Je m’étonne de voir que le groupe C.R.C. est quasi majoritaire dans cet hémicycle : un texte aussi important, comme l’a dit le rapporteur, aurait mérité une plus forte participation !
Cette deuxième lecture au Sénat intervient quatre mois et demi seulement après son premier examen, preuve de votre volonté de le faire adopter très vite, alors que, l’application d’autres lois relatives au transport aérien reste en souffrance. Je ne comprends ni la nécessité de ce projet, qui a très peu évolué, ni l’urgence. Vous souhaitez changer le statut d’établissement public alors que rien ne le justifie. Les derniers résultats économiques et financiers connus d’A.D.P. sont positifs, avec un chiffre d’affaires consolidé de 1,7 milliard d’euros, soit une progression de plus de 15 % en 2003 par rapport à 2002.
Pour étayer votre projet de loi sur les aéroports, vous prétendez que statut d’A.D.P. ne lui permet pas d’intervenir hors Ile-de-France. C’est inexact. A.D.P. est un des principaux consultants mondiaux, présent d’Osaka à Casablanca, en passant par Dubaï.
Il intervient aussi grâce à ses filiales ou ses participations directes - 10 % du capital de l’aéroport de Pékin -, il est présent en Afrique, et en Amérique latine. Ce n’est pas si mal pour un statut censé paralyser la diversification des activités.
Vous invoquez la nécessité de financer des investissements lourds et l’impossibilité de l’État à y faire face. Or, aucun débat sérieux n’a été engagé sur la proposition de créer un pôle public de financement. Prétendre que la seule solution serait d’ouvrir le capital d’A.D.P. relève plus du pur dogmatisme. Le projet de loi sur les aéroports s’inscrit dans la même logique que celle relative aux projets sur les activités postales ou à E.D.F.- G.D.F.
Notre rapporteur, M. Le Grand voit dans A.D.P. un « point d’entrée naturel en Europe » : c’est dire le visage que vous voulez donner à cette Europe où les établissements publics fondent comme neige au soleil et où les services d’intérêt général supplantent les services publics. Pourtant, rien au niveau communautaire ne rend obligatoires les montages juridiques et financiers que vous souhaitez réaliser. Mais vous vous conformez au principe de « concurrence libre et non faussée », cher à la Commission européenne et au projet de constitution.
Par cette loi, vous prétendez permettre à une entreprise publique à forte proportion de capital privé de se développer dans un environnement concurrentiel. Dans d’autres secteurs, ce type d’évolution du statut a mis en péril les entreprises mais aussi leurs missions de service public.
Il est regrettable que le gouvernement et la majorité des députés aient refusé la création d’une commission d’enquête sur l’ouverture à la concurrence des services publics de l’énergie, des postes et télécommunications et des transports ferroviaires. Vous avez préféré laisser la Commission européenne présenter elle-même les bilans, la rendant juge et partie et déniant à la représentation nationale un rôle de contrôle essentiel en démocratie.
Dans cette logique, pour justifier l’ouverture du capital d’A.D.P., M. le député Gonnot, rapporteur, avance qu’il est normal que les ressources de l’État soient consacrées en priorité « aux dépenses contribuant à la préservation de la cohésion sociale et au financement des missions régaliennes, celles destinées à assurer la sécurité des Français ». Or, les aéroports, comme l’ensemble des infrastructures de transport, jouent un rôle majeur dans notre économie par le biais de l’aménagement et de la cohésion des territoires et nécessitent donc le plein aménagement de l’État.
Est-ce le rôle de l’État d’être actionnaire dans des entreprises à fort capital privé, soumises aux lois du marché et de la rentabilité maximum ? L’État n’a-t-il donc pas une responsabilité particulière en tant qu’acteur économique pour le développement partagé sur l’ensemble du territoire, surtout pour un secteur d’activité qui représente 9 % du P.I.B. d’Ile-de-France ?
Par ailleurs, l’argument d’un État actionnaire majoritaire ne trompe plus personne. Dans les aéroports régionaux, la question des minorités de blocage s’est posée : si cette minorité de blocage peut être publique, pourquoi ne serait-elle pas privée ?
Attirer des fonds privés implique de faire miroiter aux investisseurs un retour sur investissement intéressant. D’après le rapporteur de la commission des Finances de notre Assemblée, le fameux R.O.C.E. (return on capital engaged), d’A.D.P., « malgré une amélioration de 1,6 point en 2003, atteint seulement 5,3 % ». Même si les actionnaires privés étaient minoritaires, la quête d’importants gains de productivité primerait ! Et le même rapporteur d’ajouter que la maîtrise des coûts d’A.D.P. passe par « la limitation des effectifs de l’entreprise ». Les inquiétudes du personnel sont donc bien justifiées.
Attirer l’actionnariat privé, nécessite de lui accorder des gages, d’où, probablement, le deuxième point fondamental de ce projet de loi, le passage de la domanialité publique à la domanialité privée. Du jamais vu ! Dans aucun pays du monde, pas même aux États-Unis, le domaine public aéroportuaire n’a été privatisé.
Cette disposition correspond à une formidable opportunité pour les actionnaires de mettre la main sur une manne financière considérable. A.D.P. possède 6 600 hectares en Ile-de-France qui pourraient être transférés en pleine propriété.
