Vivendi : rejet d’une commission d’enquête

Publié le 15 octobre 2002 à 00:00 Mise à jour le 8 avril 2015

par Jack Ralite

Monsieur le président, mes chers collègues, depuis l’ouverture de la session extraordinaire du mois de juillet, je suis intervenu régulièrement à propos des problèmes de Vivendi Universal.

Je rappelle brièvement mes actions : le 13 juillet, un rappel au règlement ; le 19 août, une lettre au président du Sénat, M. Christian Poncelet ; le 6 septembre, une réception au Sénat de tous les syndicats français et européens de Vivendi Universal ; le 13 septembre, une lettre au Premier ministre cosignée par soixante-dix écrivains, syndicalistes et éditeurs ; le 25 septembre, une lettre à M. Marc Tessier, président de France Télévision, pour souhaiter un débat à la télévision ; le 25 septembre, une lettre au président de la commission des affaires culturelles, M. Jacques Valade, pour demander que celle-ci siège en formation secrète, sur l’initiative des parlementaires des groupes communiste et socialiste ; enfin, le 1er octobre, j’ai pris la parole pour m’étonner que la conférence des présidents n’ait pas retenu l’idée d’une commission d’enquête. J’ajoute que, les 14 et 25 septembre, je suis allé rencontrer les personnels devant l’immeuble de Vivendi Universal, avenue de Friedland.
Pour le moment, rien n’est venu. Ou plutôt, si : on m’a dit que la question posée était intéressante, mais qu’un argument ne permettait pas de conclure : la question concerne une entreprise privée.

A l’occasion du débat sur le projet de loi relatif à la rémunération au titre du prêt en bibliothèque et renforçant la protection sociale des auteurs, qui s’est déroulé le 8 octobre et qui concernait aussi le privé, selon les termes de M. le ministre de la culture et de la communication, je suis intervenu pour proposer à celui-ci de réunir une table ronde sur l’édition. Mais toujours rien, si ce n’est une amorce de discussion avec M. Valade et avec M. le ministre lui-même.

Je rappelle que, à l’Assemblée nationale, trois propositions de résolution ont été déposées en ce sens : la première émanait de M. Ayrault, du parti socialiste, et visait la création d’une mission sur Vivendi Universal ; la deuxième était signée de M. Houillon, du groupe UMP, et tendait « à la création d’une commission d’enquête sur les dysfonctionnements qui ont entraîné l’effondrement du cours boursier de Vivendi Universal » ; la troisième, déposée pas M. Brard, apparenté communiste, avait pour objet la création d’une commission d’enquête portant sur Vivendi Environnement.
Avec une trentaine de mes collègues du groupe communiste républicain et citoyen et du groupe socialiste...
Un sénateur du RPR. Où sont-ils ?
M. Jack Ralite. ... j’ai demandé, comme le règlement du Sénat m’y autorise, une discussion immédiate. Nous y voilà !

Je veux argumenter sur notre objectif - je condense mon propos -, qui est d’élucider le séisme culturel, social, économique, financier, que constitue l’actuel état de Vivendi Universal et d’avancer des propositions pour que cela ne se reproduise plus et que personne, quelle que soit sa puissance ou son imagination, ne puisse jouer dramatiquement avec la culture, la création artistique et littéraire, l’environnement, ainsi qu’avec les hommes et les femmes sans qui cela n’existerait pas et les hommes et les femmes pour qui cela existe.
J’examinerai maintenant deux points qui inspirent la démarche commune des deux groupes parlementaires.
Tout d’abord, c’est une question urgente.
Vous connaissez tous le groupe éditorial VUP, qui regroupe les deux tiers de l’édition de référence, 35 % de l’édition scolaire, 20 % des éditions littéraires. Si je dis : Larousse, Le Robert, Nathan, Dalloz, Dunod, Plon,Laffont, Seghers, La Découverte, Julliard, Belfond, Pocket, 10/18,... je dis l’ampleur de la question.

