Réforme de l’archéologie préventive

Publié le 17 juin 2003 à 18:50 Mise à jour le 8 avril 2015

par Ivan Renar

Monsieur le Président,
Monsieur le Ministre,
Chers Collègues,

La terre de notre pays est riche de la mémoire des femmes et des hommes qui y ont vécu et l’on façonné depuis des temps immémoriaux. Van Gogh disait : « j’aime mieux peindre les yeux des hommes que les cathédrales, parce qu’il y a dans les yeux des hommes quelque chose qui n’est pas dans les cathédrales si imposantes, si majestueuses soient-elles ».

Et justement, ce qui fait l’univers de l’archéologie et des archéologues, c’est qu’à côté de chaque objet, de chaque production, il y a l’homme, il y a des rapports sociaux, des modes et des espaces de vies, des identités individuelles et collectives, des pratiques culturelles.

Nous avons tous lu dans nos journaux des comptes-rendus de découvertes archéologiques, pour la plupart dues à l’archéologie désormais appelée « de sauvetage » ou même « préventive », celle qui tente de précéder les grands travaux : autoroutes, TGV, parkings, immeubles, ZAC. J’en rappelle quelques unes : les sépultures de chevaux près de Clermont Ferrand, la zone industrielle près d’Arras qui a révélé des fermes gauloises, un fort gallo-romain et des sépultures de la Grande Guerre, à d’autres découvertes encore. Des trouvailles étonnantes, multiples, qui ont enrichi, ou plutôt transformé nos idées sur la préhistoire, et la suite…

Pourtant ces découvertes se sont faites dans le plus complet désordre, jusqu’au moment où la France s’est dotée d’une loi, d’archéologie préventive, rejoignant ainsi les dispositifs dont s’étaient dotées depuis longtemps les grandes nations.

Néanmoins on ne dira jamais assez que « depuis 1950, il y a eu plus de ravages que de l’Antiquité à 1950 ». Depuis 2 ans, on pouvait penser que le patrimoine enfoui ne serait plus détruit consciemment, impunément.

Car le patrimoine archéologique appartient à tout le monde, c’est-à-dire à l’Humanité. Du passé ne faisons pas table rase !

Si l’on a admis que le patrimoine archéologique était une richesse collective, il paraît normal que ce soit la collectivité par le biais d’un service public de l’Etat qui le gère, l’étudie et le diffuse.
La loi du 17 janvier 2001, votée après 25 années de réflexion et d’âpres négociations dans le cadre d’une large consultation est considérée par les publics, les archéologues, les scientifiques et par un grand nombre d’aménageurs, comme une avancée majeure.
Elle donnait enfin à l’Etat un outil permettant de gérer ce patrimoine : l’INRAP.

Cet Etablissement Public récent est déjà unanimement reconnu par la communauté scientifique internationale comme étant le garant de la probité des recherches, plaçant ainsi la France à la pointe de la recherche archéologique dans le monde et suscite l’envie de la part des archéologues étrangers dont la discipline a déjà été soumise à l’ordre marchand.

Là est à mon sens le cœur de la problématique. Parlons-nous, et privilégions-nous par conséquent, de travaux publics et d’aménagement, ou de culture et de sciences ? Les deux ne sont pas antagoniques me direz-vous et je suis d’accord. Mais je vois bien, pour ma part, cette prédilection à privilégier l’un au détriment de l’autre. Rarement une loi, dont l’application est somme toute récente, n’aura été remise aussi vite en cause. Ce jugement hâtif, particulier -je remets en mémoire l’amputation budgétaire de l’hiver dernier, m’apparaît d’autant plus suspect que nous retrouvons des arguments à charge déjà avancés lors du débat parlementaire de mars 2000, avant même donc l’application de cette loi.

Faut-il conclure à l’opposé que tout soit parfait, que tout fonctionne comme il le faudrait ?

Non, des aménagements, des modifications sont nécessaires. Les archéologues eux-mêmes le reconnaissent.

Mais faut-il pour autant remettre en cause aussi fondamentalement la loi de 2001, faut-il engager l’archéologie préventive vers une voie qui mène à sa libéralisation et à sa privatisation ?

