Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la secrétaire d’État, il y a deux ans, je soutenais ici même, au nom de mon groupe, une motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité sur le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2008.
Je déplorais, entre autres, l’étendue des déficits, le manque de recettes dû au refus de taxer les revenus financiers et dénonçais la volonté gouvernementale d’appauvrir la sécurité sociale, au risque d’entraîner, à terme, la faillite du système.
Il y a deux ans, Mme Roselyne Bachelot-Narquin semblait indignée de ce qui n’était pourtant qu’un simple constat. Mais que dire aujourd’hui, à la lecture du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2010 ?
Loin de s’améliorer, la situation s’est fortement aggravée et l’entreprise de destruction de la protection sociale que je dénonçais alors continue et s’accentue.
Les chiffres sont têtus, mais objectifs et dénués de toute idéologie. Ils montrent que le texte qui nous est soumis creuse, d’une manière sans précédent, les déficits de la sécurité sociale, toutes branches confondues. Ces déficits devraient en effet connaître une croissance exponentielle, passant en une seule année de 20 milliards à 30 milliards d’euros, pour atteindre un montant cumulé qui pourrait être compris entre 150 milliards et 177 milliards d’euros en 2013. Et encore ce total exorbitant est-il celui du scénario le plus optimiste !
Face à cette situation plus qu’alarmante, les sénatrices et sénateurs communistes et du parti de gauche estiment que le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2010 est en l’état irrecevable, car inconstitutionnel.
Les principes de valeur constitutionnelle que nous estimons mis à mal dans ce texte sont, d’une part, la protection de la santé et, d’autre part, l’obligation de présenter des comptes réguliers, sincères, donnant une image fidèle de la réalité.
En 1971, le Conseil constitutionnel a intégré dans le bloc de constitutionnalité le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, qui crée, de manière très explicite, des droits sociaux « particulièrement nécessaires à notre temps », opposables aux pouvoirs publics.
Ces droits ont donc une valeur juridique supérieure aux lois, notamment aux lois de financement de la sécurité sociale. Ainsi, au onzième alinéa du préambule figure le droit à la santé : la nation doit garantir à tous « la protection de la santé ». Cette proclamation nous semble, hélas ! être encore ce principe « particulièrement nécessaire à notre temps » que souhaitaient les constituants de 1946.
Cette protection constitutionnelle vaut au droit à la santé pour toutes et tous de se retrouver parmi les valeurs les plus hautes dans la hiérarchie de normes qui fondent notre société. Toute loi, quel qu’en soit le domaine, doit respecter et même faire en sorte d’atteindre cet objectif : elle ne peut rogner sur des droits que la Constitution accorde aux citoyens.
Or le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2010, sans directement affirmer que certains de nos concitoyens et concitoyennes n’auront plus droit à la santé, rend l’exercice de ce droit si difficile qu’il le vide de sa substance.
C’est toute la différence qu’il y a entre l’existence d’un droit et l’effectivité de sa mise en œuvre. En théorie, sur le papier, j’ai le droit de me faire poser une couronne en porcelaine, mais, en pratique, concrètement, en ai-je les moyens, au regard du reste à charge ? Toute la question est là...
Cette interrogation est devenue très concrète pour un nombre croissant de nos concitoyennes et concitoyens.
Ce texte élève, au final, un écran infranchissable entre le droit constitutionnellement garanti à la santé pour toutes et tous et l’accès réel au soin.
Ne me dites pas, monsieur le ministre, que vous ignorez qu’il existe en France des personnes qui n’ont pas ou plus les moyens de se soigner ! Le fossé se creuse entre celles et ceux qui peuvent bien se soigner, et tous les autres, de plus en plus nombreux, qui ne le peuvent pas.
Ces « autres » – hommes, femmes, enfants –, déjà bien trop nombreux, le sont encore plus année après année, au point que l’on se rapproche d’un système à l’américaine, où l’accès au soin devient le véritable clivage social. Une grave maladie deviendra-elle, en France aussi, synonyme de ruine personnelle, de maison hypothéquée ou de souscription d’emprunt pour faire face aux énormes dépenses induites ?
Savez-vous qu’aux États-Unis, dans certains États pauvres, des équipes médicales caritatives organisent de funestes tombolas à destination d’indigents, parfois atteints de maladies très graves, mais qui n’ont tout simplement pas les moyens de se faire soigner ? Que croyez-vous que gagne celui qui remporte cette loterie ? Le droit de se faire soigner gratuitement !
Espérons que de telles dérives n’arrivent pas en France, où, déjà, on constate que des femmes et des hommes n’ayant pas de mutuelle ou l’ayant résiliée en raison de son coût trop élevé renoncent à se soigner ou reportent une intervention chirurgicale nécessaire, faute de moyens.
