Confiance dans l’économie numérique (deuxième lecture)

Publié le 8 avril 2004 à 10:44 Mise à jour le 8 avril 2015

par Odette Terrade

Monsieur Le Président,
Monsieur Le Ministre,
Mes chers collègues,

La seconde lecture du projet de loi portant confiance dans l’économie numérique s’annonce ni plus facile, ni plus compréhensible qu’en première lecture.
Vous me permettrez d’abord de protester vivement contre les conditions dans lesquelles nous travaillons aujourd’hui : la commission des affaires économiques se réunit pendant la discussion générale sur le même texte ! Ce n’est pas acceptable s’agissant d’un sujet si complexe et porteur d’enjeux.
Cela l’est d’autant moins que ce texte pose de réels problèmes, qui justifieraient au contraire - comme l’ont demandé de nombreuses associations, un report du texte au lendemain d’un remaniement ministériel.

La commission des affaires économiques elle-même a cru y perdre son latin, qui a réuni un groupe de travail pendant l’intersession, après la rédaction du rapport, afin d’essayer de lever les interrogations qui subsistent encore. On notera d’ailleurs que les propositions de la commission diffèrent profondément de celles retenues à l’Assemblée nationale : qu’il s’agisse du rattachement ou non à la loi de 1986 sur la communication audiovisuelle ou de la responsabilité mise à la charge des hébergeurs de sites.
Ainsi, la seconde lecture n’a pas levé les divergences profondes qui s’étaient exprimées en première lecture, y compris au sein de la majorité. Ce qui est vous en conviendrez un peu gênant quand l’objectif affiché est de rétablir "la confiance des citoyens dans l’économie numérique".
Dans le peu de temps qu’il m’est impartit, je m’attarderais sur quelques points saillants sur lesquels les sénateurs de mon groupe ont été alertés et qui nous semble devoir appeler des réponses à la fois claires et fortes de notre assemblée.

Il y a d’abord la question de la couverture numérique du territoire (la fameuse facture numérique !), sujet qu’il serait hautement préférable d’aborder dans le cadre du « paquet télécom », en discussion la semaine prochaine, sur lequel le présent texte anticipe largement, donnant le sentiment d’une réflexion morcelée… pour mieux faire passer la pilule des effets négatifs de la privatisation de France Telecom et de la déréglementation, sans nul doute ! Car, comme je l’avais déjà évoqué en première lecture, dans les zones jugées non rentables, les collectivités locales n’auront pas d’autre moyen qu’être elles-mêmes opératrices de télécommunication à leurs frais ! La volonté de lutter contre la fracture numérique devrait au contraire nous encourager à aborder la question sous l’angle de la solidarité nationale, l’accès à internet devenant un enjeu de service public, enjeu dont on mesure les conséquences à l’heure d’une dématérialisation quelque peu hâtive du journal officiel.

Il y a ensuite la question de savoir s’il convient de rattacher la communication en ligne à la loi de 1986, qui conduit très logiquement à s’interroger sur l’opportunité d’ériger un droit spécifique à internet ou s’il convient au contraire de le faire rentrer autant que possible dans le droit commun. Je le dis tout de suite, les sénateurs communistes considèrent que le ligne de conduite qui doit être adoptée doit être la seconde, tant il est vrai que toute tentative de réglementation spécifique vise, on le constate, à satisfaire les revendications des puissances marchandes et des majors.
Ce qui m’amène très directement au troisième point, lequel vise à définir les principes directeurs qui doivent régir l’internet.

A la fin des années 1970, lorsqu’a commencé à se construire le droit applicable aux nouvelles technologies, il apparaissait crucial non seulement d’encourager cet essor mais aussi de s’assurer qu’il se fasse dans le respect des droits et libertés fondamentales : tel est le sens de la loi de 1978, qui, en créant la Commission nationale informatique et libertés, affichait ce double souci.
Ces principes n’ont pas varié depuis, même si les craintes liées aux développement des nouvelles technologies ont pu se déplacer. Fondées à l’origine, exclusivement sur le risque d’un fichage public sans contrôle, - crainte toujours actuelle, si l’on en juge les lois votées par la majorité actuelle qui ont multiplié les causes et les occasions de fichage (délinquants sexuels, immigrés, bientôt familles en difficulté), ce sont aujourd’hui principalement les fichiers privés qui sont dans la ligne de mire : la lutte contre le spam et très généralement de la prospection commerciale sur internet le démontre.

