Réforme de l’archéologie préventive : question préalable

Publié le 17 juin 2003 à 18:48 Mise à jour le 8 avril 2015

par Jack Ralite

Dans un remarquable ouvrage « La Capitale des signes », Karlheinz Stierle s’arrête un instant sur le roman d’Aragon « Le Paysan de Paris » pour en retenir « Les Passages », où la ville « devient une école d’attention qui se tourne vers ce qui a toujours échappé au regard et qui y découvre la réalité et la surréalité les plus denses ».

Passages, passer, passé, passant, passager, tout un alphabet de mots y sont opératifs pour assurer la transition entre le rêve et l’éveil historique, ils sont passeurs du concret qui dans sa banalité et son aspect quotidien ouvre sur la découverte.

J’aime cette façon de dire et de penser qui pour moi va comme un gant à l’archéologie, cette science des signes, des traces, des symptômes, des marques, des indices, des objets qui donne résurrection à un monde englouti, à des lointains inexplorés, qui donne accès à ce qui n’a point apparemment d’accès, et nous libère de nos ornières mentales. C’est un tremplin inusable, un vademecum que l’on feuillette inlassablement pour y découvrir ces éclats du passé, y compris très proches, qui nous permettent avec Marc Bloch de ne pas être « veuf » de notre passé et avec Aragon de nous « souvenir de l’avenir ».

Tout cela est un travail inouï, un combat qui a mis beaucoup de temps pour être reconnu par la société.

Dès 1825 Victor Hugo ne réclamait-il pas « une loi pour l’œuvre collective de nos pères, une loi pour l’histoire, une loi pour l’irréparable que l’on détruit, une loi pour ce qu’une nation a de plus sacré après l’avenir, une loi pour le passé. »

Précisément, le 17 janvier 2001 mettant fin à des errements majeurs, à une longue histoire-galère, une telle loi, la loi pour l’archéologie préventive était votée, faisant de cette discipline une mission de service public dont la responsabilité incombe à l’Etat.

On pouvait être satisfait et les personnels de ces services qui prirent grande part à la conception des textes aussi. Le Conseil Constitutionnel l’avalisait, tout comme la Communauté européenne. La Convention de Malte que nous avions signée avait son répondant opératoire en France.

Et puis il y eut quelques problèmes pratiques - souvent une loi connaît ces aléas - que les décrets d’application pouvaient corriger d’autant qu’ils n’étaient pas tous publiés.

Mais à l’évidence les rectificatifs réclamés n’étaient pas de détail et par deux fois lors du vote du budget 2003 et du vote sur l’appauvrissement de la loi SRU, des « cavaliers » sont apparus. L’un passa l’obstacle et la contribution des aménageurs fut réduite de 25%. L’autre ne le passa pas : il avait l’objectif d’instaurer dans ce domaine la mise en concurrence pilotée par la logique de marché.

Aujourd’hui, le gouvernement va jusqu’au bout de son objectif, je devrais même dire de son idéologie. Il bouleverse dans son texte les grands équilibres et les principes fondamentaux de la loi du 17 janvier 2001 en transférant la maîtrise d’ouvrage des fouilles archéologiques actuellement assurée par l’Etat, aux aménageurs, et en prévoyant la réalisation de ces opérations par des entreprises privées avec ses conséquences principales : le partage des objets et de la documentation de fouille entre différents propriétaires, publics et privés, et la mise en concurrence commerciale des équipes d’archéologues publiques et privées. En recherche on coopère, on échange, on partage, c’est l’émulation. En commerce, on se concurrence, on cache, on éloigne l’autre, les autres. C’est le conflit.

Les collectivités locales elles-mêmes sont blessées par la nouvelle loi. Quand une collectivité locale aura la charge du diagnostic - et des communes ont des services compétents en la matière - elle ne touchera les 32 centimes d’euros par m_ qu’à partir de 5000 m_. Vous permettrez au maire d’Aubervilliers que j’ai été jusqu’à peu de dire que l’archéologie urbaine qui est la grande actuelle question, opère sous des terrains beaucoup plus petits. Les villes pourront donc avoir la responsabilité mais sans le sou.

Philosophiquement, juridiquement, pratiquement le projet de loi du gouvernement pousse au tout-marché et par conséquent comme le Figaro le disait le 29 mai, « l’archéologie sort de l’exception culturelle ».

Je ne veux pas examiner plus avant le texte, d’autant que mon collègue Ivan Renar vient de le faire excellemment. Même en me limitant aux points évoqués, on comprend que des centaines d’archéologues aient manifesté dans de nombreuses villes leur désaccord mêlé à leur volonté de voire gardée la loi historique de janvier 2001 en l’améliorant dans le sens de la responsabilité publique et de ses outils, l’INRAP et les services existants dans certaines collectivités locales. C’est le seul moyen d’empêcher que ne se renouvellent des scandales retentissants comme ceux du parvis de Notre Dame de Paris ou de la Bourse de Marseille, dans les années 1965 -1970.

