Monsieur le Président,
Monsieur la Ministre,
Mes chers Collègues,
En mai dernier, nous avions dénoncé le contenu l’inspiration profondément libérale de cette réforme décentralisant le RMI et créant le RMA et, le parti pris pour l’aborder ; le soupçon porté sur les allocataires du RMI responsables selon vous de leur situation.
Nous nous étions opposés au principe même de la décentralisation de la responsabilité du financement et de la gestion du premier minima social, ultime « filet de sécurité » pour deux millions de personnes.
Cette opération, soit disant légitimée par le souci d’efficacité, de cohérence et de proximité renforcée, traduction en fait de votre conception minimaliste du rôle de l’Etat social, permettant surtout, en banalisant le RMI, au gouvernement de renoncer à ses responsabilités particulières en matière de solidarité nationale.
Nous nous étions inquiétés, comme de nombreux élus d’ailleurs, des conditions financières de la décentralisation du RMI et de la mise en œuvre du contrat d’insertion - revenu minimum d’activité ; conditions on ne peut plus incertaines et par conséquent porteuses de dangers pour les départements, mais aussi pour les allocataires.
Nous avions refusé de parier avec vous sur la responsabilisation totale des Conseils généraux en matière d’insertion. Non par défiance vis-à-vis des élus locaux, mais parce que conscients des réalités économiques et sociales des territoires, de la nécessaire implication des associations, des différents acteurs susceptibles de permettre un accompagnement social personnalisé adapté aux besoins des personnes éloignées de l’emploi.
Notre réticence était d’autant plus grande que votre volonté était forte d’une part, de concentrer entre les mains d’une seule et même personne tous les pouvoirs en matière de décision individuelle, en réduisant à rien les capacités d’intervention des CLI, des Conseils départementaux d’insertion. En raison d’autre part, du quitus donné à la majorité sénatoriale pressée de faire disparaître l’obligation pour les départements de financer des actions d’insertion à hauteur de 17% du montant des allocations versées par l’Etat.
Enfin, conscients des risques liés à l’introduction d’une obligation de travailler en contrepartie de l’allocation perçue, nous avions dénoncé avec force l’instauration d’un type nouveau de contrat, le contrat d’insertion - revenu minimum d’activité, offrant aux employeurs du secteur marchand une main d’œuvre à bon marché, contrainte de travailler sans pour autant pouvoir prétendre à un contrat de travail de droit commun, à un salaire décent, encore moins à une formation et à l’acquisition de droits sociaux.
Malgré ces objections de fond, nous avions fait le choix de ne pas rejeter en bloc le projet de loi, qui le méritait pourtant. Pensant que la question de l’insertion professionnelle et sociale des personnes les plus fragiles, cassées par le chômage et la précarité, devait être débattue.
Convaincus aussi qu’il convenait d’analyser les causes de la progression constante du nombre de bénéficiaires du RMI, ce qu’omet de faire le projet de loi ; qu’il convenait de profiter de cette occasion pour parfaire un dispositif, le RMI et, s’interroger sur un revenu minimum d’existence permettant effectivement de vivre et non de survivre.
Relayant la demande unanime des associations de chômeurs et précaires, des intervenants de l’insertion et de la lutte contre l’exclusion, nous avions alors plaidé en faveur d’un retrait du texte, permettant l’évaluation préalable du dispositif actuel ; laissant le temps à la nécessaire concertation sur les moyens à mettre en œuvre pour renouer durablement avec le marché du travail ou, tout simplement, reprendre pied au quotidien. C’était le sens de notre motion de renvoi en commission.
Sans surprise, vous avez, mes chers collègues, caricaturé notre position, rejeté cette proposition et confirmé ainsi vos intentions de traiter la question globale posée par le petit bout de la lorgnette, c’est-à-dire exclusivement sous l’angle de l’insertion professionnelle à courte vue, afin de satisfaire les exigences d’un patronat demandeur de nouveaux outils de flexibilité.
Répondant à nos arguments, vous m’avez alors reproché, Monsieur le Ministre, de m’en tenir « au procès d’intention ».
Depuis sept mois, toutes vos déclaration, vos décisions sont venues pourtant confirmer que nous avions raison, d’accuser le gouvernement d’avoir des arrières pensées ; raison de penser que ce projet n’est pas conforme à la philosophie du RMI, qu’il représente un précédent fâcheux pour tous ceux qui souhaitent ardemment dynamiter le code du travail, assouplir toujours davantage la réglementation du travail.