La situation financière du groupe - 19 milliards d’euros de dettes - conduit M. Fourtou, son actuel P-DG - qui pendant quatre ans, je dois le souligner au passage, a toujours été d’accord avec M. Messier - à chercher un acheteur, un point c’est tout, avec l’objectif que la vente ait lieu dans le mois qui vient.
Dans la presse, les articles polémiques s’opposent, entre ceux qui proposent un achat par les fonds d’investissement et ceux qui proposent un achat par Hachette.
Je ne peux m’empêcher de citer un éditeur américain, André Schiffrin, qui, dans un petit ouvrage intitulé L’Edition sans éditeurs, écrit, à propos des fonds d’investissement : « Dans un premier temps le groupe acheteur publie une déclaration enthousiaste, faisant l’éloge de la société achetée et promettant de maintenir ses glorieuses traditions ; aucun changement majeur n’aura lieu et, dans toute la mesure du possible, il n’y aura pas de licenciements. Puis on annonce des économies absolument nécessaires pour améliorer l’efficacité : les services administratifs vont être fusionnés, et bientôt la comptabilité, les entrepôts, les services d’expédition se retrouvent sous le même toit. Ensuite on réunit les forces de vente, car il est inutile que le même territoire soit couvert par des équipes différentes. Après quoi on découvre de malencontreux recoupements dans le domaine de la production éditoriale, ce qui nécessite certaines rationalisations. Pour finir on annonce la création d’une nouvelle structure éditoriale qui sera commune aux différentes sections des catalogues collectifs, qu’il s’agisse de reprises en livres de poche des titres anciens ou de nouveautés produites en dépassant les anciennes et "inefficaces" divisions du travail. »

Du groupe Hachette, on a souligné que c’était un groupe national. C’est vrai. Hachette et Vivendi, cependant, représentent à eux deux 80 % de la distribution, ce qui entraîne un risque de monopole, donc de « retoquage », si vous me permettez l’expression, par la Commission de Bruxelles.
Un coin de ciel bleu est apparu grâce à un article, paru dans Le Monde, de Pierre Cohen-Tanugi, ancien haut cadre éditorial chez Gallimard, qui estime que, lorsqu’il s’agit d’art, on a le droit, en France, quand il y a vente aux enchères et s’il est question de patrimoine national, d’exercer un droit de préemption.

Pourquoi, dit-il - et je me prête au rêve -, pourquoi n’utiliserions-nous pas un droit de préemption qui, appuyé sur la Caisse des dépôts, contribuerait à créer un espace public dans lequel pourrait mûrir, après une mise à plat, un traitement général du problème de l’édition en France ?
De toute façon, il faut une table ronde.
J’ajoute que, à côté de l’édition, ou trouve le groupe Canal Plus, un fleuron de l’audiovisuel français créé par André Rousselet et qui possède 5 000 films, dont près de 4 000 sont des films français et européens dont on ne sait toujours pas s’ils resteront dans notre patrimoine.
On voit bien qu’on ne peut laisser au seul marché le soin de tout régler. Il y a comme un arraisonnement de la culture par le marché. Je citerai Octavio Paz : « Le marché est efficace, soit, mais il n’a ni conscience ni miséricorde. » Or nous sommes une société de conscience.
Après l’examen de la question dans ses aspects urgents, voyons-la dans ses aspects fondamentaux.
Je ne veux pas être méchant, mais tout de même ! M. Jean-Marie Messier déclarait il y a quelques années : « Vivendi Universal va tourner la page du siècle et du millénaire en devenant le leader mondial de la communication. Quelle réponse aux sceptiques, aux résignés, aux adeptes du pré carré ! »

Mais lui répondait dans le même temps le rédacteur en chef du journal d’Hollywood, Variety : « Même si les gens ne s’en rendent pas compte, beaucoup d’argent européen contribue au financement du cinéma américain », ajoutant : « Les Français ont toujours été furieux de la domination des Américains sur les films. Aussi, le fait que ce soient maintenant les Français qui financent le cinéma américain ne manque pas de piquant. » A l’évidence, cette situation fait penser à la phrase de Coluche : « La victoire est brillante, puisque l’échec est mat. »
Mais je veux aller plus loin sur le fond, sur les fondamentaux.