En 1946, le constituant a posé des principes de solidarité et d’accès aux soins et à la santé pour toutes et tous. En 1971, le Conseil constitutionnel a consacré la valeur constitutionnelle de ces principes. Aujourd’hui, monsieur le ministre, votre gouvernement s’emploie consciencieusement à les remettre en question.
L’idée des constituants de l’après-guerre était de donner à toutes et à tous l’accès à une médecine qui ne distinguerait plus ses bénéficiaires en raison de l’appartenance sociale ou des ressources : participation à raison de ses revenus ; satisfaction en fonction de ses besoins, la sécurité sociale venait de voir le jour.
Ces principes posés par le constituant de 1946 sont bien encombrants pour vous, qui souhaitez mener à bien votre entreprise de privatisation de la santé, car cette philosophie du partage et de la solidarité est à cent lieues de celle de la médecine à deux vitesses, du chacun-pour-soi et de la marchandisation de la santé.
Voulez-vous véritablement maintenir un système de protection sociale ou désirez-vous l’abandonner et basculer vers un système entièrement aux mains de société privées ?
M. Guy Fischer. Ils veulent l’abandonner !
Mme Annie David. La question est aujourd’hui clairement posée.
Non content de remettre en question le droit constitutionnel de se soigner, ce projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2010 porte en lui une autre cause d’irrecevabilité : il est particulièrement insincère ou alors, comme disait tout à l’heure M. About, il comporte une sincérité à date butoir... Cela revient au même puisque ladite date butoir ne prend pas en compte les prévisions annoncées.
Or la loi organique du 2 août 2005 relative aux lois de financement de la sécurité sociale a donné une consécration organique à l’obligation de sincérité. Aujourd’hui, l’article L.O. 111-3 du code de la sécurité sociale dispose que la loi de financement de la sécurité sociale « détermine, pour l’année à venir, de manière sincère, les conditions générales de l’équilibre financier de la sécurité sociale compte tenu notamment des conditions économiques et générales et de leur évolution prévisible ».
Vous nous avez parlé de transparence, monsieur le ministre, mais elle doit être associée à la sincérité et, donc, à la vérité des chiffres, ce qui ne nous semble pas être le cas dans ce texte.
De son côté, le Conseil constitutionnel a réaffirmé, dans sa décision du 29 juillet 2005, que « s’agissant des conditions générales de l’équilibre financier de la sécurité sociale pour l’année en cours et l’année à venir, la sincérité se caractérise par l’absence d’intention de fausser les grandes lignes de cet équilibre ».
Or nous nous interrogeons sur la sincérité de ce projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2010 au regard de certains chiffres qu’il contient, s’agissant notamment des projections pour les quatre années à venir.
Selon les propres analyses de M. le rapporteur général de la commission des affaires sociales, « le cadrage pluriannuel ouvre des perspectives très préoccupantes et les évolutions sont bâties sur des hypothèses indéniablement volontaristes ». Ces termes mesurés cachent mal la profonde inquiétude qui traverse l’ensemble des élus de la nation, toutes tendances confondues.
Il est évident que votre projet de financement a été réalisé en s’appuyant sur des chiffres intenables.
Concernant le PIB, vous retenez 0,8 % de croissance en 2010, puis 2,5 % pour chacune des trois années suivantes ; quant à la masse salariale, si vous concédez une baisse de 0,4 % en 2010, vous tablez ensuite sur une augmentation de 5 % les trois années suivantes.
M. Guy Fischer. Irréaliste !
Mme Annie David. Vous avez bien noté que pour, la première fois depuis l’après-guerre, la masse salariale de notre pays a significativement baissé pendant deux années consécutives et que, de 1998 à 2007, elle avait progressé de 4,1 %, ce qui était considéré comme un très bon niveau.
La situation est donc la suivante : si tout se passe comme vous le spéculez, et selon vos propres estimations, nous allons enregistrer entre 2009 et 2013 un déficit allant de 150 milliards à 173 milliards d’euros, je dis bien « euros », car nous pourrions penser, à l’énoncé de ces chiffres impressionnants, qu’il est question de francs !
Je vous laisse imaginer la situation des comptes de la sécurité sociale si ces prédictions « volontaristes » ne devaient pas se réaliser ! Mais il sera alors trop tard, et on nous dira que la France n’a d’autre choix que d’abandonner son système de protection sociale.
Se tromper à ce point, est-ce encore une erreur ou n’est-ce pas plutôt un déni des réalités et une volonté politique de ne pas regarder les choses en face ?
Pour expliquer ces déficits que vous laissez volontairement filer, vous affirmez que c’est une nécessité et que notre système de protection sociale doit jouer son rôle d’« amortisseur social ». Faites attention, car vous êtes en train d’en casser les ressorts !
Tous les systèmes de santé ultralibéraux et privatisés sont en difficulté à la suite de la crise financière et vous redécouvrez soudainement les vertus du système à la française, solidaire et mutualisé. Vous, les chantres du libéralisme appliqué même en matière de santé, vous nous vantez aujourd’hui les avantages sociaux de la sécurité sociale !