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Depuis notre précédent débat, le Sénat a examiné le projet de loi relatif aux responsabilités locales, le projet de loi de Finances pour 2004. Et, qu’il s’agisse - du transfert aux département de la responsabilité de l’ensemble des actions, dispositifs et services concourant au développement social et à la lutte contre l’exclusion ; - du transfert aux régions de l’ensemble des compétences en matière d’insertion et de formation professionnelle ; - des coupes budgétaires dans les crédits destinés à l’insertion des publics prioritaires ou aux dispositifs des contrats aidés, réservés aux personnes les plus vulnérables, jeunes, chômeurs de longue durée ; ou de la diminution sensible des crédits du logement…., les choix traduits par ces textes sont contraires à la cohésion sociale, « à l’exigence de solidarité et au refus d’abandonner à elle-même une partie de la nation », objectifs pourtant réaffirmés comme prioritaires par le Président de la République.
La décentralisation n’est qu’un prétexte facile. Elle est utilisée par le gouvernement pour nier, pour des considérations budgétaires et idéologiques, sa responsabilité première pour garantir l’effectivité des droits fondamentaux de chacun.
Ajoutons à cela, comme l’a notamment dénoncé le collectif Alerte, « la dégringolade de mesures régressives récemment annoncées risquant de rejeter dans la précarité les plus fragiles » et, constatons que le risque « de voir détricoter la nécessaire solidarité nationale » devient réalité.
Vous vous délestez de vos charges sur les collectivités territoriales, sur la sécurité sociale. Vous cherchez à économiser sur le dos des assurés sociaux, sur le dos des personnes âgées, des bénéficiaires de l’AAH, du RMI, de l’AME, de la CMU, de l’ASS…, la liste est longue.
Autre exemple actant de votre volonté de structurer, pas à pas, l’air de rien, la société française, l’attitude du gouvernement sur le dossier de l’emploi.
Dans le contexte économique difficile que nous connaissons, alors que le taux de chômage flirte avec la barre fatidique des 10%, ont peut s’interroger sur les leviers utilisés, en l’occurrence l’encadrement des chômeurs, l’incitation à reprendre un emploi, qui n’ont de sens, de l’avis de Gérard Cornilleau (économiste de l’OFCE) qu’en période de plein emploi.
On peut tout aussi légitimement discuter du bien fondé de la réorientation des aides à l’emploi vers le secteur marchand, tout en connaissant les effets d’aubaine, au détriment de la création d’emplois dans le secteur non marchand.
Dans la mesure où, là encore, comme le souligne Olivier Marchand, responsable de la division emploi de l’Insee, « l’analyse montre que ces emplois (CES, CEC, feu les emplois jeunes) constituent la principale mesure contra- cyclique capable de contenir le chômage dans les périodes de conjoncture dégradée »…
On peut enfin, s’inquiéter de la généralisation de la massification de la politique d’allègement du coût du travail, en raison du coût record, 17 milliards pour 2004, de cette dernière ; de l’impossibilité d’en chiffrer l’efficacité en terme de création d’emplois, alors que ses effets nocifs sont eux bien visibles : déqualification, généralisation des bas salaires… ; des dangers pour notre système de protection sociale…
Comment aller au-delà de la réduction d’un quart pour toutes les entreprises du coût total d’un salarié rémunéré au SMIC ?
En explorant d’autres voies, « en desserrant un à un les verrous qui étouffent l’emploi » comme vous l’avez expliqué, Monsieur le Ministre, fin novembre, à nos collègues de l’Assemblée nationale.
Après avoir validé le durcissement des conditions d’indemnisation conduisant, dès le 1er janvier 2004, à une sortie d’indemnisation pour 180 000 personnes et 600 000 personnes supplémentaires d’ici fin 2005.
Après avoir décidé de sanctionner une deuxième fois les chômeurs de longue durée, en raccourcissant leurs droits à l’ASS, vous nous proposez de franchir une autre étape de cette activation des dépenses, en conditionnant le versement du RMI à la reprise d’un emploi comme le pratiquent les anglo-saxons !
