Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, le projet de loi que nous examinons aujourd’hui entend mettre un terme à la règle selon laquelle le capitaine d’un navire battant pavillon français et l’officier chargé de sa suppléance doivent être de nationalité française.
Ce texte, présenté, à tort selon nous, comme la traduction de la mise en conformité du droit français au droit communautaire, s’inscrit dans le sillon de la loi de 2005 portant création du registre international français.
Lors de ces débats, débutés en 2003, nous avions vivement dénoncé la possibilité d’employer des marins étrangers aux conditions de leur pays d’origine sur des bâtiments battant pavillon national. Avec la mise en place du registre international français, les parlementaires cautionnaient l’engagement de personnels étrangers dans des conditions souvent moins favorables que les personnels nationaux, alors que ces derniers couraient le risque de voir remis en cause tant leur statut que leur emploi.
Malgré cette aubaine offerte aux armateurs, la création du RIF n’a pas eu, vous en conviendrez, les effets escomptés. Le rapport sur le projet de loi avance deux explications à cet échec. Il souligne tout d’abord la classification par l’International Transport Workers Federation du registre international français en pavillon de complaisance ; mais cette analyse, quoique flatteuse, au regard de l’influence qui est ainsi attribuée à l’organisme concerné, paraît quelque peu fantaisiste quand on connaît le succès des pavillons de complaisance. En revanche, le retard pris dans l’agrément du GIE fiscal par la Commission explique sans doute mieux la retenue des entreprises concernées...
Toujours est-il que le RIF engendre des problèmes sans atteindre les objectifs fixés. Peut-être serait-il opportun dès lors d’envisager d’autres solutions. En effet, le développement du pavillon national et de l’activité maritime ne peut pas se concevoir comme une harmonisation par le bas des normes sociales et des règles de sécurité. Or c’est bien de cela qu’il est question, comme vient de le souligner M. de Richemont.
À titre d’exemple, il est indiqué à la page 17 du rapport que le succès du RIF serait « l’une des clés du maintien de la filière maritime française et de la lutte pour la sécurité maritime, puisque c’est l’État français qui est compétent pour contrôler le respect des règles de sécurité et des normes sociales à bord des navires immatriculés au RIF ». Nous pensons au contraire que ce contrôle, bien que nécessaire, n’est pas suffisant, car, en l’état actuel de la législation, les entreprises de travail maritimes sont soit agréées par l’État d’implantation, soit soumises au contrôle de l’armateur.
Nous souhaitons que l’État français puisse contrôler en amont ces entreprises pour vérifier qu’elles respectent les règles minimales de protection des personnels qui travaillent sur les bâtiments battant pavillon français. La France a été à plusieurs reprises le théâtre d’abandons de navire dont les personnels impayés n’avaient pas les moyens de regagner leur pays : le Kifangondo au Havre, l’Obo Basak à Dunkerque, l’Oscar Jupiter à Nantes ou le City of London à Marseille sont autant d’exemples malheureux. C’est dire la précarité des conditions de travail et de vie de certains équipages !
Nous devons donner l’exemple, assurer aux personnels navigants de bonnes conditions de travail et non pas organiser notre législation pour faire du dumping social. D’ailleurs, la convention du travail maritime approuvée le 23 février 2006 par l’OIT en vue de remplacer les soixante-huit conventions et recommandations adoptées depuis 1920 portant sur les conditions de travail des gens de mer attribue plus clairement à l’État du pavillon la responsabilité de toutes les questions de travail et des questions sociales à bord des navires.
Il est essentiel de revaloriser les conditions de travail et de rémunération au regard de la dureté des métiers et des enjeux humains, environnementaux et économiques liés à l’exercice des métiers de la mer.
