Communications électroniques et services de communication audiovisuelle

Publié le 13 avril 2004 à 00:00 Mise à jour le 8 avril 2015

par Ivan Renar

Le gouvernement avait envisagé de ne pas soumettre au Parlement le projet de loi que nous examinons aujourd’hui. Aucune urgence, même dans le cadre de l’harmonisation européenne, ne justifie d’éluder le débat public et de gouverner par ordonnances et par décrets, sur des sujets d’une telle importance. Ce texte, d’apparence technique, est en réalité éminemment politique. Il est l’aboutissement de la réforme de la réglementation des télécommunications adoptée en 1996 et 1997.

Mme Beaufils développera notre analyse du titre I, dans le cadre de la question préalable. Je m’en tiendrai donc au titre II.

La modification du Code des postes et télécommunications répond à la nécessité d’une convergence entre les télécommunications et l’audiovisuel, avec pour corollaire une volonté de neutralité technologique à l’égard des différents modes de diffusion et de transmission de données, de services, d’informations ou de contenus culturels. Mais quand j’entends neutralité, je pense à celle de la Suisse à l’égard de l’argent !

La télécommunication disparaît au profit de la communication électronique et de la téléphonie mobile, fruit de l’évolution technologique, de la téléphonie et de la télévision. Il s’agit de proposer une plateforme multimédia complète sur l’ensemble des terminaux télécom.

Paul Eluard disait : « nos inventions nous inventent ». À quoi j’ajoute le « j’invente donc je suis » d’un autre grand poète.

Car les nouvelles technologies pourraient nous inventer si nous restions attentifs à l’utopie humaniste inhérente à toute invention humaine : elles ne révolutionneront puisque M. Trégouët parle de révolution…

M. VALADE. - C’est un spécialiste !

M. RENAR. - La révolution n’est plus ce qu’elle était ! (Sourires.) Ces technologies ne révolutionneront la société et les mentalités que si elles s’accompagnent d’une volonté politique, définissant l’utilisation, dans le strict respect de l’exception culturelle française, de la liberté d’expression, de création, d’accès à l’information et aux savoirs.

L’universalisation de la connaissance souligne les inégalités à l’œuvre dans notre société. Elle nous invite à rechercher des modes de rétributions des producteurs et artistes qui ne répondent pas aux seules exigences des marchands ; à établir une définition de la communication audiovisuelle particulière concernant les services dont la spécificité est de mettre des œuvres à la disposition du public, quel que soit le vecteur de transmission ; à élargir et renouveler les règles pour le fonds de soutien et les quotas.

La recomposition du paysage audiovisuel français et des câblo- opérateurs résulte de logiques industrielles et financières à court terme, où le souci du profit des actionnaires détermine le lancement sur le marché de nouvelles technologies, sans véritable expérimentation. Le consommateur et la société tout entière sont entraînés dans une fuite en avant sans le recul nécessaire à la maîtrise de ces nouveaux outils.

La montée en puissance de l’A.D.S.L. dans l’audiovisuel, encouragée par l’ensemble des opérateurs va engendrer une concurrence effrénée avec son lot de réduction des effectifs et de l’offre et d’augmentation de son coût de défaillances techniques et d’externalisations à tout-va, dont seuls les consommateurs-citoyens feront les frais.

La saturation du nombre d’opérateurs entraînera de nouvelles concentrations qui menaceront le droit à l’accès à la communication et à l’information, comme nous le constatons, aujourd’hui, dans la presse écrite. Engagés dans une course aux profits, les opérateurs s’attacheront aux zones urbaines ou urbanisées, là où la densité des abonnés « ciblés » est la plus forte pour réussir à pratiquer des tarifs compétitifs et rentables. Ailleurs, l’accès aux services de communication sera très coûteux.

Nous traitons là d’une question de politique industrielle engageant les équilibres à court et moyen terme des secteurs culturels d’expression non anglo-saxonne. Or, en laissant la liberté des tarifs aux fournisseurs d’accès, ces textes en font les arbitres exclusifs des incitations à la protection ou au contournement des droits. Dans un contexte de profonde mutation, la vitalité des secteurs de création passe par l’engagement du politique en faveur de la protection juridique et par la valorisation économique des œuvres diffusées sur les réseaux.