C’est une question fondamentale sur le plan de l’économie. Les chiffres sont là : l’endettement, je l’ai dit, était de 19 milliards d’euros ; Vivendi emploie 381 000 salariés dans soixante-dix pays, dont près de 100 000 dans les secteurs des médias et de la communication et 295 000 dans le secteur de l’environnement ; il y a 95 800 salariés en France, dont la moitié chez Vivendi Environnement ; enfin, 26 millions de Français sont fournis en eau par Vivendi Environnement.
Au-delà des chiffres, le problème était de regrouper des contenus pour passer dans les tuyaux. C’était la colonisation de la sphère culturelle par la sphère marchande. C’était une étape nouvelle dans la financiarisation. C’était le dogme de l’efficacité du management. C’était le messianisme technologique. C’était le déchargement du projet social et de l’utopie sociale et culturelle sur l’utopie technicienne. C’était l’américanisme des régulations, et tout cela avec le rachat, en quatre ans, de trente entreprises pour 100 milliards d’euros.

C’est fondamental également par rapport au personnel. En France, ils sont près de 100 000 à se poser la question de leurs droits. Ils avaient conquis des droits à l’échelle européenne, ce qui était une originalité de ce groupe. Tout cela leur a été retiré.
Ils ne sont associés à aucune des concertations pour une issue à la crise de Vivendi Universal. Ils se posent la question des licenciements boursiers. Ils réclament un véritable droit, non pas seulement à l’information, mais également de proposition et de contrôle. C’est le droit des salariés dans l’entreprise qui est nouvellement posé à ce niveau d’exigence.

C’est fondamental par rapport à la création. Il s’agit, en vérité, à l’orée du XXIe siècle, du statut de l’esprit, de la tâche de civiliser les nouveaux « nouveaux mondes » issus de l’oeuvre civilisatrice. Dans cette tâche assez inouïe, je le reconnais, il y a l’exception culturelle.
Or M. Jean-Marie Messier a déclaré que « l’exception culturelle franco-française était morte » et qu’il était pour la diversité culturelle, sous-entendu pour la diversité des clientèles. Il y a cinquante ans, dans La littérature à l’estomac, l’immense Julien Gracq nous avait déjà alertés sur le risque des « Galeries Lafayette » de notre littérature.

C’est fondamental par rapport à la France, à l’Europe et au monde. Chacun se souvient de l’AMI, l’accord multilatéral sur l’investissement, et des débats qui ont eu lieu ici même au Sénat pour en venir à bout, ce qui a été rendu possible grâce à l’initiative de l’ancien Premier ministre. C’était la tentative de créer une juridiction internationale privée supplantant la juridiction internationale publique.
Or, à regarder le groupe Vivendi Universal, M. Jean-Marie Messier, c’est l’AMI à lui tout seul ! On peut parler d’un « Etat Messier », d’un « Berlusconi cool », comme je l’ai déclaré l’année dernière aux rencontres cinématographiques de Beaune. Un grand libraire parisien a employé devant moi, pas plus tard qu’hier, l’expression de « messiérisation des esprits ». Cela pose la question d’un organisme international indépendant qui ne fasse pas de la culture une marchandise comme les autres, alors que cette dérive est au coeur de la constitution et des délibérations de l’OMC.

