Projet de loi d’orientation sur l’avenir de l’école : exception d’irrecevabilité

Publié le 15 mars 2005 à 00:00 Mise à jour le 8 avril 2015

par Ivan Renar

Monsieur le Président,
Monsieur le Ministre,
Chers collègues,

Ce projet de loi nous est présenté comme un vaste dispositif législatif permettant de mettre un terme à l’échec scolaire. En réalité, les dispositions inscrites dans cette loi ne garantissent en aucune manière l’égalité des chances au sein du système éducatif et ne contribuent pas à réduire les inégalités d’accès à l’éducation. Bien au contraire, en occultant la question des moyens, en éludant le problème de la carte scolaire, en reléguant les disciplines artistiques au rang de matières optionnelles, entre autres, elle risque de les aggraver.

Tout le monde partage le constat d’une école, aujourd’hui plus qu’hier, confrontée au renforcement des inégalités sociales et culturelles, à la violence, à la montée des communautarismes. Il est difficile d’admettre que plus de 150.000 jeunes sortent du système scolaire sans aucune qualification : l’échec scolaire demeure comme une blessure à notre flanc.
Face aux problèmes posés à l’école, il est clair qu’une vaste réforme du système éducatif est nécessaire. Cependant, celle-ci ne saurait se faire sans véritable dialogue avec la communauté éducative. La tentative de concertation, dans le cadre de la commission Thélot, a fait long feu, le gouvernement ayant opté pour un passage en force de son projet de refonte de l’école, passant outre les recommandations du Conseil supérieur de l’éducation et du Conseil national de l’enseignement supérieur et de la recherche qui recommandaient de réexaminer ce projet de loi.

Monsieur le Ministre, vous n’avez pas non plus souhaité entendre les demandes des lycéens, particulièrement mobilisés pour préserver et renforcer la qualité des enseignements dispensés au sein de l’Education Nationale. Car ceux-ci, même s’ils ne sont que de passage, se pensent à juste titre dépositaires de l’avenir du système éducatif. Et ne considérez pas ces jeunes comme une population turbulente à mettre au pas. Ils étaient sortis dans la rue au lendemain des résultats du premier tour de l’élection présidentielle pour manifester leur refus de la haine et de la xénophobie ; aujourd’hui, ils sont à nouveau dans la rue parce qu’il y a là encore une nouvelle urgence pour eux...
Vous avez également dédaigné les organisations représentatives du corps enseignant qui, unanimement, avaient fait part de leur opposition à ce texte et avaient proposé d’autres pistes de travail et de réflexion. Il ne faut pas s’y tromper : la colère des enseignants ne peut se réduire à l’expression d’une simple frilosité corporatiste ; elle traduit le mal-être des équipes pédagogiques qui se sentent méprisées, rendues coupables de tous les maux que connaît l’école, alors qu’elles tentent, tant bien que mal, avec des moyens en constante diminution, de remédier quotidiennement aux difficultés de leurs élèves.
Les parlementaires peuvent en témoigner, eux qui, sur le terrain, observent les conséquences désastreuses des suppressions de postes au sein de l’Education Nationale. Au-delà des clivages partisans, nombreux sont ceux qui vous demandent de reconsidérer vos décisions.
Les recteurs et inspecteurs d’académie eux-mêmes jugent que la rentrée prochaine sera extrêmement difficile, au vu de dotations largement insuffisantes.
L’expérience des enseignants, le témoignage des élèves et de leurs parents, les conclusions de travaux scientifiques, tout démontre que la lutte contre l’échec et les inégalités scolaires nécessite de mettre en œuvre d’importants moyens financiers mais surtout humains. Le gouvernement prétend assurer la réussite de chaque élève. Dont acte. Il reste que la question des moyens, pourtant cruciale, est absente de votre projet de loi et que de nouvelles suppressions de postes sont déjà prévues pour la rentrée 2006. Celles-ci s’ajouteront aux nombreuses mesures de rigueur qui ont déjà touché l’école et dont on constate les effets négatifs dès à présent comme le non-remplacement de quelque 10.000 surveillants et la suppression des emplois jeunes au sein de l’Education Nationale.
Dans le même ordre d’idée, comment comptez-vous mettre en œuvre le « programme personnalisé de réussite scolaire » et le dédoublement des classes pour l’enseignement des langues vivantes tout en continuant tambour battant à supprimer des postes d’enseignants ? comment pensez vous renforcer le collège, qualifié par vous-même de « maillon faible » de notre système éducatif, alors que vous diminuez fortement les moyens qui lui sont attribués ?
Et comment faut-il interpréter les baisses drastiques des effectifs enseignants du second degré dans des académies telles que celles de Lille et de Nancy-Metz qui comptent beaucoup de ZEP et de zones sensibles ? Peut-on admettre que, sous prétexte de réduire les écarts en matière de taux d’encadrement des élèves, le Nord - Pas-de-Calais et la Lorraine perdent respectivement 900 et 500 postes alors que l’avenir de ces régions économiquement et socialement sinistrées dépend des jeunes générations qui devront être hautement qualifiées ?