À l’O.M.C., la France refuse que la régulation applicable à un contenu culturel soit définie par le mode de transmission utilisé pour le mettre à la disposition du public.

Selon l’article 8.1 de la directive « cadre » « les autorités réglementaires nationales peuvent contribuer, dans la limite de leurs compétences, à la mise en œuvre des politiques visant à promouvoir la diversité culturelle et linguistique ainsi que le pluralisme dans les médias ». Il ne fait aucun doute que la régulation applicable aux outils et aux modes de communication façonnera un nouveau paysage audiovisuel et modifiera les règles de la production et de la diffusion des contenus et donc, les contenus eux-mêmes.

Ce problème est au cœur des prochaines négociations sur le commerce électronique. Les États-Unis ont d’ores et déjà demandé que l’ensemble des services de l’internet constituent une catégorie autonome, distincte des services définis en fonction du secteur d’activité auxquels ils se rattachent, tels que les services audiovisuels. L’objectif est bien entendu de libéraliser d’un bloc ces services de l’internet, qui relèveraient alors des seules règles du marché, et non de modes de régulation tenant compte du secteur d’activité auxquels se rattachent les contenus ou les services.

En outre, il existe désormais une contradiction entre les principes régissant la notion de communication audiovisuelle, qui figurent à l’article premier de la loi du 30 septembre 1986 et qui seront examinés dans ce projet de loi et ceux qui régissent la communication publique en ligne à l’article 1 C du projet de loi pour la confiance dans l’économie numérique puisque ne figure plus dans cet article « la nécessité de développer une industrie nationale de production audiovisuelle ».

Il faut rappeler que sur les 1 440 semaines de travail dans la production cinématographique française de 2003, 40 % ont été délocalisés à l’étranger ! Les industries techniques sont étranglées et des corps de métier entiers disparaissent, d’où le danger que représentent les services en ligne qui mettent à la disposition du public des œuvres, concurrençant ainsi des services existant hors ligne et dont l’équilibre financier est déjà très précaire.

Comment concilier l’affaiblissement de notre industrie cinématographique et télévisuelle et la nécessité de disposer de catalogues d’œuvres à diffuser sur tous les supports existants et à venir ? Pour nous, l’interdépendance des financements des contenus, en particulier entre la télévision et le cinéma, a du sens. La concurrence entre les bouquets numériques a ainsi généré une forte inflation des droits sportifs, mettant en péril la rentabilité des chaînes.

À supposer qu’une opération de fusion soit agréée par les autorités compétentes, elle ne peut qu’inquiéter les créateurs. Un monopole peut abuser de sa position surtout lorsqu’il ne s’agit plus d’un « monopole de service public » au cahier des charges précis, garant d’un accès démocratique à l’information et à la culture : aujourd’hui courent dans les tuyaux des « packages » américains à très bon marché faits de séries télévisées anciennes depuis longtemps amorties, de documentaires animaliers et de droits d’adaptation « à la française » de jeux rodés sur le public « made in U.S.A. ». Pour répondre à ce monopole privé qui tue le pluralisme, ceux qui veulent fusionner seraient bien avisés d’engager des discussions avec les professionnels du cinéma et des autres médias.

Cette question de la concentration se pose d’autant plus que les collectivités locales, avec la nouvelle décentralisation, arrivent très difficilement à défendre le maillage de la production locale de contenus de services divers face à des propriétés volatiles de réseaux qui, dès demain, appartiendront à des groupes étrangers.

C’est pourquoi la décision politique de relancer l’ancien projet de télévision terrestre numérique est illusoire puisqu’aucune réflexion quant aux contenus des programmes, aux modes de production et de diffusion n’a été préalablement menée. Il ne saurait être question d’offrir de nouvelles plateformes de décrochages à TF1 et M6 sans contrepartie sérieuse de protection et de développement pour nos industries culturelles et pour la création nationale.