Le gouvernement ne daigne même pas faire figurer dans la loi la liste des équipements nécessaires à l’accomplissement des missions de service public et renvoie la question, une fois de plus, au fameux cahier des charges. Celui-ci est censé définir tout à la fois les missions de service public d’A.D.P., le patrimoine transféré à la société anonyme et celui conservé par l’État. Mais sa définition échappe à la loi et est renvoyée au Conseil d’État, façon commode d’écarter les parlementaires de la définition de points essentiels.
Pourquoi ne pas avoir retenu l’une des solutions préconisées par le Conseil économique et social en 2002 ? Il proposait de créer un établissement public à vocation nationale recevant la mission de gérer le patrimoine aéroportuaire de l’État, l’exploitation étant déléguée comme c’est le cas pour S.N.C.F./R.F.F. et E.D.F./R.T.E. Cette possibilité gardait le domaine foncier sous maîtrise publique.
Le gouvernement, en créant une société anonyme dotée d’un formidable patrimoine foncier, ne remet pas en cause le monopole d’A.D.P., mais le transforme en monopole en voie de privatisation.
Cela pourrait contredire le neuvième alinéa du préambule de la Constitution qui dispose que « tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité ». C’est pourquoi le groupe C.R.C. présente une exception d’irrecevabilité.
Autre paradoxe, ce déclassement du patrimoine public ne concerne qu’A.D.P., non les aéroports régionaux. Les investisseurs privés seront attirés, non pas par le développement du trafic aérien, mais bien par le formidable patrimoine foncier d’A.D.P. La volonté de faire d’A.D.P. « une véritable entreprise de services » pour reprendre les mots de son président, M. Graff, s’inscrit tout à fait dans cette logique qui fera des missions aéroportuaires des missions annexes !
Troisième point extrêmement important, la modulation des redevances aéroportuaires. Vous introduisez dans le texte de loi la possibilité d’intégrer dans le montant de ces redevances la rémunération des capitaux investis. Ces redevances ne devraient-elles pas au contraire se fonder sur le seul service rendu, permettre la modulation en fonction de la contribution des entreprises à l’offre d’une prestation de qualité, abordable et accessible à tous et non en fonction des profits potentiels des actionnaires ?
Vous précisez que ces modulations ne pourront se faire que pour répondre à un intérêt général. Car celui-ci est décrit très limitativement. Pour nous, c’est la continuité d’une activité aéroportuaire sécurisée, soucieuse de l’environnement, permettant un aménagement harmonieux du territoire, qui correspond à la définition de l’intérêt général en la matière. Ainsi Air France, qui assume un service public, n’est-elle pas soumise aux mêmes contraintes que les compagnies à bas prix. Ces missions de service public seront-elles un critère de modulation des redevances ? Rien ne l’assure. Au contraire, elles risquent d’être utilisées comme un avantage concurrentiel visant à intensifier le trafic.
Ce projet porte donc de lourdes conséquences environnementales, résumées ainsi par Franck Le Gall, coordinateur du management environnemental d’A.D.P. : « Techniquement le trafic aérien peut encore se développer, mais quel trafic peut-on accepter d’un point de vue social ? ». Si la croissance du trafic aérien reprend dans les prochaines années (plus de 4 % par an dans les 10 à 15 ans à venir), la question du plafonnement des mouvements de passagers se pose. En effet, l’ouverture de capital d’A.D.P. induit un changement de politique de l’entreprise pour accroître la productivité et donc, optimiser les capacités des plates-formes aéroportuaires. Cela signifie donc un accroissement des lux et des mouvements jusque-là réglementés à 55 millions de passagers par an. Le passage à 90 millions de passagers est d’ailleurs déjà acté dans une note interne d’A.D.P.
D’autre part, les activités de Roissy causeraient 4 à 5 % du total des émissions franciliennes de CO2, soit l’équivalent du périphérique, sans compter l’important trafic routier généré par l’aéroport. Les conséquences pour les riverains en seraient dramatiques et ce au moment où les commissions consultatives de l’environnement ont vu leurs attributions limitées au rôle d’« indemnisateur ».
Cette augmentation prévisible des flux relance donc la nécessité de la construction d’un troisième aéroport autour de la capitale. Cette préoccupation est partagée par beaucoup d’élus, dont mon collègue U.M.P. Michel Houet, qui est en faveur du troisième aéroport à Vatry. Ce débat est loin d’être clos.
Aménagement du territoire, préservation de l’environnement, mais aussi sûreté nationale. Ces enjeux justifient la maîtrise par la puissance publique. Tous les pays du monde l’affirment, y compris les États- Unis. Le propre du transport aérien est d’assurer le déplacement et la sécurité des citoyens. Cette mission relève du service public et nécessite des financements sûrs et pérennes, des financements publics.
Les financements de sûreté ont représenté plus de 10 % des investissements d’A.D.P. en 2003. Qui nous dit que les actionnaires privés ne verront pas là une dépense lourde incompatible avec leur politique de réduction des coûts et de rentabilité maximum ? La maîtrise démocratique de la sécurité et de la protection de la santé et de l’environnement pourrait être améliorée avec la mise en œuvre de la loi instaurant les communautés aéroportuaires. Mais, nous attendons toujours les décrets d’application. La gestion des grandes infrastructures aéroportuaires doit être l’affaire de tous : élus, citoyens et salariés.
Pour toutes ces raisons et parce qu’ils sont pour des services publics au service de tous et pour une République assurant la cohésion de ses territoires, les sénateurs communistes, républicains et citoyens ne peuvent que s’opposer à ce projet de loi. Ils essaieront néanmoins de l’amender en participant au débat qu’ils espèrent constructif.