Privatisation de France Télécom

Publié le 21 octobre 2003 à 00:00 Mise à jour le 8 avril 2015

par Odette Terrade

Il aurait été plus clair d’ouvrir la discussion directement sur le titre III, portant sur le « statut de France Télécom », autrement dit, sa privatisation !

L’exposé des motifs est du reste essentiellement consacré à un recensement des prétendues raisons imposant une évolution du statut de France Télécom, une ouverture supplémentaire de son capital.

Je ne vois là que des justifications ad hoc, sans réelles consistances.

Le gouvernement me paraît avoir cédé à l’idéologie libérale au détriment des exigences à moyen et long terme, dans un domaine aussi stratégique que celui des télécommunications et technologies de pointe.

Les préoccupations de court terme - ranimer les marchés financiers par la vente d’actions publiques, conforter les finances de l’État - l’ont donc emporté sur des considérations de plus long terme et sur un véritable projet industriel.

À cela s’ajoutent les pressions idéologiques qui exigent de l’État français qu’il se replie sur ses strictes fonctions régaliennes. Ces orientations le poussent à abandonner à la seule régulation du marché tous les autres champs qui autrefois relevaient de lui, notamment les services publics qui assuraient l’accès de tous aux biens dits publics, dans le but de corriger les inégalités sociales et territoriales.

L’objectif principal de ce projet de loi est donc bien de rendre possible, à tout moment, la privatisation totale de France Télécom. Aucun plancher n’est fixé pour la part conservée par l’État. L’éventualité d’une minorité de blocage, encore évoquée dans les rangs de la majorité il y a quelque temps, et qui aurait permis à l’État d’assurer un contrôle minimal, n’est même plus envisagée ! Elle serait, nous dit-on, susceptible d’entraver le futur développement de l’entreprise dans la compétition mondiale. Que de renoncements au nom de la mondialisation ! Que de renoncements au nom de contraintes internationales !

Vous nous expliquez, aujourd’hui, monsieur le Rapporteur, que la détention publique du capital peut « influer, dans des périodes cruciales les anticipations des acteurs boursiers dans un sens qui n’est pas nécessairement favorable aux intérêts de l’opérateur ».

Mais dans votre rapport France Télécom : pour un avenir ouvert, vous écriviez, en mars 2002 : « Actionnaire majoritaire de France Télécom, l’État est un pôle de stabilité dans les turbulences financières que traverse actuellement l’opérateur » !

Vous écrivez également : « si l’État renonçait aujourd’hui à détenir la majorité du capital de France Télécom, il commettrait une double erreur : il exposerait l’entreprise à des risques inconsidérés et il prendrait une mauvaise décision patrimoniale ».

Un tel revirement d’analyse, à un an de distance, est particulièrement inquiétant. Pensez-vous désormais, alors que les marchés financiers n’ont de cesse d’accroître leur sphère d’influence, que nous serions à l’abri de telles crises financières ? Le passé récent et plus lointain démontre, le contraire : l’instabilité est inhérente au fonctionnement même des marchés financiers, aujourd’hui qui plus est globalisés, et facilitant des transferts de droits de propriété préjudiciables à nos économies. On a pu observer combien la stratégie des groupes industriels était contrainte à privilégier la rentabilité immédiate. Ainsi en est-il des stratégies de croissance externe réalisées par le biais d’acquisitions et de cessions d’actions, de vente et d’échanges de titres entretenant le jeu boursier. Ces marchés financiers contrarient souvent le développement interne des entreprises, fondé sur un projet industriel de long terme.

Par une stratégie d’acquisitions à l’international, France Télécom est devenue l’un des plus grands opérateurs mondiaux de télécommunications. Cette stratégie s’est traduite par un endettement record de 65 milliards d’euros et par une perte historique de 8,3 milliards en 2001.

Cet endettement est aussi le résultat de l’euphorie boursière et de la surévaluation des titres qui a accompagné le mouvement des cessions-acquisitions dans les télécommunications à la fin de la décennie.

Il a certes été réduit, puisqu’il atteignait, fin juin 2002, avant l’acquisition d’Orange, 49,3 milliards d’euros. Cette réduction drastique résultant de la mise en œuvre du plan T.O.P. et d’un certain désengagement à l’international. Quelle est la stratégie industrielle de France Télécom ? Je n’en vois guère ? Par contre le montant de la dette est encore colossal, tout est donc bâti sur une logique purement financière.

Ce niveau d’endettement contraint à une sélectivité sévère des investissements et conduit l’entreprise à des choix de désendettement et de rationalisation des coûts grevant sa capacité de développement.