Cela donne un P.A.F. planté de « plats à barbe » pour chaque satellite national et étranger capté, de câbles de cuivre de fibres optiques qui courent dans des veines ou des canalisations du terrain se cassent ou se tordent au moindre accident géographique, le numérique qui vole comme l’A.D.S.L. et, à l’arrivée, des individus isolés, dépassés par le vieillissement de leur équipement image et son, prisonniers d’un écran qui devrait compenser la désertification culturelle…

Plus que jamais, l’État doit donc entreprendre d’aménager notre territoire pour qu’aux endroits les plus reculés de notre territoire, où réside une population vieillissante et peu argentée, chacun puisse avoir accès à ces technologies, être appareillé à bon marché, sinon gratuitement, comme cela s’est fait pour le minitel, et ne pas avoir à changer d’équipements selon les fluctuations du marché.

En outre, l’État doit mener une politique des contenus pour faciliter l’accès des citoyens aux connaissances et à la culture et garantir le pluralisme de l’information.

Selon le CERNA, il faut arbitrer rapidement entre un déploiement sauvage induisant une rentabilité finale médiocre, et un déploiement maîtrisé, fondé sur le relèvement du consentement-à-payer pour les contenus, les services et l’accès. Il n’existe pas, à terme, de modèle alternatif à la valorisation des usagers privés d’internet.

La subvention au déploiement par le contournement des droits peut être remplacée par un soutien volontaire de l’industrie des contenus : partages de marge avec la distribution, offres concurrentielles fidélisant l’abonné, parrainage publicitaire de la distribution légale… Certes, je ne suis pas enthousiasmé par l’idée de « parrainage publicitaire » qui demanderait un débat sérieux comme celui que nous avons eu concernant le rôle des fondations et du mécénat. En effet, la tradition française appliquée à l’industrie du cinéma au domaine télévisuel veut que le producteur laisse ce qu’on appelle le « final cut » à la décision de l’auteur.

Or, les annonceurs prennent de plus en plus en otage les domaines de l’image et du son et y imposent un despotisme sournois auquel la chaîne des réseaux se plie imperceptiblement, au point de voir des producteurs réputés de la télévision amputer des réalisateurs de leur droit au « final cut » et décider de certaines coupures demandées par l’annonceur publicitaire. C’est inacceptable !

D’où l’intérêt de renforcer l’indépendance du C.S.A. qui n’est pas une simple « autorité », mais un conseil de « sages » émergés des rouages de l’industrie de l’image et du son comme des collectifs des auteurs et techniciens : à lui de vérifier le contenu des « tuyaux » et des « câbles » à lui d’octroyer les fréquences, ces voies romaines du son et de l’image. Quant à l’A.R.T. elle se penche sur les exigences et les contingences techniques de la « jungle » des infrastructures. Or ce texte risque d’entraîner un chevauchement des rôles de ces deux autorités en voulant les limiter à l’enregistrement des nouveaux opérateurs.

En outre, si le monopole de TDF, véritable tour de contrôle des fréquences distribuées, est brisé, comment les téléspectateurs et les auditeurs vont-ils capter leur programme dans la cacophonie ambiante ? Il s’agit, donc, de contenir l’emballement d’un système de transferts dans lequel les contenus subventionnent les réseaux.

Pour reprendre l’appréciation du CERNA, « la France a tout intérêt à se lancer la première dans un processus de normalisation. La faible intégration horizontale et verticale de l’industrie culturelle européenne, le rôle prépondérant de l’A.D.S.L. et des industries de télécoms dans le déploiement d’internet, plaident pour une harmonisation publique des relations entre contenus et réseaux ».

La mise en œuvre du nouveau cadre réglementaire européen offre, en outre, la possibilité d’une extension rapide du dispositif aux autres pays de l’Union.