A l’inverse du nivellement par le bas aujourd’hui mis en œuvre, ne faudrait-il pas saisir l’opportunité que constitue la baisse démographique actuelle pour mener des expériences inédites ? De récents travaux scientifiques et la pratique des enseignants ont permis d’établir une relation directe entre la taille des classes et la réussite des élèves. Aussi je vous propose de maintenir les effectifs existant pour améliorer le taux d’encadrement des élèves et mettre fin aux classes surchargées. Il est fort à parier que le dédoublement des classes, notamment pour l’enseignement des langues vivantes, et l’individualisation des mesures de soutien et d’aide aux devoirs gagneraient en efficacité et permettraient d’avancer significativement vers la solution du douloureux problème de l’échec scolaire.

Les inégalités géographiques reflètent les inégalités sociales. Or le projet de loi n’aborde pas le problème de la carte scolaire : celle-ci constitue le révélateur social des maux de l’école. Le recrutement des élèves en fonction de leur domicile contribue en effet à importer les inégalités sociales et culturelles au sein de l’école. En outre, le principe de mixité sociale a été souvent contourné par la pratique des dérogations, sous couvert de choix d’options. Ainsi peut-on observer que les usages sociaux de la carte scolaire produisent des « initiés » ou des « relégués ».

Pour remédier à cette situation, il faudrait certainement s’interroger sur l’offre éducative en terme d’enseignements optionnels (langues anciennes, langues vivantes autres que l’anglais, etc.). Je pense en particulier qu’il est indispensable que l’enseignement de la langue arabe soit proposé à l’école. L’Education Nationale ne saurait nullement se satisfaire de la situation actuelle où l’enseignement de l’arabe est pris en charge par le milieu associatif, parfois perméable à l’idéologie islamiste.

Cela dit, votre projet se fonde sur la conception d’une scolarité resserrée autour de compétences de base. La définition d’un socle commun révèle une volonté politique de réduire le coût d’un système éducatif que vous jugez comme étant trop dispendieux. L’utilisation de cette idée d’un « indispensable minimum » permet de réduire l’offre en terme d’options, de reléguer certains enseignements au rang de disciplines secondaires.
Monsieur le Ministre, toutes les disciplines participent de la construction de la personnalité et de la citoyenneté. L’apport de chaque enseignement ne saurait être minoré. Sachons écouter les témoignages d’enseignants qui nous parlent de l’épanouissement de certains de leurs élèves, faibles en mathématiques ou en français, mais révélant un véritable talent artistique ou sportif leur permettant de rattraper leur retard. C’est pourquoi il apparaît essentiel de redéfinir ce que doit être une culture scolaire commune de haut niveau accessible à chaque élève.

