Projet de loi de programme pour la recherche

Publié le 16 décembre 2005 à 08:04 Mise à jour le 8 avril 2015

Monsieur le Président,

Monsieur le Ministre,

Monsieur le Président de la Commission spéciale,

Chers Collègues,

La Recherche et l’Enseignement Supérieur constituent des enjeux de civilisation que l’on ne saurait traiter à la légère. Alors que le monde évolue de plus en plus vite et dans une complexité grandissante, il faut plus que jamais chercher, s’interroger, comprendre, inventer. Ces enjeux, parce qu’ils sont la condition même du futur de l’Humanité, ne peuvent être pensés sur le court terme. Les économies réalisées aujourd’hui pénaliseront les générations à venir, confrontées à de nouveaux défis que la science, faute de moyens, n’aurait pu appréhender. Tenter d’imposer d’une manière exclusive une certaine conception de la recherche limiterait l’aptitude de la science à s’adapter à un avenir que personne n’est en mesure de prévoir. Ce n’est pas sur ce type de chemin que le gouvernement a décidé de s’engager.

Après deux ans de mobilisation sans faille, la communauté scientifique a pris connaissance du projet de loi de programme pour la Recherche, rebaptisé « Pacte pour la Recherche ». La déception des chercheurs et enseignants chercheurs est immense, à la hauteur des espoirs qu’ils avaient nourris. Personne ne réclamait le statu quo. Tous souhaitaient une profonde réforme du système national de Recherche et de l’Enseignement Supérieur, réforme pour laquelle ils avaient émis un grand nombre de propositions concrètes et réalistes ; ils se voient aujourd’hui proposer un texte d’ampleur très restreinte, lourd de menaces pour l’avenir de la Recherche. Des Assises de Grenoble, qui avaient pourtant permis de déboucher sur un large consensus, il ne reste que le vocabulaire. A l’exact opposé de leur projet, l’esprit inhérent à ce texte de loi érige l’innovation, la recherche à court terme au rang des priorités de la Nation. La recherche fondamentale y est très clairement négligée. L’essentiel de l’effort financier apparaît tourné en direction du secteur privé ; la recherche publique, affaiblie par des restrictions budgétaires successives très partiellement compensées par les budgets de rattrapage de ces dernières années, doit désormais répondre prioritairement aux besoins des entreprises et du marché. Qu’on me comprenne bien : il ne s’agit pas de créer une séparation arbitraire entre recherche fondamentale et recherche appliquée : les deux sont indissociables et se nourrissent l’une de l’autre.

En outre, l’Enseignement supérieur a été totalement écarté du projet de réforme de la Recherche alors même que ces deux activités, menées conjointement au sein de l’université, se nourrissent, elles aussi, l’une l’autre et sont inséparables.

De tous temps, savoir, progrès et liberté ont été liés. Avec cet humour distancié propre aux scientifiques, le Professeur Axel Kahn nous dit : « la science est l’entreprise de l’esprit dont le but est d’accéder à la connaissance, en particulier celle des lois de la nature. Ses moyens sont la raison, le langage, l’observation et souvent la mesure. L’aptitude à la connaissance est universelle ; c’est même l’une des caractéristiques anthropologiques de l’homme qu’il est possible de définir comme un primate curieux, ayant les moyens de connaître, de comprendre et de léguer ce qu’il a appris à ses successeurs ». Alors, Monsieur le Ministre, qu’en est-il de la continuité connaissance recherche dans la loi que vous nous présentez ?

Votre projet révèle l’absence de confiance du gouvernement en la communauté scientifique. Celle-ci n’a aucunement été entendue et, encore moins, associée à l’élaboration de la loi. Plus grave encore, le gouvernement a clairement exprimé sa défiance à l’égard des chercheurs en choisissant de soumettre leurs activités aux seules décisions de l’autorité politique, unique responsable du pilotage de la recherche.

Face aux nombreuses lacunes, au manque criant de volontarisme du projet de loi de programme pour la Recherche, il nous faut tracer une autre feuille de route pour ce secteur essentiel au devenir de notre pays. Et c’est en s’appuyant sur les chercheurs eux-mêmes, en prenant en compte les réflexions issues des Assises de Grenoble que l’on parviendra à impulser ce nouvel élan.