Un peuple sans racine, sans mémoire, est un peuple sans avenir. Dans le monde où nous vivons -il ne va pas bien, mais il n’y en a pas d’autre et c’est le nôtre disait SARTRE- il y a un besoin de repères, de la compréhension, de l’assurance que peut apporter la connaissance de notre passé collectif. Une telle dynamique est essentielle afin de mener toujours plus résolument la nécessaire mutation de nos territoires en mouvement. Il s’agit bien en effet de conserver les traces et la mémoire d’époques désormais révolues tout en écrivant les nouvelles pages d’une histoire à construire, à inventer ensemble.

L’avenir de la société est nourri du présent et de la création présente mais aussi de l’assimilation critique de l’héritage du passé. Comment vivre avec son temps sans penser au futur et sans pour autant insulter le passé ? Etre héritier au sens fort du terme, n’est-ce pas préserver et faire fructifier l’acquis en faisant pour cela hardiment appel à la novation ? N’est-ce pas en quelque sorte se souvenir de l’avenir ?

Actuellement, seulement 10 à 30 % des sites archéologiques menacés par les travaux d’aménagement du territoire sont fouillés avant leur destruction.

Les autres sont purement et simplement détruits. Un peu comme si lors de la découverte fortuite d’une bibliothèque antique, on décidait froidement de brûler 80% des manuscrits avant de savoir ce qu’ils contiennent.

En disant cela, je pense aussi aux conséquences des guerres en Géorgie, en Irak, en Egypte…
L’archéologie ne peut donc pas être un produit comme un autre. Voilà pourquoi je plaide pour son maintien dans le champ de ce que nous appelons l’exception culturelle. Ce n’est malheureusement pas l’objectif de ce projet.

Déjà concrètement, l’INRAP, Etablissement Public Administratif, à peine vieux de neuf mois, a déjà été amputé du quart de ses ressources et de 600 de ses employés. Or, ces personnels représentaient selon les régions, entre 30 et 40% des effectifs de terrain. Un chiffre représentatif pour la seule région Nord-Pas de Calais, forte de ses 4 millions d’habitants, où les effectifs de l’INRAP sont de 60 personnes.

Les délais de diagnostics et de fouilles se sont rallongés proportionnellement au manque de personnel, ce qui comme prévu par les conventions, a condamné l’INRAP à verser des pénalités de retard sur la remise des terrains aux aménageurs.

L’amendement de -25% a finalement eu l’effet inverse de celui supposé et actuellement de grands chantiers sont bloqués faute de moyens et surtout de personnels.

Je ne m’étendrai pas ici sur le fait que le budget de l’INRAP s’est vu également grevé des indemnités de chômage des CDD remerciés, qui incombent à l’établissement et non aux ASSEDIC.

L’établissement public chargé de l’étude des sites archéologiques préalablement à leur destruction par des travaux a, en conséquence, cessé tout recrutement de contractuel. Plus de 500 archéologues sont aujourd’hui au chômage. Des dizaines de fouilles archéologiques sont arrêtées, les chantiers de travaux publics ou d’aménagements concernés sont gelés.

L’INRAP n’a pu adopter son budget 2003 et vous ne lui donnez aucune chance alors qu’il était convenu que son premier bilan serait étudié fin 2003.

La Loi du 17 janvier 2001 a constitué une avancée majeure dans l’histoire de la recherche archéologique française en inscrivant dans le droit français le caractère d’intérêt général de l’archéologie préventive et en instituant le financement d’une mission de service public.

L’archéologie préventive ne devrait donc pas être vécue comme une limitation de la liberté d’entreprendre, mais bien comme une étape incontournable et nécessaire du développement de l’aménagement de notre pays et comme un atout.

Je veux également insister sur un aspect peu souligné : celui de la valorisation des fouilles et des restitutions des découvertes. C’est une des grandes frustrations des archéologues de ne pouvoir, faute de temps, de moyens et d’argent, accomplir cette mission qui leur est pourtant dévolue.

C’est un manque à gagner culturel, scientifique important pour la population, pour les enfants alors que l’on pourrait imaginer de très nombreuses actions de sensibilisation en leur direction.
Mais c’est aussi, je le pense, un élément très important qui permettrait de répondre à la question sous tendue en réalité quand apparaissent des désaccords, des incompréhensions : à quoi cela sert-il, en quoi est-ce utile ?

Poser ainsi cette question de l’utilité de l’archéologie préventive, de l’archéologie en général, de la connaissance de notre passé, c’est déjà aborder autrement les choses que sous les aspects du temps, ou du coût.

