Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Ministres,
Mes Chers Collègues,
En débattant de la révision des lois sur la bioéthique, nous abordons un sujet très sensible qui touche directement à l’essence de l’homme, à la conception de la personne et de son devenir.
Ces question interpellent chacun individuellement, dans ses propres convictions morales, philosophiques ou spirituelles.
Il n’y a donc pas de réponse simple, unique, partisane. Mais pourtant, une responsabilité nous incombe à tous : celle de défendre les valeurs essentielles qui fondent notre société et la principale d’entr’elles : le respect de l’être humain, de son intégrité, de sa liberté et de sa dignité.
Et cela alors même que jamais n’aura été posée avec autant de force la question de la responsabilité de la science, du scientifique, mais aussi la responsabilité du citoyen.
L’éthique de la responsabilité universelle fait son irruption là où présidait l’ancienne éthique de conviction.
L’un des hauts mérites du CCNF aura été d’avoir contribué à tracer les voies inédites d’une morale commune en ces nouveaux territoires d’humanité qui a commencé d’ouvrir non sans quelque précipitation la recherche biomédicale. Car le pire peut suivre le meilleur comme son ombre, si du moins l’on ne s’entend pas assez expressément sur la sorte d’humanité que nous voulons continuer d’être.
" Agis de telle sorte que tu traites l’humanité dans ta personne et dans celle d’autrui comme une fin en soi et jamais comme un moyen " disait déjà Kant, définissant cette réflexion comme un « impératif catégorique ».
Or l’être humain accède pour la première fois, grâce aux découvertes en génétique, en neurobiologie et en embryologie, à la connaissance de ses propres mécanismes vitaux.
Il s’est doté, au-delà de ses savoirs, du pouvoir de transformer les processus de développement du vivant, de toutes les espèces, animales et végétales, y compris la sienne.
Passionnantes sur le plan intellectuel et capitales pour l’avenir de l’humanité, ces questions nouvelles ne doivent pas rester aux mains des seuls experts, encore moins d’une expertocratie, mais devenir l’affaire de la société toute entière dans sa diversité. Or, force est de constater que les citoyens sont les grands absents de ce débat engagé déjà depuis plusieurs mois. Certes les questions sont complexes et appellent les contributions essentielles des chercheurs et des scientifiques dans la diversité de leurs activités et de leurs conceptions. Mais on ne peut en rester là.
Il nous faut contribuer à construire un processus continu et démocratique de négociation éthique auquel les protagonistes sociaux jusqu’ici exclus de la scène politique puissent participer à part entière.
Il ne s’agit pas là de limiter la liberté des chercheurs, mais de les impliquer de façon cohérente dans les choix de société : " depuis Hiroshima et Nuremberg, les scientifiques se retrouvent sans cesse davantage à la croisée des chemins, et nous tous avec eux. N’est-il pas temps de bien comprendre que science sans conscience n’est pas seulement ruine de l’âme, mais aussi ruine de la science ? ", pour reprendre l’expression d’un philosophe allemand.
Or, une des caractéristiques de la science contemporaine est de repousser à plus tard le problème du sens de la science.
Et pourtant cette science contribue à modifier notre quotidien, amène des transformations économiques, sociales, politiques et historiques fondamentales.
Alors s’il est essentiel de se demander si tout ce qui est techniquement possible de faire doit être fait, il est tout aussi nécessaire de se demander à qui poser la question, et qui peut y répondre ?
Les scientifiques bien-sûr, mais souvent dans la limite de leur spécialisation qui ne favorise pas cette recherche du sens. Alors seul le débat citoyen peut permettre d’effectuer des choix quant à telle ou telle application d’une découverte. Et ces choix appellent à cerner d’autres paramètres sociaux, économiques, culturels, éthiques qui conditionnent les applications des sciences.
Le problème est que ce débat n’existe quasiment pas. Et pour qu’il ait lieu, il faut l’alimenter. Si savoir ce qu’ est un gène ne suffit pas pour avoir un avis, l’ignorer est un obstacle pour pouvoir se prononcer.