Devant un monde de plus en plus complexe, n’est-il pas paradoxal de vouloir réduire le socle commun des connaissances aux rudiments même de l’école depuis toujours : écrire, lire, compter ? Aborder l’enseignement par le plus petit dénominateur commun, n’est-ce pas faire peu de cas des potentialités pourtant gigantesques de chacun de nos enfants ? J’y vois un recul de civilisation qui revient à renoncer à donner la meilleure part d’elle - même à l’ensemble de notre jeunesse.
Comment vivre, sans poésie, sans peinture, sans histoire, sans sciences, sans con-sciences ? Cela me fait penser à Tadeusz KANTOR à qui on demandait : « à quoi ça sert le théâtre ? » et qui répondait « le théâtre, c’est comme l’amour, ça ne sert à rien mais comment vivre sans ? »
Vous mettez les enfants au régime ! Moins de nourritures intellectuelles et de pensées sensibles, c’est le bol « élémentaire ». On donne la règle du jeu à tout le monde mais on réserve les bonnes cartes à quelques uns seulement ! Est-ce bien démocratique ? Vous savez, dans son film « l’esquive », le cinéaste Abdellatif KECHICHE nous fait découvrir les lettres de noblesse dont chaque jeune est porteur. Les professionnels du cinéma ont attribué le César du meilleur film à ce réalisateur car son œuvre témoigne par le verbe insolent de Marivaux que le langage est bien un pouvoir dès lors qu’il est maîtrisé. L’Homme est langage et il ne naît véritablement au monde qu’avec la capacité de s’exprimer.
L’enseignement, l’éducation sont vraiment des défis de notre temps ! Quand les têtes s’emplissent de divertissements décervelants, quand la culture marchande de loisirs mondialisés ne propose que de la consommation déshumanisante, le devoir impérieux du service public de l’enseignement est de renforcer sa politique en matière de formation de l’imaginaire, de la sensibilité et de l’esprit critique. Une société qui abandonne ses principes d’élévation de l’individu, une démocratie qui renonce à ce que chaque homme, chaque femme demeure des citoyens debout se condamne elle-même. Au delà du système éducatif, la réforme que vous conduisez aura des répercussions profondes sur l’ensemble de la société. On ne brade pas l’héritage du siècle des Lumières sans conséquences. L’éducation comme la culture sont porteurs d’émancipation personnelle et collective. Comme l’a si bien dit Condorcet : « il n’y a pas de liberté pour l’ignorant ». Alors que l’on assiste à un retour en force de l’obscurantisme, les jeunes n’ont jamais eu autant besoin d’avoir recours au pluralisme des savoirs humanistes pour apprendre à penser par eux-mêmes. Votre loi revient à mettre notre éducation nationale en service minimum. Après le RMI, les minima-sociaux, voici l’école minimum ! Votre projet se moule comme un gant au dogme libéral qui conduit une partie de plus en plus grande d’hommes et de femmes à la mise à l’écart de l’échange social mais aussi de l’échange symbolique sans lesquels la vie n’est pas la vie. Or le droit, comme le respect, ne se divise pas, et vous savez bien que le monde du peu se satisfait finalement de la démocratie du petit : un tout petit peu de sous, un tout petit peu de savoir, un tout petit peu de bonheur, un tout petit peu d’école ! un RMI de vie quoi !
L’échec scolaire, on l’a vu, est une terrible réalité et il faut tout faire pour l’éradiquer. Vous voulez nous faire croire que c’est parce qu’il y aurait trop de matières enseignées. C’est faux et les lycéens ne s’y trompent pas : ils ont envie d’avoir le choix : des maths, du sport, du français, des langues vivantes, du théâtre avec des artistes, de l’histoire - géographie, de la philosophie, des sciences… J’ajouterai même qu’ils en réclament. Ils sont bien placés pour savoir ce qui ne va pas dans leur établissement et ce qu’ils revendiquent à juste titre, ce n’est pas moins d’offre des savoirs, c’est plus de moyens, plus de profs, des profs mieux formés, plus de surveillants, des classes à petit effectif. Ils ne demandent que les conditions de la réussite pour tous. Et parce qu’il ne veulent pas d’une vie au rabais, ils ne veulent pas d’une éducation bas de gamme.
Comment demeurer une nation à la pointe du progrès et de l’innovation si on ne permet pas aux futures Marie CURIE de devenir Marie CURIE ? Si on ne permet pas aux futurs MOZART de devenir MOZART ?
Les jeunes ne remettent pas en cause l’éducation de masse, ils réclament des moyens à la hauteur de cette formidable ambition, ils réclament l’égalité des chances et que chaque élève dispose « d’une piste d’envol ». C’est mépriser le peuple que de croire qu’il n’a pas soif de savoirs et de découvertes.
Puisque la France s’enorgueillit légitimement de défendre la diversité culturelle, comment peut-elle être crédible si l’école ne promeut plus la jubilatoire diversité des connaissances pour tous ? Notre jeunesse souhaite se nourrir du présent et de la création d’aujourd’hui mais aussi de l’assimilation critique de l’héritage du passé. A nous de leur donner « des racines et des ailes » pour en quelque sorte se souvenir de l’avenir ! La place à l’école de la mémoire, de l’histoire, de la culture mais aussi de l’art et des artistes, aux côtés des professeurs, est vitale. Non seulement, l’approche d’une discipline artistique permet à certains élèves de surmonter de graves difficultés mais elle permet à tous de développer sa part d’humanité. L’éducation artistique autorise chacun à devenir acteur de sa propre vie, à grandir et à se grandir. Les arts à l’école, c’est aussi une formidable façon de diversifier les méthodes de transmission et les formes d’apprentissage. En raison de leurs spécificités, les disciplines et pratiques artistiques édifient des ponts entre les différents savoirs et éclairent ainsi toute l’intelligence des multiples enseignements dispensés. Redonner toute sa place à l’art et à la culture pendant toute la vie scolaire est fondamental car ils agissent sur le réel, la relation à autrui et innovent le rapport social en construisant les raisons du « vivre ensemble ». Contre la standardisation et le formatage, l’art et la culture valorisent la singularité tout en éclairant les valeurs universelles.