La diminution des sommes consacrées à la recherche fondamentale est symptomatique. Dans les années 1980, 70 % du budget de recherche-développement était consacré à la recherche, les 30 % restant principalement au développement du secteur commercial. À la fin des années 1990, les chiffres se sont complètement inversés, la priorité étant donnée au marketing : la part de la recherche est tombée à 15 % et n’atteindrait plus que 7 % en 2005. Une telle orientation est révélatrice de l’abandon d’une visée à long terme.

Elle s’accompagne d’un immense gâchis du point de vue des choix technologiques. À l’heure d’une concurrence entre technologies appelant des choix importants, on peut s’interroger sur le peu d’empressement autour de la fibre optique, par exemple.

La logique libérale va à l’encontre d’une réponse appropriée aux besoins de notre société.

Nous assistons à un véritable gâchis financier sur le plan national, comme en témoigne la multiplication des réseaux concurrents d’opérateurs. Pourquoi ne pas favoriser plutôt la constitution d’un réseau homogène, couvrant l’ensemble du territoire et répondant, en respect des principes du service public, aux besoins de nos populations ?

Ce projet de loi, à l’opposé de cette démarche volontariste s’inscrit, dans une logique purement libérale renonçant à la maîtrise publique du secteur. De nombreuses dispositions affaiblissent le rôle de l’État. Par exemple, celui-ci perd le droit de contrôle et d’opposition à la vente par France Télécom de ses infrastructures. Dans les conditions actuelles de son endettement, une fois privatisée, rien n’empêchera France Télécom de vendre tout ou partie de ses réseaux aux collectivités territoriales riches ou aux opérateurs privés.

La vente par morceaux des réseaux de télécommunications français est ainsi rendue possible, ce qui ne sera pas sans conséquences sur la pérennité de notre service public. Or, l’autorité de régulation des télécommunications (A.R.T.), qui voit ses prérogatives renforcées, ne s’opposera vraisemblablement pas à ce que des opérateurs alternatifs acquièrent le réseau de France Télécom, sans souci de l’aménagement cohérent de notre territoire. Ces derniers se sont d’ailleurs déjà positionnés sur des technologies que l’opérateur historique se voit contraint de négliger. C’est le cas de toutes les nouvelles techniques d’équipement internet dans les zones marginalisées, comme les zones rurales.

Avec une telle politique libérale, c’est le droit à la communication pour tous et partout sur le territoire, c’est l’égalité d’accès de tous les citoyens aux nouvelles technologies de communications qui seront remis en cause.

Autant d’enjeux qui concernent le contenu du service public que la notion européenne de service universel. Le titre I du projet de loi réduit comme peau de chagrin. Et l’on peut s’interroger sur la réelle volonté de l’enrichir d’ici 2005 en y ajoutant la téléphonie mobile et l’internet à haut débit. Pourquoi la France ne donnerait-elle pas l’exemple en légiférant pour la mise en place d’un réseau internet haut débit sur l’ensemble du territoire et sous la responsabilité de France Télécom ? Pourquoi, également, ne pas intégrer dans le service universel un terminal multimédia de base pour chaque foyer ?

Il faut donner les moyens, financiers et en personnel, à l’opérateur historique pour qu’il puisse mener une politique ambitieuse d’aménagement du territoire et de développement de nos services publics, en s’appuyant sur les nouvelles technologies d’information et de communication (N.T.I.C.).

Rien dans les textes européens ne nous contraint à rejeter une telle option. La conception étroite du service public contenue dans le titre I atteste que le gouvernement a fait le choix de sacrifier nos services publics en en bafouant les principes, l’égalité, la continuité et l’adaptabilité.

Le choix de la privatisation implique évidemment que les obligations de service public qui seront encore du ressort de l’opérateur historique soient très faibles, pour ne pas peser sur sa rentabilité qu’il faut par ailleurs s’efforcer de rétablir, coûte que coûte !

C’est précisément cette exigence qui a conduit, depuis plusieurs années, à des choix de rationalisation drastique passant par l’externalisation des activités, la sous-traitance, le non-remplacement des départs à la retraite, la précarisation du personnel. Autant de moyens mis en œuvre par le plan T.O.P. pour dégager quinze milliards de cash flow en trois ans. Autant de choix qui devenaient contradictoires avec à la fois le statut d’exploitant public de l’entreprise et le statut général de fonctionnaire des salariés de France Télécom.

Depuis 1997, plus de 32 600 emplois ont été supprimés à la maison-mère. 13 500 suppressions d’emplois, dont 7 500 en France, sont programmées pour 2003, auxquelles s’ajoutent environ 700 transferts vers les collectivités territoriales. Et ce sont environ 15 000 transferts de ce type qui sont prévus entre 2003 et 2005.