Il n’y a pas de recettes toutes faites je le reconnais, mais plusieurs pistes pourraient être explorées.
D’abord l’éducation. Le rôle de l’école est fondamental au niveau de l’enseignement des sciences, y compris pour ceux qui ne se destinent pas à des carrières scientifiques, mais aussi des autres connaissances humaines qui y sont liées sciences sociales, philosophiques, économiques, culturelles...
Faire de l’enseignement un lieu de l’éducation à la pensée scientifique et à l’esprit critique est en ce sens un véritable défi. Sans doute convient-il alors de repenser et modifier les méthodes d’enseignement actuel, la façon dont est dispensé le savoir. L’école dans son ensemble doit s’ouvrir à plus de transversalité, d’interdisciplinarité. Il est tout aussi attristant d’être un philosophe qui ignore la génétique qu’un biologiste qui ignore la philosophie. L’enseignement de l’éthique doit devenir partie intégrante des formations médicales et scientifiques.
Diffuser la culture scientifique est désormais un enjeu de société.
Et que dire de la télévision, premier vecteur culturel de masse. N’y-a-t-il pas d’autres façons de traiter du clonage que sous l’aspect spectaculaire et médiatique comme nous l’avons vu pendant la période des fêtes au risque d’alimenter dangereusement des fantasmes et des peurs par définitions irrationnels. La télévision, et le service public en premier, je le regrette, a manqué à ses devoirs, en contribuant à banaliser l’inacceptable. Même si elle a redressé après quelques jours.
Ne pas favoriser ce débat citoyen au motif que les questions abordées seraient trop complexes est un faux prétexte. Bien sûr certaines connaissances sont nécessaires mais enfin, il ne s’agit pas tant de donner son avis sur la production de la science que sur son application. Et s’interroger ainsi sur le sens de la science, c’est s’interroger sur le sens du monde car on ne peut ignorer que les applications scientifiques n’existent pas dans un contexte neutre, mais au contraire profondément marqué en particulier par une course permanente au profit.
C’est un débat essentiel au moment où le couple Progrès-Sciences tend à se briser où un nombre sans cesse plus élevé de nos concitoyens s’interrogent pour savoir si la science sert encore ou non l’humanité.
Du sang contaminé à la vache folle, la collectivité ne veut plus assumer des accidents dus à la logique de l’Argent.
Les peurs du public en matière de manipulation génétique sont justifiées et alertent sur le fait que c’est à la société , au-delà des nécessités de la recherche, de fixer à la recherche ses limites et non aux seuls chercheurs, aux techniciens ou aux industriels et financiers.
Ainsi, jusqu’à quel point peut-on instrumentaliser le corps humain ?, car le clonage sous ses diverses formes relève bien de l’instrumentalisation du corps humain, du vivant.
De 1960 à aujourd’hui en passant par la création en 1983 du Comité Consultatif National d’Ethique, l’électronique, l’informatique, le laser sont entrés dans l’arsenal du sauvetage des vies, le diagnostic prénatal, le dépistage génétique, la création de " banques " de spermes gelés et la fécondation in vitro interviennent dans la reproduction humaine. La recherche sur l’embryon permet la compréhension des mécanismes biologiques qui président à cette étape de la vie et de travailler, là aussi sur la prévention médicale.
En même temps, la frontière est étroite entre clonage thérapeutique et clonage reproductif.
Faut-il prendre le risque de permettre et financer des recherches à des fins thérapeutiques qui pourraient dériver vers le clonage reproductif ?
Faut-il que notre pays s’engage dans ce qui pourrait être un engrenage dont on ne maîtriserait ni la portée ni les dérives.
Le clonage reproductif est un véritable crime contre l’espèce humaine car l’instrumentalisation de l’être humain revient en définitive à faire disparaître l’humain.
Il faut le combattre avec la plus grande fermeté.