Au-delà de la notion de socle commun, votre projet de loi révèle votre vision utilitariste de l’école . En cela, il se distingue de l’ensemble des réformes qu’a connues notre système éducatif. Il évacue toute référence au bonheur qui demeure pourtant « une idée neuve en Europe » et dont l’Education Nationale devrait être porteuse. Une fois encore, entendons les lycéens qui revendiquent le bonheur d’apprendre, le plaisir d’étudier et le droit à s’épanouir à l’école.
Monsieur le Ministre, le vieux révolutionnaire que je suis rêve toujours de pain et de roses et ne peut cautionner un tel projet de loi qui sonne le glas d’une conception de l’école fraternelle et émancipatrice pour tous. Ce texte ne propose qu’une vision étroite de l’école ; il est, de ce point vue, intéressant de noter que le projet de loi n’intègre pas la question de l’enseignement supérieur qui constitue pourtant l’ultime maillon de notre système éducatif. On ne peut penser l’offre éducative des lycées sans prendre en considération les débouchés en universités, BTS, IUT ou classes préparatoires.
De même, si votre projet fixe à l’école l’objectif de mener 50% d’une classe d’âge à un diplôme de l’enseignement supérieur, aucun article ne traite des conditions de réussite dans le supérieur ou du passage du lycée à l’université, en particulier pour les enfants des milieux populaires. Il aurait été pourtant plus que souhaitable que la loi prévoie des dispositions permettant à tous les élèves d’accéder réellement aux études supérieures.

Vous ne traitez pas non plus de la formation et du déroulement de carrière des enseignants : ainsi, ne trouve-t-on, dans votre projet, aucune mesure significative pour améliorer l’attractivité de ce métier alors que l’Education Nationale connaît un important mouvement de renouvellement des générations. N’y figure aucune disposition concernant le temps réel de formation des enseignants alors que les directeurs d’IUFM recommandaient vivement l’allongement de la formation professionnelle sur deux ans, chaque enseignant devant alterner pratique sur le terrain et apprentissage théorique, devant acquérir des savoirs disciplinaires et des compétences pédagogiques. Face à la diversité des élèves et des conditions d’enseignement, la formation des professeurs demeure l’une des clés pour parvenir à une école de la réussite pour tous.
Votre projet manque aussi cruellement de lisibilité sur la question de l’intégration des IUFM aux universités. On peut se demander si le caractère national de la formation des enseignants, peu compatible avec la « culture d’autonomie » des universités, sera garanti. Dès lors que chaque IUFM sera rattaché à un unique établissement universitaire, on ignore qui prendra en compte et soutiendra une formation ne s’inscrivant pas nécessairement dans le champ des spécialités de l’université d’intégration. Par ailleurs, la question des moyens et du niveau d’autonomie dont disposeront ces instituts demeure sans réponse.
Les IUFM souhaitent un rattachement plus fort aux universités, l’amélioration de la formation des maîtres au travers d’un cahier des charges national, de missions clairement définies, une alternance terrain/formation bien pensée, bien préparée et bien exploitée. Pour ce faire, ils ont besoin d’une autonomie financière qui respecte leurs missions définies par l’Etat, d’équipe de direction permettant d’assumer au mieux ces missions, du maintien des antennes déconcentrées afin de répondre aux besoins en personnels enseignants des rectorats et des inspections académiques. C’est en ce sens que vous auriez dû rédiger votre loi.

Monsieur le Ministre, nous vous invitons à revoir votre projet de loi, conçu à la hâte et par trop réducteur. L’école est un enjeu bien trop important pour faire l’objet d’une querelle partisane. Plus que jamais, nous avons besoin d’un projet éducatif global, allant de la maternelle à l’université, promouvant les valeurs humanistes de la République. Il est grand temps de redonner corps aux principes de liberté, d’égalité et de fraternité inscrits au fronton de nos écoles. Pour ce faire, sachons retrouver les ambitions qui furent celles des nombreuses réformes (Lepeltier de Saint Fargeau, Ferry Jules, Langevin Wallon, etc.) : favoriser l’accès de chaque enfant aux savoirs, à tous les savoirs, et élever le niveau de qualification de chaque élève. Investir dans notre éducation, c’est assurer l’avenir de notre nation et participer au progrès en Europe, c’est aussi permettre l’émancipation de tous les individus. A contrario, vouloir limiter les objectifs de l’école et instaurer un « minimum culturel » compromet gravement les capacités de notre pays à se maintenir au rang des grandes nations de ce monde. Pour ces raisons, chers collègues, nous soumettons à votre suffrage cette exception d’irrecevabilité.

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