A titre indicatif, le coût de l’archéologie préventive pour 2002 a représenté 0,7/1000 de la somme totale engagée dans les travaux d’aménagement du territoire.

Avouez que pour un patrimoine aussi précieux, cela est bien peu cher payé !

La redevance imposée par la Loi aux « entrepreneurs », selon le principe « pollueur-payeur », ou plutôt casseur-payeur, est ce qui suscite les demandes de modification de la Loi depuis l’examen du budget 2003.

Et même si une fouille archéologique coûte cher (tout a un coût, une fouille comme un rond-point ou le mètre carré linéaire d’une autoroute, or personne ne remet en cause le prix d’un rond-point), est-ce une raison pour détruire un site archéologique ou en bâcler l’étude ?

Bien sûr, dit-on, dans les débats, « on nous taxe pour ne rien trouver d’intéressant », mais c’est là ne pas comprendre le principe même de la recherche et de son impossibilité intrinsèque d’être rentable selon les critères d’un marché volatile.

En ne donnant pas le temps à l’INRAP de trouver ses marques entre son rôle de coordination de la carte archéologique française et sa nécessaire collaboration avec les instances territoriales, vous ne permettez pas un vrai bilan d’application de la loi et des modifications réglementaires intéressantes pour toutes les parties en jeu.

La déstabilisation du dispositif issu de la loi de 2001 va dans le sens d’une logique idéologique d’ensemble qui veut que l’Etat se désengage même des questions culturelles et les livre aux aléas d’une gestion comptable d’entreprises grandes, moyennes et petites sans vouloir considérer la complexité des cascades de conséquences que cela fait naître : le transfert de la maîtrise d’ouvrage de l’Etat aux aménageurs, la mise en concurrence commerciale des opérations de fouille, la dislocation de la chaîne opératoire, la remise en cause des services archéologiques des collectivités territoriales.

Tout le monde s’accorde à dire que le mode de calcul de la redevance fouille est à revoir parce-qu’il s’avère trop élevé pour les fouilles rurales et trop faible pour les fouilles urbaines qui sont toujours plus complexes.

Les réformes proposées appuyées par la loi sur la décentralisation entraîneront la fin des prérogatives de l’Etat en matière de prescriptions, de protection et d’études en matière d’archéologie préventive.

Elles ne corrigent nullement la disparité entre fouilles rurales et urbaines.
Elle n’élargit pas non plus l’assiette de la redevance.

En revanche, elles tronçonnent la chaîne opératoire en décidant que les diagnostics, la fouille proprement dîte et l’étude scientifique pourront être réalisés par des organismes différents, laissés au choix de l’aménageur.

En effet, s’il est prévu que les diagnostics restent du domaine d’un établissement public à caractère Industriel et Commercial, les fouilles proprement dîtes seraient soumises à appel d’offre vers des opérateurs tant publics que privés avec un retour à la négociation au coup par coup.
D’emblée, pour m’inquiéter de la faiblesse en nombre des services archéologiques des collectivités locales. La région Nord-Pas de Calais est une des plus fournies, avec l’Ile de France : il y a en tout et pour tout 4 services d’archéologie préventive.

Peut-on sincèrement espérer que les collectivités territoriales, en prise déjà avec de nombreuses difficultés financières, se lancent dans la création de tels services ?
Ensuite cela prendra beaucoup de temps.
Cette forme de travail morcelé entraînera la perte de données essentielles aux travaux de recherche scientifique, dispersera les collections dont la propriété reviendra aux acteurs privés et ne permettra pas une diffusion scientifique et publique des données et des objets recueillis.

Et puis, il est fort à craindre dans cette configuration, que l’intérêt scientifique d’un site fasse peu de poids face aux délais de libération des terrains.

Ce serait aussi le retour à une précarisation du travail et à la dissimulation des résultats de la recherche par des équipes désormais en concurrence.
L’archéologue ne doit-il devenir qu’un prestataire de service qui purge les sols des matières de mémoire qu’ils recèlent ? un balayeur du passé qui campe sur les chantiers sans statut ni couverture sociale ? un ermite du passé ?

Enfin, ces réformes risquent de créer des inégalités entre les aménageurs.

En effet, alors que partout en France plus aucune embauche n’est possible à l’INRAP depuis le mois de janvier, les ministères des Finances et de la Culture ont exceptionnellement autorisé le recrutement de personnes sous contrat à durée déterminée sur le chantier de l’Itinéraire à Grand Gabarit de l’A380 (Toulouse), afin de lever l’hypothèque archéologique dans les plus brefs délais.