Mais je ne peux traiter isolément l’archéologie préventive car son traitement privatisant, même si la référence au service public en est d’autant plus présente, devient comme un fil rouge de la nouvelle politique culturelle.

Nous le ressentons très directement comme sénateurs membres de la Commission des Affaires culturelles, qui maintenant sommes amenés à des réunions conjointes avec la Commission des Finances (c’est le cas pour le mécénat culturel) et la Commission des Affaires Economiques (c’est le cas pour l’économie numérique), notre Commission étant sollicitée pour avis, ou pas consultée du tout (c’est le cas de la loi d’habilitation et de simplification du droit). D’une certaine manière, c’est la culture sous tutelle.

Ajouterai-je que le Sénat tout entier n’a pas eu le droit de discuter du séisme culturel qu’a provoqué Vivendi Universal. S’il avait pu le faire et nous l’avons proposé maintes fois, cela aurait pu contrarier la malheureuse évolution actuelle de la politique culturelle du gouvernement qui est constatable dans tous ses projets concernant la culture et l’art.

C’est le texte sur le mécénat, abondant les intéressements aux entreprises pour qu’elles contribuent éventuellement au financement de démarches culturelles et artistiques.

C’est la hausse du plafond pour les projets des collectivités locales en dessous duquel elles ne sont pas obligées de faire un appel d’offre. Les marchés iront encore plus aux promoteurs industriels qui cumulent très souvent construction et conception, éliminant de ce fait nombre d’architectes et avec eux une diversité architecturale dans et pour la ville.

C’est la réforme des musées avec la disparition via la Réunion des Musées Nationaux de la mutualisation des ressources, ce qui est grave pour les petits musées. Avec aussi l’autonomisation des grands musées et leur financement de plus en plus lié aux recettes commerciales. Le Louvre doit augmenter ses ressources propres de 25% de 2003 à 2005. L’Etat dans ses interventions tiendra compte de la fréquentation des musées. C’est l’audimat au musée.

C’est le projet de loi sur l’économie numérique, qui traite l’internet en premier lieu en tant qu’objet économique et marchand, avec les conséquences que cela aura pour les droits d’auteur la propriété intellectuelle, etc.

C’est l’offensive du MEDEF contre les intermittents du spectacle, qui veut minorer la durée d’ouverture des droits de 12 à 9 mois, mettant en cause le vivier du spectacle vivant.

C’est encore le projet d’étendre à de grands groupes de la distribution la possibilité de faire de la publicité à la télévision.

Il y a aussi une démarche du moindre engagement culturel public. Lors de la discussion du budget 2003 je l’avais dit : « votre budget est malmené comme mis en examen et je pressens qu’est en train de s’ouvrir un vrai procès de la dépense culturelle, comme si sans le dire, on lui reprochait d’exister ».

Chacun sait que pour les théâtres comme pour les monuments historiques dépendant d’un financement d’Etat il est actuellement envisagé d’en diminuer le nombre.

Je connais l’argument qui nous est opposé : il y a disette de crédits, donc il faut accepter de rogner tel ou tel des crédits pour préserver ce qui reste. C’est un contre-sens qui s’exprime notamment au cinéma. Dans le journal « Le Monde » du 14 juin, un article informe en effet que la Warner souhaite bénéficier du fonds de soutien, et on y lit : « Au CNC, où aucune position formelle n’a encore été prise, on précise que l’ouverture du compte de soutien aux majors se traduirait par des risques limités ». Je pense en ce moment à la remarque de René Char ; « Méfie-toi de ceux qui se déclarent satisfaits, parce qu’ils pactisent ».

Qu’il soit clair que je ne dis pas que dans tous les secteurs évoqués il n’y a pas des évolutions à opérer et que le ministère n’a pas œuvré heureusement ici ou là, mais c’est un ruisseau de responsabilité publique dans une marée de privatisation.

Comme vous le voyez, je fais si j’ose dire de l’archéologie préventive de l’orientation culturelle gouvernementale, que personne n’a jamais annoncée comme telle.

Et le constat est d’autant plus grave que dans l’œil de ce mouvement tournant tendant à substituer à un pseudo tout-Etat un réel tout-Affaires, il y a l’exception culturelle dont il est fait légitimement grand cas au plan international, mais on vient de le voir, tout petit cas à l’intérieur, au point de miner les efforts à l’extérieur et de nous faire penser à un poulet qui courrait encore après avoir été décapité.