De notre côté, nous étions déjà convaincus. Alors que nous faisons l’analyse d’un déficit structurel de la sécurité sociale, notamment causé par l’insuffisance organisée des ressources, vous préférez communiquer sur un déficit conjoncturel dû en grande part à la crise.
Certes, la crise économique a eu pour effet une baisse de certaines recettes, notamment les prélèvements assis sur la masse salariale. Cependant, ses effets ont fait long feu et la vraie cause de ces déficits est l’insuffisance criante de recettes.
La pérennité de notre sécurité sociale passe par des mesures d’une tout autre envergure, elle nécessite plus qu’une traque aux dépenses, celle que vous avez lancée en multipliant la chasse aux fraudeurs, coupables désignés, ou en visant telle petite niche sociale, je pense ici aux assurances vies dont vous allez modifier les règles « en cours de jeu », et vous aurez compris que je faisais aussi allusion à certain droit collectif à l’image...
Il faut sans conteste une augmentation importante des recettes. Nous savons tous où se trouve l’argent dont a besoin la sécurité sociale. Or, contre toute logique comptable et par pure idéologie, vous vous obstinez à ne pas aller le chercher !
Vous refusez de taxer les profits financiers et de revenir sur certains allégements de charges sociales consentis en faveur de grosses entreprises, certaines niches fiscales étant en effet maintenues. Contre vents et marées et pour tenir une prétendue promesse électorale, vous refusez d’augmenter certains impôts pour renforcer les ressources de la sécurité sociale, quitte à la laisser s’asphyxier.
C’est de la non-assistance à système en danger !
Vous savez que c’est une erreur et que nos concitoyens le pensent aussi. Ils ne comprennent pas non plus pourquoi une future hausse des prélèvements sociaux ou des impôts épargnerait la fraction la plus riche de ce pays, bien à l’abri sous son bouclier fiscal, qui, lui, ne rompt pas. On marche sur la tête, vous marchez sur la tête ! Par ailleurs, il ne faut pas oublier que la plupart des mauvaises nouvelles seront adoptées par décret...
Aujourd’hui, il coûte de plus en plus cher de se soigner, et le droit même à l’accès à la santé est remis en question. Par exemple, soutenir, comme vous le faites, que, malgré les franchises médicales, nous gardons en France le taux de remboursement le plus élevé d’Europe est un tour de passe-passe comptable. Vous affirmez que le taux de remboursement est de 80 % sur les tarifs opposables, mais il faudrait préciser que ce taux n’est applicable que si vous avez consulté tel médecin, dans telle zone et pour telle maladie. Le taux de remboursement moyen pour 80 % des assurés sociaux est de 55 %, hors prise en charge par les assurances complémentaires.
Et pourtant, vous continuez à communiquer à loisir sur le trou abyssal de la sécurité sociale, alors que c’est vous-même qui le creusez consciencieusement et qui refusez de le combler. Vous préparez la faillite pour mieux convaincre les assurés sociaux que le basculement vers le secteur des assurances privées est inévitable.
Et tout est prêt !
Dans peu de temps, ce sera au tour des retraites. Vous commencez par vous attaquer aux droits des femmes en la matière, en rognant sur la majoration de durée d’assurance dont bénéficient certaines d’entre elles.
Finalement, votre démarche est cohérente. Vous nous proposez une société dans laquelle tout est peu à peu privatisé, les systèmes de soin, les hôpitaux, les écoles, les retraites et, depuis cette nuit, La Poste ; une société où les laboratoires pharmaceutiques et les compagnies privées vont voir leurs profits décupler ; en définitive, une société qui sera totalement inégalitaire dans un domaine pourtant primordial, celui de la santé.
Le seul obstacle de taille à votre entreprise est que l’avènement d’une telle société, outre qu’elle ne recueille pas l’adhésion du plus grand nombre, se heurte encore à ce jour à l’existence de principes juridiques contenus dans notre Constitution. Je pense à celui de la sincérité de la présentation.
Pour conclure, je voudrais faire remarquer que cette motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité n’est pas un exercice de style. Monsieur le ministre, vous croyez à la sincérité de vos chiffres ; j’estime, pour ma part, qu’ils sont insincères.
En effet, je suis profondément convaincue que ce PLFSS recèle des causes d’inconstitutionnalité. Au-delà des clivages gauche-droite, il arrive un moment où l’on doit, en tant que représentant de la nation, se poser la question : ce PLFSS est-il vraiment de nature à garantir la pérennité de notre système de protection sociale ? Les membres du groupe communiste, républicain, citoyen et des sénateurs du parti de gauche pensent que non !
Ce PLFSS nuit gravement à la santé de notre sécurité sociale. De surcroît, il est fondé sur un déni des réalités actuelles et futures.