Ce passe-droit, exclusivement fondé sur d’énormes enjeux économiques générés par la construction du nouvel Airbus, est de très mauvais augure autant pour les aménagements de moindre portée économique ou politique que pour le devenir de notre patrimoine.

Or, comme dans beaucoup d’autres domaines, si on ne peut plus revenir en arrière, on peut prendre les mesures nécessaires à une autre façon de procéder et même de penser afin de prendre le temps de copier les pages des incunables que révèle nos chantiers modernes avant de les brûler ou de les recouvrir de béton.
Progrès et civilisation ne rime pas forcément avec profits, mais avec coûts intégrés et investissements collectifs.

Vous proposez une mise en concurrence de l’archéologie préventive. A l’étranger, en Grande-Bretagne en particulier, tous les systèmes mis en place dans un cadre concurrentiel ont échoué parce que le moins disant a toujours été le moins performant en termes de résultats scientifiques.

L’INRAP connaît bien les progrès qu’il lui reste à accomplir, mais une chose est certaine, la structure offre de meilleures garanties : aux organes de direction, aux conseils scientifiques de déterminer les politiques adéquates, en collaboration avec toutes les forces vives de l’archéologie française : Universités, le CNRS, service des collectivités locales, les associations.

Dans ces temps de décentralisation, ou plutôt de transfert des charges, j’appelle à une véritable réflexion avant que l’Etat n’abandonne ou ne délègue telle ou telle de ses responsabilités, appelés du vilain mot de « régaliennes » dont le patrimoine et l’archéologie font partie. Dans le monde, en Europe en particulier, là où les structures régionales sont ancrées dans un passé ancien (à la fois historique et administratif), le patrimoine est apprécié, protégé, voire aimé. Ailleurs, c’est la catastrophe permanente.

Enfin, il faut donner les moyens de mieux faire connaître, mieux diffuser les résultats, parfois extraordinaires, qu’a produit l’archéologie préventive. Ce sera la meilleure façon de la promouvoir. A ses acteurs d’y consacrer leur temps, aux médias d’aider s’ils le peuvent, ou s’ils le veulent. J’ai noté, pour m’en féliciter, que l’aspect qui a le plus intéressé et passionne la population dans les manifestations organisées par les archéologues, ce sont les expositions relatant, expliquant les fouilles et montrant le résultat de ces fouilles.

Pour conclure, je reviens au début de mon propos. Nos concitoyens ont besoin d’un passé, c’est important de chercher la souche, le terroir, les racines. Surtout à une époque où ressurgissent les vieilles peurs millénaristes et où le développement de la science et des techniques inquiète.

Il est assez attristant de voir qu’un grand pays comme le notre ne donne pas les moyens aux professionnels de faire leur travail, en ne permettant pas d’exhumer les restes qui sont encore sous nos pieds. Des restes qui font, par essence, partie d’un patrimoine mondial non renouvelable.
Il y a parfois un manque d’information du public sur l’intérêt de l’archéologie, une méconnaissance, voire une désinvolture au vu des petits bouts de poterie et des petits cailloux ramassés. Ils nous apportent pourtant la dimension du temps, l’expérience du passé, l’humanisme, la connaissance des gens d’avant, aussi importante que celle des gens d’ailleurs.
Ils apportent, par ce fait, la tolérance et la connaissance tout court.

Il faut cesser de considérer l’archéologie comme un luxe. Ce qui disparaît ne réapparaît jamais plus.
Et pour terminer, je voudrais rappeler, avec Victor Hugo, cité par Yves COPPENS dans un article du Monde il y a quelques semaines : Victor Hugo qui réclamait « une loi pour l’œuvre collective de nos pères, un loi pour l’histoire, une loi pour l’irréparable qu’on détruit, un loi pour ce qu’une nation a de plus sacré après l’avenir, un loi pour le passé. » (1825 !)
Hélas, nous en sommes loin !

Ce n’est absolument pas ce que nous propose cette loi bâclée et bien mal inspirée. Nous pensons qu’il faut revoir la copie, Monsieur le Ministre, c’est pour ces raisons que nous déposerons une question préalable qui sera défendue tout à l’heure par mon ami Jack RALITE.

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