Si cette initiative venait de notre pays, nous pourrions dire du développement des communications électroniques, techniques et contenus confondus, ce que Victor Hugo disait de l’imprimerie et de la liberté de la presse : « avoir une idée dans son cerveau, avoir un écritoire sur sa table, avoir une presse dans sa maison, c’est là trois droits identiques ; nier l’un, c’est nier les deux autres ; sans doute tous les droits s’exercent sous la réserve de se conformer aux lois ; mais les lois doivent être tutrices et non les geôlières de la liberté ».

Je partage les préoccupations de M. de Broissia : presque plus jamais les mots culture et arts ne sont prononcés sans être accompagnés des vocables économie, rentabilité, finance… En quelques années, le centre de gravité de la société s’est déplacé : on est passé de l’homme et de la femme imaginant, au marché dominé par le façonnage de toutes les pensées humaines qui s’accompagne d’une mutilation du pluralisme.

L’enjeu est d’importance, face à la constitution de géants mondiaux de la communication reliant des millions d’abonnés à des dizaines de millions d’œuvres ! Une poignée d’entreprises transnationales s’est accaparée les « tuyaux » et l’essentiel des contenus culturels de notre planète. De rachats en fusions, ce phénomène de concentration affecte des pans entiers de notre quotidien : télévision, musique, éducation, cinéma… Nous assistons à une véritable colonisation du culturel par le marché ! Quelles sont les conséquences de ce phénomène ? Le marché risque de prendre l’ascendant sur la culture, le commerce sur la pensée…

Ce projet de loi permettra-t- il de mettre un terme à cette évolution ? On peut en douter, d’autant que de nouvelles mutations technologiques se profilent et qui sont d’une ampleur jamais rencontrées par l’histoire humaine… Avec les autoroutes électroniques de l’information, la révolution numérique et les réalités virtuelles, l’homme est affecté dans toutes ses dimensions, mémoire, représentation, imaginaire… L’esprit est touché par la mutation technique, comme le corps est bouleversé par les évolutions biotechnologiques.

Tout cela se développe sous le signe de l’accélération : les technophiles estiment que l’humanité a trouvé son sésame tandis que les technophobes pensent que nous approchons du désastre. Sans vouloir me prononcer sur le fond de ce débat, j’estime indispensable de prendre le temps de maîtriser cette évolution pour que l’homme redevienne, enfin, au centre de tout. Ainsi, la révolution technologique pourra prendre en compte les enjeux liés à la création artistique et à l’accès à la culture. Avec les courriers électroniques, avec les nouvelles formes d’expression, le « net » est aussi un puissant facteur de dissémination des idées. Mais n’assistons-nous pas aussi à une accumulation d’informations plutôt qu’à une injection des savoirs ?

Le défi que nous devons relever est donc formidable : la mondialisation et les échanges facilités par les nouvelles technologies nous offrent des potentialités nouvelles de développement culturel, individuel et collectif et de démocratisation de l’expression citoyenne. Nous devons donc relever ce défi. Comme l’a dit M. Ralite à cette tribune, « l’histoire de la peinture n’est pas l’histoire du pinceau » ! N’oublions pas l’avertissement de Péguy : « le spirituel sans le charnel est une vue de l’esprit ». Vouloir abolir les rapports féconds entre la main et le cerveau, c’est se condamner à l’impuissance !

Nous avons eu un collègue pour qui j’ai toujours eu beaucoup de respect, d’estime et d’amitié, ce qui ne nous empêchait pas de débattre, c’était Maurice Schumann qui, accueillant François Jacob à l’Académie française, avait eu ces mots lumineux : « la seule faute que le destin ne pardonne pas aux peuples, c’est l’imprudence de mépriser les rêves ». C’était comme un écho à ce que Carné et Prévert ont fait dire à Jean-Louis Barrault dans Les enfants du paradis : « les petites gens peuvent avoir de grands rêves ».

Sous une avalanche de mesures techniques, ce texte cache mal une orientation politique perverse, pour ne pas dire mauvaise, malgré les efforts de notre collègue de Broissia pour en corriger les défauts les plus évidents. Personne ne peut s’étonner donc de notre extrême réserve.

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