressantes aux consommateurs. Quand il s’agit de gros sous, on peut leur faire confiance !
En généralisant les forfaits en jours et en heures à tous les salariés, en augmentant le contingent annuel d’heures supplémentaires, en individualisant les relations de travail et en inversant la hiérarchie des normes, vous prenez le contresens, de ce qui pour nous est fondamental : le préambule de la Constitution de 1946.
Celui-ci dessinait une société de progrès pour tous. Vous construisez au contraire une société de précarité généralisée. Vous entrez en contradiction non pas seulement avec une norme constitutionnelle, mais bien avec l’esprit constitutionnel tout entier. Votre nom, monsieur le ministre, restera attaché à cette réforme !
Vous ne bafouez pas uniquement le préambule de 1946, ni celui de 1958, ni même une des dispositions de la Constitution ! Non, ce que vous bafouez, c’est toute notre histoire constitutionnelle, c’est l’histoire sociale et institutionnelle de notre pays ! C’est l’esprit des constituants et des législateurs qui vous ont précédés et qui ont voulu construire une société où jamais la génération nouvelle n’aurait à vivre dans des conditions plus mauvaises que la précédente.
M. Robert del Picchia. Le monde a évolué !
M. Guy Fischer. Le problème est là, monsieur Del Picchia : nos générations ont toujours mieux vécu que les générations précédentes.
M. Robert del Picchia. C’est le cas aujourd’hui !
M. Jean Desessard. Ce n’est plus vrai, et ce le sera de moins en moins avec les problèmes de l’environnement !
M. Guy Fischer. À l’inverse, nous en sommes témoins chaque jour, vous œuvrez à la concentration : concentration des savoirs, avec les mauvais coups que vous portez à l’éducation nationale et à la recherche ; concentration des responsabilités et des pouvoirs, avec votre réforme des institutions ; concentration des richesses, avec la loi TEPA, les multiples exonérations de cotisations sociales, et enfin ce texte, qui vient consacrer la nouvelle formule selon laquelle il faut travailler plus, plus longtemps, plus dur, pour ne jamais gagner plus !
Jacques Ribs, conseiller d’État, s’interrogeait dans son livre Préambule de la Constitution de 1946. Un contrat de société ? sur le sens de ce préambule : « Enfin, il me restera à réfléchir à haute voix sur les enseignements à tirer, pour aujourd’hui et pour demain, des principes inscrits dans le Préambule, et sur la nécessité d’ouvrir une nouvelle réflexion pour tenter de rechercher les voies d’une nouvelle utopie créatrice fondée sur le progrès, la dignité de l’homme et la solidarité - le Préambule étant une utopie créatrice et qui s’est révélée singulièrement créatrice - comme avaient su le faire nos anciens. »
Cette interrogation, je la fais mienne. Elle ébranle ma conviction et fait naître une exigence, celle de toutes les résistances. Elle me permet de réaliser combien votre politique ne cesse de déconstruire ce qui fondait alors notre pacte républicain.
Car, à n’en pas douter, de votre côté, on réfléchit bel et bien à un nouvel ordre constitutionnel qui débarrasserait l’État de tous les droits-créances.
Ce travail de réflexion, vous l’avez mené progressivement, vous avez substitué aux principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ce que l’on pourrait qualifier de « principes économiques dictés par les règles du marché ». Vous avez cessé de considérer le progrès comme un objectif, pour le considérer comme un poids dont il faudrait se débarrasser.
Vous avez fait passer la solidarité nationale pour une construction ringarde, alors que les faits nous prouvent chaque jour qu’elle est la seule à pouvoir garantir et l’égalité et la protection des plus faibles.
Avec votre processus de destruction, voilà tout ce que vous bafouez ! C’est pourquoi les sénateurs et sénatrices n’accepteront jamais un projet de loi...
M. Robert del Picchia. Pas tous !
M. Guy Fischer. ...qui sera immanquablement synonyme de recul social historique.
Et je vous invite à réaffirmer combien - comme le prévoit l’article 1er de notre Constitution - la France est et doit rester une république sociale !