Aéroports : motion d’irrecevabilité

Publié le 9 novembre 2004 à 11:15 Mise à jour le 8 avril 2015

par Hélène Luc

Monsieur le Président,
Monsieur le Ministre,
Mes chers collègues,

Avec la discussion de ce projet de loi, nous assistons encore à la poursuite de l’application d’une certaine logique et méthode de changement de statuts des entreprises publiques dont la finalité ultime n’est rien d’autre que la privatisation de ces dernières.

Aujourd’hui ce sont les aéroports qui en font les frais tout comme très récemment France Telecom, EDF ou encore La Poste pour ne citer que ces exemples.

Cette méthode, nous ne la connaissons que trop bien ; les françaises et les français ne la connaissent que trop bien. Personne n’est dupe, Monsieur le Ministre, devant une pratique qui consiste à agir en 2 temps.

Le premier temps a pour objectif d’ouvrir le capital des entreprises permettant d’engager dans un second temps la phase de remise en cause totale du statut de ces entreprises pour aboutir à une privatisation pure et simple.

Bien entendu le discours se veut de prime abord rassurant. Dans ces circonstances, il est ainsi de bon ton d’employer des formules telles que « l’état reste majoritaire », « les statuts sont préservés » ou bien encore « il ne s’agit que de simples ajustements pour mettre en adéquation la pratique de l’entreprise aux réalités du marché ».

Malheureusement, ces paroles se traduisent très vite par une mise en œuvre des réelles motivations gouvernementales plus empreintes de visées bassement financières basées sur la productivité et e profit reléguant volet social et intérêt général dans les limbes de l’oubli.

C’est la raison pour laquelle le groupe CRC s’oppose systématiquement à de tels agissements qui consistent à laisser seul le marché maître d’oeuvre.

Je suis moi-même intervenue à de nombreuses reprises et depuis de nombreuses années, avec le soutien particulier du Président du Conseil général du Val de Marne, ici même dans cette Haute Assemblée, pour protester contre de tels agissements et également pour dénoncer toute décision préjudiciable en matière de transport aérien.

Car, en matière de transport et notamment de transport aérien, les enjeux sont tels - je pense tout particulièrement au domaine de la sécurité - qu’il est dangereux pour tous, tant personnels, usagers que riverains de laisser la seule loi du marché dicter les règles du fonctionnement aéroportuaire.

Je ferai une petite parenthèse sur ce thème de la sécurité pour vous rappeler que le propre de l’activité du transport aérien et de l’aéroportuaire est d’assurer le transport et la sécurité des citoyens. Ceci implique alors qu’elle relève en cela du service public et nécessite des financements sûrs et pérennes. Or seuls les financements publics sont à même de l’assurer.

Cette motion d’irrecevabilité est motivée par l’article 2 du présent projet de loi en ce qu’il prévoit le déclassement et la cession en pleine propriété à la société anonyme des biens du domaine public de l’établissement public Aéroports de Paris et ceux du domaine public de l’Etat.

De façon préliminaire j’aimerais formuler un certain nombre d’observations.

La première concerne le travail de la commission des affaires économiques et du plan, je parle ici sous couvert de mes collègues membres de la commission.

Dans son rapport, notre collègue, Monsieur Le Grand, estime que le fait de garder les biens dans le domaine public serait de nature à perturber durablement le bon fonctionnement de la société.

Monsieur le Grand base ainsi sa réflexion sur les auditions qu’il a eu l’occasion de mener. Or, il aurait été nécessaire pour le bon déroulement des travaux du Sénat que les dites auditions soient opérées en présence de tous les sénateurs membres de la commission. Et que tous aient l’opportunité d’exposer leur point de vue à ce sujet.

Ma seconde observation tient à la nature d’ADP. ADP représente aujourd’hui le plus vaste domaine aéroportuaire d’Europe et regroupe les 2 plus grands aéroports français que sont Roissy et Orly.

Dans ce contexte, il est justifié de se poser la question de la transformation en société anonyme de droit privée détenue pour partie par des actionnaires privés du pôle aéroportuaire ADP, constitué des deux plus grands aéroports français mais également de 12 plates-formes d’aviation légère en Ile-de-France, en particulier Le Bourget et l’héliport parisien d’Issy-les-Moulineaux. Et ceci, alors même que ce changement de statut juridique ne sera applicable qu’à la seule entreprise ADP.

En effet, les aérodromes situés en province resteraient pour leur part soit propriété de l’Etat conformément à l’article 7 du présent projet de loi, soit propriété des collectivités territoriales ou de leurs groupements conformément à l’article 28 de la loi du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales.

Un autre point mérite également d’être soulevé et concerne ce que cache réellement ce projet de loi. Les propos tenus par le Présidents d’ADP, largement soutenu par le gouvernement, nous renseignent sans ambiguïté sur ses futurs projets d’aménagement des sites. Interviewé dans un grand quotidien économique, le Président définit les axes de son travail en vu du changement de statut. Parmi ces derniers, se trouve, je le cite « la valorisation des deux atouts que sont l’immobilier et les commerces ».

Je vous pose alors la question, est-ce là l’emploi qui sera fait du domaine public ? Est-ce que l’avenir d’ADP doit être incarné par le commerce et l’immobilier ?

Il me semblait pourtant que la mission d’Aéroports de Paris était de gérer l’ensemble des aéroports et aérodromes ouverts à la navigation aérienne civile, situés dans un rayon de 50 km autour de Paris dans un but d’intérêt général. Où se situe l’intérêt général d’un spéculateur immobilier ou d’un spéculateur commercial ?