C’est ainsi que, aujourd’hui, on abouti à une loi largement fondée sur une appréhension commerciale d’internet, basée sur la protection du cyber-consommateur peut-être, mais plus sûrement encore sur la volonté de préserver la mainmise de quelques uns sur un outil qui devrait être à la disposition de tous.
Car force est de constater que le projet de loi occulte sciemment la dimension démocratique et citoyenne d’internet, qui devrait pourtant constituer le guide de notre législation ; pareillement, elle "oublie" de façon bien commode l’exigence de respect des libertés individuelles. Monsieur le ministre, mes chers collègues, la protection des libertés n’apparaît que bien peu prise en compte par ce texte ! Il s’agit en l’occurrence plutôt de sacrifier les libertés sur l’autel des intérêts commerciaux générés par internet.

J’en prendrais deux exemples significatifs sur lesquels nous avons choisi de concentrer nos amendements :
Tout d’abord s’agissant du respect de la vie privée. Comment admettre que la protection de la vie privée soit ainsi minorée sur internet ? La définition retenue pour l’article 1er C, qu’il s’agisse de la version de l’assemblée ou de celle retenue par vous messieurs les rapporteurs, met fin à la protection de la correspondance privée par internet : si le texte était adopté en l’état, toute personne pourra accéder aux messages privés, notamment par la consultation des pièces jointes. C’est comme si l’on ouvrait votre courrier postal pour vérifier que la photocopie jointe de la lettre manuscrite n’est pas illicite !

De l’aveu même du rapporteur de l’Assemblée nationale, on sait qu’il s’agit ainsi de faire obstacle au téléchargement d’image ou de son par voie d’e-mail. Mais ce faisant, on justifie une atteinte formidable à un droit constitutionnellement reconnu tant au niveau interne qu’au niveau international et européen, au surplus par un argument qui apparaît largement fallacieux : le chiffon rouge des droits d’auteurs est en l’occurrence plutôt une sorte de "nez rouge" avancé tant par les majors - qui « oublient » de parler de leurs choix artistiques comme des pratiques de cession de droits, que d’un gouvernement libéral qui n’a pas hésité à entériner un accord unédic qui sonne le glas de la création artistique en France.

L’article 2 bis, de la même manière, apparaît comme un recul incroyable des principes démocratiques et de liberté d’expression en instituant une censure par précaution, de nature privée. Quels que soient les motifs avancés - y compris lutter contre la pédophilie ou l’antisémitisme, il faut bien admettre que le texte nous fait entrer dans un système où "la fin justifie les moyens".
Je ne m’étendrais pas sur l’obligation généralisée de surveillance des contenus instaurée par les députés, disposition non seulement irréaliste et irréalisable, mais également en totale contradiction avec la directive sur le commerce électronique : la commission des affaires économiques en a fait l’entière démonstration.

Je veux ici parler de la logique même du système de responsabilité de l’hébergeur, qui implique, il faut le dire, l’institution d’une justice privée, en contradiction avec nos principes constitutionnels et singulièrement avec l’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Le mécanisme est le suivant : l’hébergeur, , personne privée, dès lors qu’il sera alerté par une tierce personne d’un contenu potentiellement illicite, devra décider souverainement, sans intervention préalable d’un juge, et sauf à engager sa responsabilité tant civile que pénale, de censurer ou non le contenu en cause : on voit bien à quels arbitraires une telle situation est susceptible de conduire, en fonction du poids commercial respectif du dénonceur et du dénoncé !

C’est ainsi toute la philosophie que sous-tend ce texte présenté par votre prédecesseur à laquelle nous en pouvons de nulle façon adhérer.
Nous avions cru, en première lecture, pressentir au vu des débats qui s’étaient déroulé dans cette enceinte, que ces interrogations étaient en partie relayées. Au vu du texte qui ressort de l’Assemblée et de la position de compromis de la commission des affaires économiques, il s’avère que qu’il n’en est rien.

Dès lors, les sénateurs de mon groupe s’opposeront fortement à un projet de loi qui opte pour une conception défensive et inadaptée de l’internet et qui, ce faisant, apparaît comme un rendez-vous manqué avec l’espace de liberté, de démocratie et d’échanges que devait être ce formidable outil et qu’il convenait de préserver.
En conséquence, les sénateurs communistes voteront contre un projet de loi qui confond confiance et contrôle.

Odette Terrade

Ancienne sénatrice du Val-de-Marne

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