Ajoutons qu’à Bruxelles la Convention pour l’Avenir de l’Europe présidée par M. Giscard d’Estaing n’a pas suivi ce que nous avions construit en matière de culture sur quinze ans, avec la directive Télévision Sans Frontières, le prix unique du livre, l’exception culturelle arrachée au moment du GATT puis le rejet de l’AMI, l’échec de l’OMC à Seattle et le mandat européen sur la diversité culturelle dans le commerce international, garantie par la règle de l’unanimité. La Convention a choisi de substituer à l’unanimité, la majorité qualifiée, ce qui est totalement inacceptable. Notons au passage que le Sénat a été absent de cette étape décisive du combat qui heureusement n’est pas terminé et dans lequel ont déjà pris position les cinéastes.

Je propose que notre Assemblée débatte de cette question culturelle, de l’Europe et de l’OMC en séance publique dans les délais les plus urgents.

La conférence internationale de Paris qui s’est tenue au Louvre à l’initiative du Comité de Vigilance le 3 février, tout comme l’Université des Mondialisations des 4, 5 et 6 juin qu’a organisé à La Villette le GERM ont milité pour que l’impitoyable OMC ne l’emporte pas et ont refusé l’impuissance démissionnaire.

J’y ai moi-même agi, habité par l’idée de la nécessité d’une responsabilité publique en matière de culture et d’art, cette notion neuve et capitale mise en avant par les Etats Généraux de la Culture dès 1987 valable comme loi pour le secteur public et comme obligation d’intérêt général pour le secteur privé.

Je souhaite clore cet exposé de nécessaire élucidation, d’affranchissement de la clarté en remerciant les archéologues et leurs organisations syndicales d’avoir tant fait par l’action résolue, la pensée ouverte l’esprit de contenu et l’imagination créatrice. Et ils ne sont pas seuls. Rappelez vous cette grande émission télévisée sur France 3, L’Odyssée de l’Espèce réalisée par Jacques Malaterre, avec la coopération scientifique d’Yves Coppens, émission qui a créé un partenariat passionné à la dimension du pays et dont le Président de la République a tenu lui-même à féliciter les auteurs. C’est un éloge populaire à l’archéologie préventive.

Je me souviens aussi d’une lecture émerveillée de l’ouvrage fondamental d’André Leroi-Gourhan « Le Geste et la parole » qui a tant et si hautement à voir avec l’archéologie.

Je crois qu’il ne manque pas de bonnes paroles au ministère de la culture et alentours.

Puisse-t-il y avoir des gestes pour récuser la religion de l’économie et les codes de bonne conduite ne sont pas la solution comme on le voit dans ce qui se passe dans l’édition.

Il faut remplacer la religion de l’économie par une démarche à la Octavio Paz : « Les poètes, les romanciers, les penseurs - j’ajouterai les archéologues - ne sont pas des prophètes. Ils ne connaissent pas le visage de l’avenir. Mais beaucoup d’entre eux sont descendus au fond de l’âme des hommes. C’est là, tout au fond que repose le secret de la résurrection. Il faut le désenfouir. »

Un travail d’archéologue, non ?

Un travail des artistes aussi, ces archéologues de l’avenir !

Un travail de citoyens, considérés dans leur dignité encore, ces archéologues de la vie sociale vraie, derrière le rimmel des déclarations de M. Raffarin.

Je suis certain que d’ici Noël les Etats Généraux de la Culture sauront réunir tous ces acteurs, experts et experts du quotidien pour un rassemblement de réflexion et d’action sur la vie d’aujourd’hui, la vie de l’autre, la vie des autres qu’on ignore si fort, un peu comme celle d’ « Augustine », dans la grotte d’Arcy-sur-Cure, si chère à André Leroi-Gourhan, à qui je cède, pour conclure, la parole à propos de l’archéologie, « ce besoin si puissant de plonger vers les racines. »

« Les richesses archéologiques éveillent presque en chaque homme le sentiment d’un retour et il en est peu qui à la première occasion résistent à la tentation d’étriper la terre comme un enfant désarticule un jouet. » « L’analyse des sources (ce qui est doublement enfoui dans la terre et dans le passé) est peut-être plus lucide et certainement plus pleine si on cherche non pas seulement à voir d’où vient l’homme, mais aussi où il est, et où il va peut-être ».

Un dernier mot. Les archéologues sont des libérateurs de mémoire, mémoire qu’ils placent dans la société d’où l’immense qualité d’avenir de leur mouvement que je vous conseille d’écouter éperdument en ne foulant pas aujourd’hui la loi historique parce que fondamentale de janvier 2001.

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