Permettez-moi de vous annoncer qu’un comité de vigilance regroupant quarante des plus grandes organisations françaises liées à la culture et à la création organise, au mois de février prochain, un colloque international rassemblant près de trente pays, précisément sur la création d’un organisme indépendant et opératif.
Se pose la question, et je la pose inlassablement depuis plusieurs années, d’une conférence internationale sur les problèmes de la culture, d’un « Rio » de la culture. L’homme sent en lui des unités plus grandes que ses ancêtres. Il est temps de penser, et Vivendi Universal nous y oblige, des régulations nouvelles pour la culture à tous les niveaux de la société, du local à l’universel.
C’est fondamental par rapport à l’éthique. Je ne prendrai qu’une illustration. Il existe aux Etats-Unis, dans les comptes des entreprises, un critère appelé EBITDA - earnings before interest, taxes, depreciation and amortization - qui est en fait un résultat d’exploitation avant intérêts, impôts, investissements et amortissements. Ce critère enjolive dans de très grandes proportions le chiffre d’affaires. Alors que ce critère était inusité en France, M. Jean-Marie Messier l’a utilisé sans aucune réaction et a pu tromper son monde sans vergogne.

J’ajoute que Barry Diller, l’homme d’Hollywood avec lequel Jean-Marie Messier a fait le dernier agrandissement de son empire, a bénéficié, dans le contrat signé avec ce dernier, de clauses léonines tout à son intérêt qui empêchent aujourd’hui tout délestage, dans ce domaine, de Vivendi Universal.

Il y a là une question de contrôle et de moralité des affaires qui doit être maîtrisée. Présentement, les libéraux américains nous donnent l’impression de faire mieux que nous en la matière.
C’est fondamental par rapport à la responsabilité publique. Je crois que le moment est venu, à la suite de l’énumération que je viens de faire, de mettre à jour une responsabilité publique, notamment en matière de culture, qui ne soit ni l’étatisme ni l’affairisme, mais qui soit une donnée nouvelle tenant compte des mutations, et qu’en tout cas Vivendi Universal impose, par ses gigantesques dérives, comme une ardente obligation.

Alors, la responsabilité est publique en matière de financement : comment ne pas être effaré que le capital de Vivendi Environnement, qui a des délégations de service public avec 8000 communes françaises regroupant 26 millions d’habitants, ait été ponctionné sans aucune réaction ? C’est un financement public détourné dont on sait aujourd’hui qu’une partie non négligeable a été déposée en Irlande.
La responsabilité est publique à raison des organismes créés précisément dans notre pays pour garantir l’accompagnement transparent et rigoureux des évolutions économico-industrielles. Or le Conseil supérieur de l’audiovisuel, le Conseil national de la concurrence, le Centre national de la cinématographie, la Commission des opérations de bourse et la Commission européenne de la concurrence ont tout avalisé, comme obnubilés par celui qu’on appelait alors un champion national, derrière lequel tout le monde a été appelé à se regrouper comme derrière le petit cheval blanc de Georges Brassens. Seul le CSA a bougé, quand les cinéastes ont bougé.

La responsabilité est publique en matière de culture : on voit bien, après avoir « troussé » la question culturelle et de communication de J6M, comme il aimait s’appeler - Jean-Marie Messier Moi-Même Maître du Monde - qu’il faut mettre à jour une responsabilité publique qui soit la loi du secteur public, mais aussi une obligation d’intérêt général pour le secteur privé.
Je la définirai à travers six processus vectorisant son intervention : audace de la création, élan du pluralisme, obligation de production, maîtrise de la distribution, atout d’un large public, coopération internationale toujours plus grande, toujours plus généralisée, toujours plus profonde et n’ignorant ni le Sud ni les ex-pays de l’Est.

Je me résume sur ces développements concernant l’urgence et les fondamentaux : quand un pays abandonne son imaginaire aux grandes affaires, il se condamne à des libertés précaires, et je lui oppose une déclaration de notre collègue aujourd’hui décédé, Maurice Schumann, qui, peu de temps avant son grand départ, eut cette parole à l’Institut : « La seule faute que le destin ne pardonne pas au peuple, c’est l’imprudence de mépriser les rêves. »
Permettez-moi pour conclure de lire la page de garde du livre de J6M.com, c’est une phrase de René Char : « Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. A te regarder, ils s’habitueront. »

Nous ne nous habituerons pas, nous ne nous habituerons jamais, c’est pourquoi nos deux groupes ont demandé la création d’une commission d’enquête.

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