La politique de réduction drastique des coûts, faisant de l’emploi la variable d’ajustement, se heurte désormais au statut des 106 000 fonctionnaires appartenant à la société- mère.

Le titre II, sous couvert d’apporter des garanties aux salariés fonctionnaires de l’État qui seront encore en activité lorsque l’entreprise sera privatisée, comporte des dispositions qui s’avèrent, au contraire, particulièrement dangereuses.

Il s’agit d’une attaque contre le statut général de la fonction publique d’État. Ainsi, la gestion du personnel s’aligne sur celle des salariés de droit privé et le salarié est incité à passer sous contrat de droit privé en abandonnant son statut de fonctionnaire. L’article 3, relatif au droit d’option, prévoit que tout fonctionnaire pourrait pendant six mois demander un contrat de droit privé, moyennant la démission de son emploi de fonctionnaire. Une telle mesure ne peut que susciter des inquiétudes, si bien que vous-même, monsieur le Rapporteur, avez proposé de la supprimer !

D’autres dispositions, comme la généralisation du détachement ou de la mise à disposition, sont également significatives de la volonté d’accélérer l’extinction du corps des fonctionnaires. Cette option, qui peut s’effectuer au sein de filiales mais aussi au sein de la société-mère, par « auto-détachement » met gravement en danger ses 106 000 fonctionnaires.

C’est bien la possibilité de plans sociaux qui se profile dans le titre II. L’article 4, selon lequel les fonctionnaires de France Télécom en détachement à France Télécom ou dans une de ses filiales bénéficieraient d’une assurance chômage s’ils se trouvaient privés d’emplois, en est révélateur. En cas de suppression d’emplois, les fonctionnaires en détachement pourront être mis au chômage. Cette disposition est en outre un outil supplémentaire pour précariser la situation des salariés de droit commun.

Parce que le statut général de la fonction publique d’État prévoit que tout fonctionnaire est nommé dans un emploi permanent, la fonction publique représentait un obstacle aux lois du marché et aux pratiques, désormais courantes, de licenciements massifs.

Enfin, la mise en place de mécanismes d’individualisation des rémunérations est aussi lourde de significations quant au type de gestion qui aura lieu dans l’entreprise.

En matière de représentativité du personnel, les dérogations au statut de la fonction publique et l’application des règles des institutions représentatives du personnel (I.R.P.) pour des salariés fonctionnaires est plus que problématique. Croire que la mise en place de telles institutions augmenterait les droits des salariés est un leurre ! Le renforcement des droits des salariés suppose une évolution positive du rôle de ces institutions, intégrant des droits nouveaux d’intervention du personnel sur la gestion et les choix de l’exploitant public.

La cohabitation au sein d’institutions communes de deux types de salariés, des contractuels de droit commun et des fonctionnaires risque d’accroître les tensions sociales.

Que se passera-t-il en cas de plans sociaux ? Ce projet de loi ne peut que nuire à la capacité des représentants du personnel de négocier pour la défense de tous les salariés, indépendamment de leur statut.

Des points d’ombre subsistent et nous nous interrogeons sur la validité constitutionnelle de nombreuses dispositions en contradiction avec l’avis du Conseil d’État de 1993, édictant les principes et règles nécessaires au maintien d’un corps de fonctionnaires dans une entreprise de droit privé. Ces conditions étaient notamment la détention par l’État d’au moins 50 % du capital et l’exercice de missions de service public par les fonctionnaires en activité.

Les arguments de la commission, sur le caractère non contestable de la constitutionnalité du texte, me laissent perplexe. L’extinction du corps des fonctionnaires a certes été programmée mais à l’horizon 2035. Considérer que ce caractère transitoire de la situation des fonctionnaires permet de déroger au principe dégagé par le Conseil d’État est douteux.

Il existe d’autres alternatives, plutôt que de céder aux forces du marché, qui élargissent toujours plus leur domination. Ces alternatives démocratiques à la toute puissance des marchés financiers sont porteuses d’autres choix de société. Parce que la communication est un droit et non une marchandise, nous avons besoin d’une entreprise publique comme France Télécom, capable de mobiliser les innovations technologiques pour favoriser l’égal accès des usagers au service public et lutter contre la fracture numérique.

Le groupe C.R.C. votera donc contre un projet de loi mauvais pour les usagers et les salariés de France Télécom, un projet qui détruit les solidarités sociales et territoriales et creusera plus encore l’inégalité d’accès à la communication et à l’information.

Odette Terrade

Ancienne sénatrice du Val-de-Marne

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