La levée de l’interdiction du clonage thérapeutique soulève par conséquent de considérables questions éthiques (et les scientifiques sont divisés à ce sujet), d’autant plus difficile à aborder sereinement qu’elles mettent en cause le droit inaliénable à la connaissance et plus particulièrement celui de la continuité des recherches pour guérir et sauver des vies humaines.
On mesure donc encore mieux quel danger il y aurait d’y répondre, dans ce contexte de mercantilisation des objectifs de recherche, en absence de maîtrise citoyenne des enjeux.
Autres interrogations : La science doit-elle servir à satisfaire des désirs humains individuels et naturels ? à compenser des absences naturelles ? à répondre à des normes ? et à quelles normes ?
Et encore faudrait-il dans le cadre de la psychobiologie humaine, définir la notion de normalité biologique, comme les notions de normalité sociale et statistique. En raison même de la grande variabilité des contextes culturels et éducatifs, et surtout de la très grande capacité de conditionnement, d’apprentissage et de réaction affective de l’être humain, quasiment tout phénomène, processus ou comportement, en fonction du vécu propre du sujet, peut être subjectivement perçue comme normal ou anormal. Les critères sont impossibles à définir. Les dérives d’un eugénisme personnalisé ou massif doivent donc être prévenues au nom de la biodiversité et de " l’exception individuelle ".
L’eugénisme mais aussi le commerce du vivant, le " tourisme procréatique " planent sur les enjeux idéologiques et médicaux, pharmacologiques et financiers que soulèvent cette question.
Le philosophe Lucien Sève nous met fortement en garde lorsqu’il dit " de la façon dont va se régler cette question emblématique du clonage de l’embryon, comme celle aussi de la brevetisation de nos gènes, beaucoup va dépendre quant à l’avenir de la démocratie au sens le plus fort du mot. "
Le monde scientifique a conquis peu à peu, au cours des siècles, son indépendance par rapport aux forces religieuses et politiques et économiques. La liberté de recherche, qui est nécessaire au progrès de la connaissance, procède de la liberté de pensée.
Les applications de la recherche, notamment celles en biologie, en génétique et en médecine, concernant le génome humain, doivent tendre à l’allégement de la souffrance et à l’amélioration de la santé de l’individu et de l’humanité tout entière.
Mais aujourd’hui les pressions de l’économie pèse sur la Recherche dans les domaines rentables comme la médecine, la biotechnologie (notamment en matière agricole) et, plus généralement, la génétique. Et l’entrelacement de l’industrie et de la recherche fondamentale ou appliquée est aujourd’hui devenu si serré que la liberté de la Recherche est menacée.
" Nul ne sait ce que peut un corps " disait déjà Spinoza dans l’Ethique. L’économiste lui le sait. Il sait que le corps peut devenir une pure marchandise.
Le brevetage et les brevets sont l’objet de guerres économiques sans pitié dans lesquelles ne s’exercent aucune éthique, pas même une simple déontologie commerciale.
C’est aussi à cause de cela que nous demandons le renforcement du service public de la Recherche fondamentale et de la Recherche appliquée, qui préserve des protocoles de recherche respectueux de la dignité humaine telle que définie dans le Code Civil et qui collabore activement avec l’Agence de Procréation, de l’Embryologie et de la Génétique Humaine et le CCBE.
Une conception étroitement utilitariste de la recherche hypothéquera les éventuelles découvertes futures. Les découvertes ne se programment pas !
Et puis la priorité mise sur les STIC, la post-génomique et l’environnement peut ne pas apporter les retombées économiques escomptées et sa justification scientifique n’est pas démontrée.
Les décideurs tant du secteur public que privé doivent évaluer de plus en plus précisément l’impact potentiel de ce nouveau pouvoir sur la vie humaine et son environnement.
La grande majorité du monde de la recherche scientifique considère désormais que la réflexion éthique fait partie intégrante du développement de ce domaine.