La démocratie ne saurait s’accommoder de contingences relevant des principes, devenus sacro-saints, d’efficacité, de compétitivité ou de rentabilité. Aussi est-il indispensable que la communauté scientifique, la société civile et le Parlement soient associées à la définition des grands axes de recherche. Cela implique qu’ils soient représentées dans les instances telles que l’Agence d’Evaluation de la Recherche ou le Haut Conseil de la Science et de la Technologie. Pour garantir la pertinence et l’objectivité de leurs décisions, celles-ci doivent impérativement être indépendantes de l’autorité politique. Il est ainsi plus que souhaitable que leurs membres soient élus, ou à défaut proposés, par leurs pairs et non nommés unilatéralement par l’Etat. Il faudra par ailleurs veiller à ce que la parité femmes - hommes soit respectée dans ces instances de décisions comme à tous les niveaux du système de recherche. A ce sujet, je voudrais quand même rappeler que la place réservée aux femmes est le meilleur indice du développement d’une société. Le silence de la loi sur ce sujet est assourdissant, Monsieur le Ministre.

Par ailleurs, le Haut Conseil doit disposer du pouvoir d’auto - saisine. Dans un souci de transparence et de respect du droit d’information des citoyens, les conclusions de ses travaux doivent être rendues publiques.

La communauté scientifique doit être représentée à tous les niveaux de décision, d’où la création d’un Conseil scientifique de l’Agence Nationale de la Recherche dont les membres seraient issus de l’ensemble des disciplines. Un tel Conseil permettrait de légitimer l’existence même de cette agence aujourd’hui perçue comme étant le pilier de la refonte de la Recherche publique.

Il s’agit en outre de revoir le rôle accru de l’Agence dans la programmation scientifique. Si les agences sont en mesure de soutenir les projets liés à l’innovation, les organismes sont bien mieux adaptés pour la recherche parce qu’ils offrent aux laboratoires la possibilité d’inscrire leurs travaux dans des perspectives à plus long terme, grâce aux contrats quadriennaux. A ce sujet, on notera qu’en 2005, les appels à projet de l’ANR n’ont concerné que peu ou prou les travaux de Recherche fondamentale. Il sera donc nécessaire d’opérer, dès 2007, un important rééquilibrage des moyens répartis entre l’ANR et les structures de Recherche au profit de ces dernières.

Plus globalement, il est urgent de reconsidérer la question des moyens financiers consacrés à la Recherche. La programmation proposée demeure floue et nettement insuffisante. Compte tenu de l’inflation et de la croissance du PIB, le financement public de la recherche ne connaîtra aucune progression. Pour atteindre l’objectif de Lisbonne, il manquera au moins 10 milliards d’euros. Aussi le budget de la recherche publique doit-il être significativement augmenté dès 2007. D’ici à 2010, il importe de doubler les moyens des établissements de recherche et des universités. D’où la nécessité d’inscrire dans le Pacte, une programmation à hauteur des besoins, faisant apparaître, chaque année, le montant des crédits budgétaires et la réaffirmation du caractère prioritaire du financement de la Recherche publique. L’Etat peut en outre agir plus résolument en faveur de la relance de l’effort des entreprises dans la recherche appliquée et l’innovation mais encore faut-il que les effets des mesures engagées en ce sens puissent être évalués. Et pour être bien clair, il ne peut y avoir de recherche privée valable qui ne s’adosserait pas à une grande recherche publique.

Remédier à l’insuffisance des moyens matériels et financiers des universités et des labos permettrait en partie de renforcer la Recherche, de la rendre plus attractive. Parallèlement, il faut impulser de grandes mesures en faveur de l’emploi scientifique : en premier lieu, il apparaît indispensable d’inscrire dans le Pacte un plan pluriannuel de l’emploi statutaire, les CDD et autres emplois temporaires n’étant pas adaptés à la nécessaire continuité des travaux scientifiques. Cela est d’autant plus urgent que, dans les dix prochaines années, la moitié des chercheurs partiront en retraite. Le simple remplacement des départs à la retraite ne permettra pas d’atteindre l’objectif de Lisbonne. Pour y parvenir, 4500 à 5000 emplois devraient être créés chaque année d’ici à 2016.

Dans un contexte de désaffection des filières scientifiques et de crise des vocations, l’Etat doit engager un effort sans précédent pour promouvoir les métiers de la recherche. Un signal fort adressé à notre jeunesse consisterait à revaloriser le montant des allocations de recherche en tenant compte de l’évolution de l’inflation. Parallèlement, leur nombre doit être significativement augmenté car, à l’heure actuelle, seul moins d’un cinquième des thésards bénéficient de ces allocations. Pour en finir avec la précarité des doctorants et post-doctorants qui, faut-il le dire, forment l’avenir de notre recherche, il est grand temps de définir un statut social du jeune chercheur et d’en finir avec le système des libéralités.

Plus attractive, notre Recherche doit aussi gagner en lisibilité. Son organisation doit être revue en profondeur. En premier lieu, il faut particulièrement veiller à ce que les dispositifs nouvellement créés ne se concurrencent pas.