Pour demain, vous ambitionnez d’intensifier le contrôle de la recherche d’emploi, en mettant la pression sur les demandeurs d’emploi, sans pour autant véritablement axer sur les moyens à donner à l’ANPE pour mettre en œuvre un accompagnement individualisé de qualité, sans prioriser la formation qualifiante des demandeurs d’emploi, plus soucieux que vous êtes, d’assurer leur employabilité immédiate.
De plus, comme vous l’avez annoncé, suivront les mesures visant à assouplir encore davantage les contraintes législatives et réglementaires responsables, selon les économistes lus dans les cercles libéraux, de frein à l’embauche en France !
En ligne de mire bien sûr, l’allègement du code du travail, notamment de ses dispositions sur la durée légale du travail ou sur les licenciements.
A ce titre, le Medef est en passe d’obtenir ce qu’il souhaite depuis longtemps déjà, puisque le projet de loi du gouvernement sur le dialogue social prévoit d’instaurer l’autonomie des accords d’entreprise par rapport aux convention de branche, explosant ainsi la hiérarchie des normes. Monsieur Sellière ne s’y est pas trompé d’ailleurs. Commentant cette mesure, il parle « de vraie conquête sociale » !
Sur un autre sujet, qui lui tient particulièrement à cœur, la centrale patronale est, là encore, en train de gagner du terrain. Je fais référence aux « contrats de mission » sur le modèle des contrats de chantier du bâtiment, type nouveau de contrat de travail.
Déjà, 70% des recrutements sont réalisés sous la forme de contrat d’intérim ou de CDD.
Je vous invite à lire le dossier intéressant consacré ce mois dans Liaisons sociales « aux dix leviers pour doper l’emploi ». Vous prendrez peut être enfin conscience que ces recettes à base de flexibilité ont un revers : la précarisation.
On peut lire que ces nouvelles formes d’emploi atypique « ont aussi favorisé l’émergence d’un marché du travail de plus en plus dual et très inégalitaire »….. comme le note Olivier Blanchard et Jean Tirole dans leur rapport au CAE intitulé Protection de l’emploi et Procédure de licenciement. Car, « pendant que les permanents ont conservé leurs acquis, toute la flexibilité a reposé sur les seul précaires…. ».
Or, c’est justement ces personnes là que vous entendez viser une nouvelle fois. Vous stigmatisez et les chômeurs et les RMIstes, « se complaisant dans l’assistanat », au lieu d’accepter les emplois proposés.
Vous continuez plus que jamais à véhiculer l’idée selon laquelle il n’y aurait plus de valeur travail. Le Conseil économique et social, dans un rapport de septembre 2003, consacré à la place du travail dans la vie des individus, a pourtant rappelé, à rebours de votre discours, que le travail n’avait pas perdu de son importance, qu’il était toujours au centre de l’existence sociale des français.
Avant tout, Messieurs, ce qui contribue a dévaloriser le travail, c’est le taux de chômage record que connaît la France, l’explosion des CDD, de l’intérim, la dégradation des conditions de travail, le comportement des patrons voyous, licenciant à tour de bras…
Soyez conséquents, mes chers collègues, employez vous à redonner au travail de sa consistance ; agissez pour la qualité de l’emploi et des relation de travail ;pour des salaires décents.
Sur ce thème, Laurent Joffrin, dans le Nouvel Observateur (13 novembre) vous montre la voie : « il existe une bonne manière de réhabiliter le travail : c’est d’en donner à ceux qui n’en ont pas ». Or, sur ce point, « le gouvernement est moins flambant que dans sa lutte contre les abominables 35 heures ».
Pour acter fortement de notre opposition à votre politique économique et sociale, nous avons fait le choix aujourd’hui de défendre cette exception d’irrecevabilité.
Cette dernière doit également être comprise comme reflétant notre refus de cautionner la stratégie globale du présent texte. Nous n’acceptons pas votre discours moralisateur, pas plus les dispositions phares du projet de loi contraires à notre Constitution.
Partons du préambule de la Constitution de 1946, fondement du RMI : « tout être humain, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence ».
Dès lors, comment, en premier lieu, ne pas s’interroger sur le principe même de la décentralisation du RMI, prestation de solidarité nationale, traduisant un droit à un minimum de ressources, identique sur l’ensemble du territoire ?
Interrogation d’autant plus légitime que les conditions financières de ce transfert, comme les conditions de pilotage par le département du RMI, du dispositif d’insertion, ouvrent la porte à toutes les dérives, à des différences de pratique selon les département, selon la situation locale mais aussi, l’intérêt politique de chacun sur ces questions.
