La possibilité pour les entreprises de cibler leurs licenciements

Loi Macron : Article 98

Publié le 11 mai 2015 à 14:28 Mise à jour le 12 mai 2015

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le code du travail définit des critères d’ordre à appliquer en cas de licenciement.

Ces critères, objectifs, prennent notamment en compte les charges de famille, en particulier pour les parents isolés, l’ancienneté, la situation des salariés, notamment pour celles et ceux qui présentent des caractéristiques sociales rendant difficile leur réinsertion professionnelle – seniors, personnes en situation de handicap, etc. – et les qualités professionnelles.

Or la loi du 14 juin 2013, qui fait suite à l’accord national interprofessionnel, permet à l’employeur, après consultation du comité d’entreprise, de fixer les critères d’ordre des licenciements. Cette loi permet également aux entreprises, par accord collectif, de privilégier un critère par rapport à un autre, ou encore de définir un périmètre d’application de ces critères inférieur à celui de l’entreprise.

Cet article, tel qu’il a été présenté à l’Assemblée nationale, proposait d’étendre cette possibilité à l’ensemble des entreprises soumises à l’obligation d’établir un plan de sauvegarde de l’emploi, ou PSE, avec ou sans la conclusion d’un accord collectif.

Autrement dit, cela permettait aux entreprises de cibler leurs licenciements. En effet, elles ont la possibilité d’établir elles-mêmes les critères d’ordre des licenciements, et l’article leur proposait de réduire leur périmètre d’application, par exemple au niveau d’un atelier ou d’un service.

Bien entendu, de notre point de vue, ce n’est pas acceptable. C’est pour cette raison que l’Assemblée nationale a introduit la notion de « zones d’emploi », selon la définition de l’INSEE. Il s’agit d’un compromis entre l’entreprise et l’établissement, ou l’atelier. Pour autant, nous ne sommes pas satisfaits.

Tout d’abord, l’intention première du Gouvernement, même si elle a été revue par l’Assemblée nationale, nous choque profondément.

Ensuite, cet article constitue une ingérence du législateur dans les contentieux en cours devant les tribunaux administratifs. Il nous est proposé de faire fi de tout un pan jurisprudentiel.

Ainsi, quand les employeurs ne sont pas satisfaits des décisions judiciaires, la loi est changée en leur faveur. C’est le cas quand vous proposez que l’annulation de l’homologation des PSE par la justice administrative ait une portée plus limitée. C’est également le cas concernant les juridictions prud’homales, affaiblies parce qu’elles constituent un dernier recours pour les salariés, afin de faire valoir leurs droits.

Dans le cas présent, cet article répond au problème rencontré par la société Mory Ducros. Celle-ci a en effet annoncé son dépôt de bilan en novembre 2013. Son actionnaire principal, Arcole, a alors proposé de racheter l’entreprise, en conservant quelque 2 100 emplois sur 5 000. Or, la société Mory Global, née de la reprise de Mory Ducros, vient également d’annoncer la suppression de l’ordre de 2 000 postes…

Alors que le ministre du travail qualifie cette annonce de « drame social », le présent projet de loi prévoit une mesure qui arrangerait fortement l’entreprise Mory Ducros.

En effet, la justice a annulé l’homologation du PSE de Mory Ducros, au motif que le document unilatéral ne pouvait pas procéder à l’application des critères de l’ordre de licenciement au niveau de chacune des quatre-vingt-cinq agences appartenant à la société Mory Ducros sur le territoire national. Elle a estimé que la définition d’un tel périmètre d’application des critères méconnaît l’article L. 1233-5 du code du travail, dès lors que sa détermination à un niveau inférieur à celui de l’entreprise n’est envisageable que dans le cadre d’un accord collectif. Cette décision a été rendue par la cour administrative d’appel de Versailles et la Cour de cassation.

Cet article vient directement remettre en cause la décision jurisprudentielle, et ce dans un contexte pour le moins compliqué, puisque l’actionnaire qui avait repris Mory Ducros supprime à nouveau des milliers d’emplois.

Nous ne pouvons bien entendu que nous opposer à une telle mesure, comme d’ailleurs nous nous sommes opposés aux mesures prévues par l’ANI, visant à laisser l’employeur fixer les critères d’ordre des licenciements.

Cet article 98 autorise les employeurs qui définissent unilatéralement le plan de sauvegarde de l’emploi à fixer le périmètre d’application des critères relatifs à l’ordre des licenciements à un niveau qui ne peut être inférieur à la zone d’emploi d’un établissement.

Officiellement, il s’agirait de mettre fin aux divergences d’analyse des juridictions qu’aurait mises en exergue l’affaire Mory Ducros.

Vous avez en réalité mis à profit des interprétations antinomiques de la justice administrative et l’insécurité juridique qui en découle pour remettre en cause la règle selon laquelle l’ordre des licenciements doit s’appliquer à l’échelle du personnel de l’entreprise.

D’après l’étude d’impact, le problème viendrait des difficultés pour les entreprises dont l’un seulement des établissements fait l’objet d’une restructuration. En autorisant l’employeur à déterminer unilatéralement l’ordre des licenciements sur ce périmètre extrêmement flou qu’est la « zone d’emploi », on aboutit à un véritable mépris de la démocratie sociale !

La zone d’emploi est, selon le vocabulaire de l’INSEE, « un espace géographique à l’intérieur duquel la plupart des actifs résident et travaillent, et dans lequel les établissements peuvent trouver l’essentiel de la main-d’œuvre nécessaire pour occuper les emplois offerts ».

Faire de la zone d’emploi l’espace minimal d’application des critères d’ordre des licenciements est une avancée par rapport au texte initial. Cette notion demeure toutefois difficile à apprécier. En remplaçant la logique organisationnelle de l’entreprise par une notion territoriale, les difficultés d’interprétation de la justice administrative ne semblent pas terminées.

Pour encadrer la détermination unilatérale par l’employeur de la « zone d’emploi », des critères objectifs devront être fixés pour savoir si les entités de tel établissement ou de telle agence sont intégrées ou non dans le PSE.

Le constat partagé est un renforcement du pouvoir de l’employeur dans le choix des salariés qui seront licenciés lors des plans de sauvegarde de l’emploi.

Brigitte Gonthier-Maurin

Ancienne sénatrice des Hauts-de-Seine
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