Ainsi les Pôles de Recherche et d’Enseignement Supérieur, conçus, à l’origine, pour améliorer la coopération pluridisciplinaire entre universités, grandes écoles et organismes, seront-ils phagocytés par la création des Campus de Recherche thématiques, pôles d’excellence drainant l’essentiel des financements. Ces « campus » briseront les liens établis entre l’Enseignement Supérieur et la Recherche et affaibliront considérablement les disciplines économiquement non rentables. On peut par ailleurs légitimement craindre que les régions ne disposant pas de puissants pôles de recherche soient privées de telles structures. Pour toutes ces raisons, les « campus » ont reçu un accueil réservé de l’ensemble des chercheurs et des universitaires mais aussi par le Conseil Economique et Social. Il est donc impératif d’abandonner ce dispositif pour ne garder que les PRES qui répondent à un réel besoin de mise en relations des divers acteurs présents sur un même territoire et permettront de renforcer les liens entre Enseignement Supérieur et Recherche. En atteignant une masse critique suffisante, les universités et les labos de recherche bénéficieront d’une meilleure visibilité sur le plan international et deviendront par conséquent plus attractifs.

Sur le plan de l’évaluation, le projet de loi de programme, là encore, contribue à complexifier, voire opacifier, le système existant. Le gouvernement entend créer une Agence d’Evaluation de la Recherche censée chapeauter tous les dispositifs d’évaluation, tant des personnels que des institutions (laboratoires, universités, organismes, programmes). Mais le flou le plus complet règne sur sa mise en œuvre. Va-t-elle s’appuyer sur le Comité National de la Recherche Scientifique, sur son équivalent à l’Inserm et sur le CNU pour constituer les équipes d’évaluation, ou procéder par nomination autoritaire d’experts ? Un tel procédé serait en contradiction avec les critères d’une bonne évaluation : collégiale, par les pairs, réalisée au niveau national, conjointe entre celle des individus et celles des structures où ils travaillent... et réalisée par des experts représentatifs, ce qui suppose une part importante d’élus des scientifiques aux côtés des experts nommés par les directions. De même, une généralisation des comités de visite des laboratoires est souhaitable.

Un mot sur l’organisation de la Recherche au niveau européen, sujet totalement absent du Pacte alors que la France devrait être l’un des moteurs de la construction d’un espace européen de la Recherche. En ce sens, elle pourrait promouvoir la création d’un conseil européen de la recherche chargé de définir quelques grands programmes stratégiques transnationaux tels que les très grands équipements à développer à l’échelle du continent.

François JACOB définissait de façon imagée, science de jour et science de nuit, les deux aspects fondamentaux et inséparables de la science, écrivait : « La science de jour met en jeu des raisonnements qui s’articulent comme des engrenages, des résultats qui ont la force de la certitude. On en admire la majestueuse ordonnance comme celle d’un tableau de Vinci ou d’une fugue de Bach. On s’y promène comme dans un jardin à la française. Consciente de sa démarche, fière de son passé, sûre de son avenir, la science de jour avance dans la lumière et la gloire. La science de nuit, au contraire, erre à l’aveugle. Elle hésite, trébuche, recule, transpire, se réveille en sursaut. Doutant de tout, elle se cherche, s’interroge, se reprend sans cesse ». Vouloir dissocier ces deux aspects et privilégier la seule « science de jour » relèverait d’une méconnaissance absolue de ce qu’est la recherche. Dit d’une autre façon, l’innovation, la recherche appliquée ne peuvent se développer sans articulation avec une Recherche fondamentale forte.

Monsieur le Ministre, votre réforme de la Recherche n’est pas recevable parce qu’elle manque d’ambition et relève d’une conception utilitariste de la recherche, nocive pour l’avenir de notre pays. Il importe de la transformer en profondeur ; aussi j’espère qu’elle sera largement amendée. Tel est le sens et l’esprit des amendements présentés par le groupe CRC. Sur une question aussi essentielle, l’intérêt supérieur du pays doit primer sur les logiques partisanes. Les acteurs de la Recherche, l’opinion publique, attendent beaucoup des élus de la Nation qui décideront, en conscience, de l’avenir à long terme de la Recherche dans notre pays.

Pour reprendre les propos de Montaigne : « quand bien même nous pourrions être savants du savoir d’Autrui, au moins sages ne pouvons être que de notre propre sagesse ». Mes chers collègues, c’est à votre sagesse que j’en appelle pour modifier ce projet de loi dans le sens souhaité par la très large majorité des acteurs de la Recherche. Mes chers collègues, soyez des semeurs de désordre, au moins, je vous rassure, au sens thermodynamique du terme.

Sur le même sujet :

Education et recherche

À la une