Le texte que vous proposez aujourd’hui, monsieur le secrétaire d’État, va dans un tout autre sens. Il poursuit le mouvement engagé en 2005 en invoquant le respect du droit communautaire alors même que les jurisprudences sont les mêmes. À cette époque, tant le Gouvernement que les différents rapporteurs sur le texte au Sénat affirmaient l’importance de la nationalité française du capitaine et de son second. Lors de son intervention sur l’affaire Anker, l’État français avait expliqué très justement, en faisant référence à l’affaire Reyners et à l’arrêt de la Cour de justice des Communautés européennes du 21 juin 1974, que les prérogatives de puissance publique dont dispose le capitaine d’un navire ne sont pas séparables de ses autres activités et qu’un emploi relève de l’exception prévue à l’article 39, paragraphe 4, du traité CE, dès lors qu’il comporte des prérogatives de puissance publique.
Le projet de loi, sous prétexte de se conformer aux exigences communautaires et d’échapper aux foudres d’une action en manquement, risque, dans les faits, de faire du principe qui prévalait jusque-là une exception.
Ce faisant, le Gouvernement va au-delà des exigences communautaires.
En effet, la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes accepte qu’il soit dérogé au principe de libre circulation des travailleurs dans la mesure où les prérogatives de puissance publique sont effectivement exercées de façon habituelle et ne représentent pas une part réduite de leur activité. Cette jurisprudence ne pose en aucun cas une interdiction absolue de réserver la nationalité française à ces personnels. C’est également ce qui ressort de la lecture des extraits de la requête de la Commission européenne quand elle demande à la Cour de « constater que, en maintenant dans sa législation l’exigence de la nationalité française pour l’exercice des emplois de capitaines et officiers sur tous les bateaux battant pavillon français, la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 39 CE ».
De plus, en l’état, la future loi risque d’être déclarée inconstitutionnelle, et cela malgré les précautions apportées en ce qui concerne les prérogatives en matière pénale et de sécurité des navires. En effet, les pouvoirs conférés au capitaine ou à son second en qualité d’officier ministériel et d’officier d’état civil restent des prérogatives de puissance publique.
L’activité maritime, au regard de l’immensité des territoires qu’elle recouvre, de la multitude des sujets de droit qu’elle concerne et des droits qui sont applicables, requiert une volonté forte des États si l’on ne veut pas céder à la tentation d’une irresponsabilité facile à organiser.
La convention de Genève sur la haute mer de 1958 et la convention des Nations unies sur le droit de la mer du 10 décembre 1982 prévoient qu’un lien substantiel doit exister entre l’État et le navire. Or, nous considérons que la réserve de nationalité française du capitaine du navire et de son suppléant est un élément constitutif de ce lien.
Le navire, rattaché par le pavillon qu’il bat à un seul État, soumis à la seule juridiction de ce dernier, est en droit de naviguer sur toutes les mers du globe et de se déplacer hors des frontières de l’État dont il a la nationalité pour évoluer dans un espace de liberté où s’affrontent d’autres pavillons, et donc d’autres nationalités. Le droit international public s’applique dans cet espace pour assurer, entre autres choses, la sécurité et la sûreté de la navigation ainsi que la protection de l’environnement marin.
Le drame, dans lequel un patron pêcheur français a été tué, causé par le naufrage au large de l’île d’Ouessant du Sokalique, navire immatriculé dans les îles Kiribati, montre les problèmes que soulèvent les lacunes de la justice internationale en matière de droit de la mer et la compétence juridictionnelle de l’État pavillon.
Les difficultés pour trouver les responsabilités dans l’affaire de l’Erika constituent un autre exemple malheureux mais prévisible. En effet, le rapport sur le naufrage du pétrolier remis au gouvernement de Lionel Jospin en janvier 2000 faisait apparaître que le propriétaire du navire était une société maltaise contrôlée par deux sociétés libériennes au capital détenu par des personnes dont l’identité n’était pas clairement établie, et que ce navire était exploité par un ressortissant italien, conduit par un capitaine et un équipage indiens, sous pavillon de libre immatriculation maltais !