Conscients des dérives possibles, les députés s’étaient accordés, en commission, au-delà des clivages partisans, pour clarifier les conditions financières de cette décentralisation, notamment en posant le principe d’une compensation intégrale, dynamique du transfert de charges pour 2004 et la nécessité de réexaminer annuellement ces conditions pour tenir compte de l’évolution du coût des allocations.
Vous avez, Monsieur le Ministre, refusé cette dernière proposition au motif de sa contrariété avec l’esprit de la décentralisation. Votre attitude fait peser des menaces graves sur les finances des départements, le rendement de la TIPP évoluant différemment du réel besoin de financement du RMI et des actions d’insertion. Elle risque par ricochet, de conduire les départements à économiser sur le dos des allocataires, en développant des politiques discriminatoires, car plus restrictives en matière d’admission, de suspension du RMI. Et, in fine, conduire à transformer le RMI, qui deviendrait une simple prestation d’aide sociale, alors qu’il traduit un droit inscrit dans la Constitution.
Par ailleurs, vous avez également rejeté les propositions du rapporteur de l’Assemblée nationale que nous avions défendues ici en première lecture, visant à accroître les garanties offertes aux allocataires les plus fragiles, à parer les risques arbitraires.
Non seulement vous niez le rôle des CLI, garantes de par leur composition et leur indépendance, d’une certaine homogénéité locale de traitements des allocataires mais, de surcroît, vous déniez à la collectivité nationale, à l’Etat, tout pouvoir de contrôle en matière de décisions individuelles.
En second lieu, comment ne pas s’interroger sur la relation entre le principe fondateur du RMI et le travail que vous revisitez, Monsieur le Ministre, en liant la perception de l’aide à une contrepartie en activité.
Auditionné par la commission des Affaires sociales du Sénat, Michel Dollé avait consacré de longs développements à ce point, considérant « que le principe constitutionnel figurant en amont du RMI devrait interdire d’inverser la relation entre activité ou travail et perception de l’aide ». Il démontrait que « le principe du Workfare peut se réintroduire dans le concret et notamment dans la formulation des contrats d’insertion et dans les modalités du revenu minimum d’activité ».
Concernant ce nouveau « contrat d’insertion - RMA » le Président du CERC se posait la question de savoir s’il « était un contrat de travail à plein titre ». Les débats à l’Assemblée nationale ont été, sur ce point en particulier, très instructifs. Impossible, Monsieur le Ministre, de vous faire dire explicitement ce qu’est réellement ce contrat.
Par contre, il est clair qu’il déroge au droit commun du travail, au droit de la protection sociale.
Au sein du salariat, il introduit un nouveau sous statut ; à la différence des salariés sous CDD, sous contrat aidé, les titulaires d’un CI-RMA n’acquièrent de droit différés, droit à la retraite, chômage notamment, sur la seule part de leur rémunération à la charge de l’employeur, déduction faite du montant de l’aide au département. Et voilà réintroduit partiellement un Workfare. Et voilà aussi créée une nouvelle catégorie de salariés à bon marché, sans droits, sans avenir d’insertion professionnelle pérenne, le droit à la formation ne leur étant pas expressément ouvert.
Que dire de l’interdiction de travailler pendant le second mi-temps, si ce n’est qu’elle aussi est une situation discriminatoire.
Vous ne pouvez décidément pas, Monsieur le Ministre, continuer à prétendre que votre objectif est l’insertion des personnes les plus éloignées de l’emploi. Sinon vous auriez accepté les amendements du rapporteur de l’Assemblée nationale, cosignés par la majorité des groupes parlementaires, visant au moins à poser un certain nombre de garde fou pour éviter les effets d’aubaine - contingentement des CI-RMA ; délai de carence les séparant - ou, tendant à faire du CI-RMA un véritable contrat de travail.
A l’inverse, si telle était votre préoccupation, vous n’auriez pu consentir notamment à ouvrir le dispositif aux entreprises de travail temporaire.
Mes chers collègues, au regard de ces observations, nous vous invitons à considérer qu’il n’y a pas lieu de délibérer sur le présent projet de loi dont l’impact sur les finances des collectivités reste incertain mais, dont nous mesurons dès maintenant, les incidences graves sur la situation des individus, sur le marché du travail.