Le groupe communiste républicain et citoyen considère qu’il n’y a pas de compatibilité entre la vie commerciale, la domanialité publique et le service public. L’Etat doit rester le garant d’une utilisation dans la stricte légalité de sa propriété et du strict respect de l’intérêt général.

Par conséquent, c’est la notion même de propriété qui constitue la base de cette motion d’irrecevabilité.

L’inviolabilité de la propriété est consacrée constitutionnellement précisément dans le préambule de la constitution. Ce dernier se réfère à la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 dans son article 17 : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité. »

La décision 94-346 du 21 juillet 94 du conseil constitutionnel vient préciser cette notion de propriété et étendre son champ à la propriété publique. Ce sont particulièrement les 2e et 3e considérant qui sont ici importants.

Au vu du second considérant : « le législateur, lorsqu’il modifie les dispositions relatives au domaine public, ne doit pas priver de garanties légales les exigences constitutionnelles qui résultent de l’existence et de la continuité des services publics auxquels il est affecté ».

Le 3e considérant précise pour sa part que la propriété « ne concerne pas seulement la propriété privée du particulier mais aussi à titre égal, la propriété de l’Etat et des autre collectivités publiques. ».

Maintenant, si l’on s’attache au seul texte du projet de loi, il est flagrant de remarquer l’absence de disposition envisageant la possibilité pour l’Etat de reprendre la propriété d’infrastructures indispensables pour assurer la bonne marche du service public. Or cela peut s’avérer nécessaire notamment dans l’hypothèse d’un manquement flagrant de ses obligations par l’exploitant ou encore dans l’hypothèse de difficultés économiques sérieuses que les actionnaires privés refuseraient de supporter.

Pour aller encore plus loin, la modification du statut d’ADP pourrait également jouer sur les principes même de fonctionnement du service public

Un dernier argument vient motiver notre exception d’irrecevabilité et concerne deux des lois de Roland définissant les règles prétoriennes du fonctionnement des services publics à savoir l’égalité et la continuité de ces derniers.

En matière d’égalité, ce principe sera mis à mal avec le présent projet de loi notamment du fait des redevances et taxes aéronautiques. L’augmentation substantielle de ces taxes aura, de fait, de graves répercutions sur les usagers et ce de manière inégalitaire sur le territoire. D’une part sur les usagers directs des aéroports au premiers chef desquels les compagnies aériennes et d’autres part sur les usagers indirects tels les clients du transport aérien.

Le principe d’égalité est un corollaire du principe général à valeur constitutionnelle d’égalité devant la loi inscrit dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1798. Ce principe s’accompagne d’un principe d’égalité de tarification des services publics dont la notion a été circonscrite dans une décision du conseil constitutionnel du 12 juillet 1979 et plusieurs arrêts du conseil d’Etat dont le célèbre arrêt Denoyez et Chorques du 10 mai 1974 bien connu des étudiants en droit.

Ce dernier arrêt justement prévoit la possibilité d’ajustements dans la fixation des tarifs sous certaines conditions. Il s’agit notamment de l’existence entre les usagers de différences de situation appréciables ou imposées par un intérêt général. Or en l’espèce, il n’existe aucun impératif d’intérêt général dans l’augmentation des taxes mais simplement d’un impératif purement et uniquement à visée financière.

En matière de continuité, la mise en cause globale d’un service public essentiel pour le développement de notre pays notamment pour un aménagement du territoire harmonieux aura pour inévitable conséquence de mettre à mal ce principe à valeur constitutionnelle.

Dans tous les cas de figure que je viens d’énoncer, c’est la mission même de service public qui pâtira de ce projet de loi.

Vouloir déposséder la Nation sans avoir la compétence de cette initiative et sans en assurer de garde-fous nous apparaît contraire à la Constitution. C’est la raison pour laquelle nous jugeons ce projet de loi irrecevable.

Mes chers collègues, il y a dans cette Assemblée un certain nombre de sénateurs qui évoquent et saluent la qualité et l’intérêt de nos services publics. Ils savent qu’ADP a été crée le 25 octobre 1945 par une ordonnance ayant force de loi, ordonnance signée par le Général De Gaulle.

Puissiez-vous, Mes chers collègues, vous réclamez de cette période, avoir - je crois que l’on peut le dire - le courage d’être fidèles à ces décisions issues d’un moment historique de notre histoire en vu du décollage économique de notre pays.

Aujourd’hui même, nous célébrons ici même, dans cette Haute Assemblée, la création de l’Assemblée consultative, tout un symbole !

Je vous appelle alors à voter notre motion d’irrecevabilité qui vous l’avez compris se justifie amplement. Il s’agirait d’une attitude responsable permettant d’ouvrir un débat véritable débat en présence de tous les acteurs intéressés.

Hélène Luc

Sénatrice du Val-de-Marne
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Ses autres interventions :

Hélène Luc quitte le Sénat

Hélène Luc a décidé de démissionner de son mandat de sénatrice du Val-de-Marne, comme elle l’indique dans une lettre adressée au Président du Sénat. "Durant toutes ces années, écrit Hélène Luc, j’ai eu l’honneur, avec mon groupe, de pouvoir porter avec conviction notre contribution dans des débats passionnés et de haute tenue. Je quitte notre Haute Assemblée au terme d’un travail législatif et parlementaire sous-tendu en permanence par un idéal de justice."

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