Il devient urgent de se mobiliser à l’échelle européenne et internationale contre les pavillons de complaisance et contre la justice de complaisance qui en découle.
Il incombe aux États de veiller à ce que les navires battant leur pavillon respectent les règles et les normes internationales applicables, ainsi que les lois nationales adoptées conformément à la convention.
Or le capitaine est responsable à bord de l’application des diverses conventions internationales, s’agissant en particulier de la sécurité du navire, des biens, des hommes, et de la préservation de l’environnement.
Force est de constater que les fonctions de capitaine sont indissociables de l’exercice de prérogatives de puissance publique. En cas de violation de ces obligations par le navire, la responsabilité de la France pourra donc être engagée.
De plus, pour des raisons pratiques de communication et de réactivité, il apparaît essentiel que les personnes qui exercent ces fonctions soient en mesure de connaître non seulement la langue de l’État pavillon, mais également le contenu des lois nationales.
Le compte rendu du colloque international sur le pavillon qui s’est tenu à Paris les 2 et 3 mars 2007, compte rendu disponible sur le site de l’Association française des capitaines de navires, l’AFCAN, fait état du « point de vue du capitaine » d’un navire sous pavillon de complaisance, s’agissant de l’autorité : « L’autorité, ce n’est pas le pavillon : le capitaine n’a aucun contact avec lui. Par certains côtés, l’autorité, c’est la société de classification, qui agit pour le compte de l’État du pavillon. L’autorité, c’est surtout le gestionnaire du navire, ainsi que l’affréteur, c’est-à-dire les donneurs d’ordres. »
C’est pourquoi le lien substantiel ne peut se limiter à un contact pour l’immatriculation et au paiement d’une taxe. Or, en disloquant encore le lien entre l’État et le navire, c’est ce à quoi nous conduit ce projet de loi.
En outre, la voie choisie par le Gouvernement fait peser des dangers sur la pérennité du savoir-faire maritime français. Pour occuper le poste de capitaine, une expérience acquise pendant de nombreuses années dans des fonctions intermédiaires est nécessaire. Les capitaines restent peu de temps en poste. Les fonctions sont écrasantes de responsabilité et la rémunération n’est pas à la hauteur des sacrifices. D’ailleurs, le déficit des candidats à la relève est symptomatique du désintéressement pour cette fonction.
Là où vous proposez, monsieur le secrétaire d’Etat, de chercher des candidats ailleurs, candidats qui ne seront pas formés par nos écoles, nous pensons, pour notre part, qu’il faudrait revaloriser ces métiers afin de garder le savoir-faire français et de créer des emplois dans cette filière économiquement prometteuse.
Enfin, en ce qui concerne la question de la langue - c’est en effet le coeur du problème si l’on ouvre les fonctions de capitaine à d’autres nationalités -, on peut lire, toujours sur le site de l’AFCAN, dans un document traitant du thème « le RIF et la nationalité du capitaine », ces lignes très instructives : « Le deuxième volet de nos préoccupations est le résultat de la mixité linguistique des équipages. L’analyse de la situation actuelle est rapide : ce n’est pas vrai, tous les marins ne parlent pas suffisamment anglais ! » [...] « Dans l’analyse des causes des accidents maritimes, l’incompréhension des communications échangées est un élément dominant ! ».
Ainsi perçoit-on les dangers résultant d’un commandement opéré soit dans une langue qui n’est pas comprise par la majorité de l’équipage, soit dans un mauvais anglais dont l’accent rend les phrases incompréhensibles.
Dès lors, monsieur le ministre, vous comprendrez que, à la fois pour des raisons très simples de sécurité, pour tenir compte des exigences essentielles de qualité de la formation et d’exercice des professions concernées par ce projet de loi ainsi que pour préserver le savoir-faire français, nous soyons résolument hostiles à l’ouverture que vous prônez et que, en conséquence, nous votions contre ce texte.