Dans le monde entier, il ressent la nécessité d’une réflexion éthique pour accompagner les recherches scientifiques et anticiper sur leurs applications.
Pour ce faire, l’interdisciplinarité entre les recherches en sciences lourdes et les recherches en sciences sociales compléterait et approfondirait la bioéthique.
La bioéthique doit réfléchir à ce que la loi soit l’expression d’une liberté partagée, d’une autonomie.
Mes Chers Collègues,
Les progrès spectaculaires de la biologie, de la génétique constituent un progrès de civilisation formidable. En même temps que de questions en suspens, que de craintes. :
Comment dès lors ne pas regretter l’absence d’un véritable débat national à ce sujet, aussi justes que pourraient être d’ailleurs les décisions que nous pourrions prendre ici.
Donner à chacun, à chaque citoyen les éléments de connaissance, lui permettre d’accéder à des espaces de décision est une de nos responsabilités.
Si la personne en tant que valeur obligeant au respect n’est bien entendu pas un fait de nature, elle ne se réduit pas du tout pour autant à une fiction juridique ou une abstraction philosophique. C’est une authentique réalité, mais historico-sociale et nonpas neuro-biologique.
Sa genèse est toute une histoire, celle de la très longue et conflictuelle formation d’un ordre de la personne, immense ensemble de rapports, institutions, affects et représentations où l’être humain est posé comme valeur en soi et qui s’étend, pour l’illustrer en 3 mots, du respect des morts au don d’organes, en passant par les droits de l’homme.
Ordre nominatif structuré par le droit, animé par l’éthique, sublimé par la philosophie et la théologie, mais avant tout produit par ce grand oublié de la littérature et des débat bioéthiques : des pratiques sociales civilisantes, dont un exemple majeur, dans la France de la Libération, celle du Général de Gaulle, est l’invention populaire, à l’initiative des grands médecins humanistes relayée à des centaines de milliers de citoyens, du don gratuit du sang, lequel était vendu avant guerre.
Cela étant, notre débat s’inscrit dans un débat plus vaste qui concerne le sens donné à la recherche, la place de la science dans la société, les applications scientifiques, les développements technologiques.
Nombreux sont ceux qui pensent qu’il faut réinventer la démocratie. C’est un problème mondial. La tache est immense. Les philosophes des Lumières nous ont montré le chemin… du XVIIIème siècle ils ont inventé la démocratie parlementaire, l’équilibre de pouvoir, qui n’avait jamais existé, qu’ils n’ont pas connu et qui montre aujourd’hui à la fois leurs volontés et leurs limites. Serions-nous ? Peut-être… Mais le poète René Char ne didait-il pas : « c’est dans l’obscurité qu’il fait bon de croire à la lumière ».
Dans l’immédiat et pour ce qui concerne la suite du débat sur ce texte, les sénateurs communistes se prononceront avec comme ligne de conduite ces principes clairs et fondamentaux : le corps humain ne peut être commercialisé et le vivant ne peut être breveté.
La personne et l’humanité doivent toujours être traitées comme formes en soi, jamais comme simples moyens : l’une des exigences éthiques les plus fondamentales est de n’entreprendre aucune recherche ni aucun traitement sans le consentement libre et éclairé de ceux qui s’y prêtent. D’où par exemple le refus du principe de toute rémunération du volontaire sain, laquelle représente une pression manifeste sur son libre choix, et la préférence systématique pour l’expérimentation non pas sur l’être humain pris comme objet, mais avec lui institué en partenaire.
Il faut se féliciter de tous les approfondissements de cette question centrale dans le rapport du CCNE de 1998 sur le consentement éclairé.
Le prix atteint à la dignité de l’homme étant de le traiter comme un homme. On ne se félicitera, et on ne félicite, jamais assez le CCNE pour l’intransigeance et le courage qu’il a montré sur ces questions, en s’opposant à ce que le sang soit assimilé à un médicament, donc à une marchandise.