Loi de programme pour la Recherche : conclusions de la commission mixte paritaire

Publié le 16 mars 2006 à 14:41 Mise à jour le 8 avril 2015

Monsieur le Président,
Monsieur le Ministre,
Monsieur le Président de la Commission spéciale,
Chers Collègues,

« Décevant », « navrant », « manquant d’ambition », « rendez-vous manqué », « loi a minima », c’est ainsi que le projet de loi de programme pour la recherche a été qualifié par la communauté scientifique. Alors qu’ils attendaient un texte traduisant la volonté de l’Etat de s’engager massivement et durablement en faveur de la recherche, secteur essentiel à l’avenir de notre pays, les chercheurs constatent aujourd’hui avec amertume que leurs propositions et recommandations n’ont pas été entendues. Si les états généraux de la Recherche d’octobre 2004 s’étaient conclus par un apparent consensus, chacun reconnaissant la pertinence des pistes de réforme du système de recherche national issues de ces rencontres, force est de constater que de ce travail de réflexion, rien, ou presque, ne figure dans le texte final.

A l’inverse, c’est une conception de la recherche en totale contradiction avec les états généraux de Grenoble qui prévaut dans ce projet de loi de programme : la rentabilité à court terme de la recherche, le soutien public à la recherche privée sont privilégiés, l’innovation et la recherche appliquée à finalité industrielle deviennent prioritaires. Pire encore, cette logique utilitariste met à mal la recherche fondamentale qui, pourtant, est à l’origine des découvertes et des savoirs de demain.

En choisissant de pas entendre la communauté scientifique, le gouvernement prend le risque de nuire au rayonnement international de la France pour les années à venir. En faisant preuve d’une extrême frilosité, il compromet gravement nos chances de parvenir à l’objectif de Lisbonne. Il est pourtant indispensable que la France, tout comme l’ensemble des membres de l’UE, investisse massivement dans la recherche, il en va de son indépendance technologique. Dans un monde en perpétuelle évolution, sans cesse confronté à de nouveaux défis, que peut être l’avenir d’un pays qui n’aurait pas su investir dans la « matière grise » ?

Nul ne saurait se priver d’une éducation et d’une recherche fortes. Si le préambule du projet de loi de programme reconnaît cette évidence, il faut toutefois constater que le « Pacte de la Nation avec sa Recherche » relève surtout de la déclaration d’intention dès lors que la partie législative du texte ne contient aucune disposition d’ampleur.
Il est par ailleurs regrettable que le gouvernement ait opté pour une attitude de défiance à l’égard des chercheurs. Dans un souci d’efficacité et de transparence, ceux-ci préconisaient la mise en place de représentations démocratiques de la communauté scientifique dans des structures telles que le Haut Conseil de la Science et de la Technologie ou l’Agence d’Evaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur. Cette recommandation est restée lettre morte puisqu’au contraire, le pilotage de l’état sur la recherche est largement renforcé, le choix des représentants de la communauté scientifique étant soumis, in fine, à la seule décision des responsables politiques. La France aurait-elle à craindre d’une organisation réellement démocratique de son système de recherche nationale ? En soumettant le choix des scientifiques membres des instances décisionnelles ou consultatives au pouvoir politique, ne va-t-on pas engendrer un « spoil system » éminemment préjudiciable à la continuité des projets et des équipes dont la recherche a besoin ?

La communauté scientifique attendait une loi d’orientation et de programmation ambitieuse qui aurait permis d’appréhender sereinement les années à venir. Dans cet esprit, les chercheurs, tout comme le Conseil économique et social ou de nombreux parlementaires, souhaitaient qu’une politique de l’emploi scientifique soit définie. Le texte final ne répond malheureusement pas à cette exigence. N’y figure aucun plan pluriannuel de l’emploi statutaire. De même, le projet de loi n’offre aucune perspective d’avenir aux jeunes qui, en majorité, boudent les filières scientifiques. Un signal fort aurait pourtant dû leur être adressé.
A contrario, la jeunesse assiste à la montée en puissance des emplois précaires. Le recours de plus en plus fréquent aux CDD créés pour répondre aux contrats de recherche de l’ANR et la levée de la limite d’âge pour les chargés de recherche de 2ème classe vont encore retarder l’âge moyen de recrutement des jeunes chercheurs qui est déjà, en moyenne, de 33 ans. Se pose une question plus générale : peut-on vraiment croire que l’absence de sécurité de l’emploi, dans la recherche comme dans d’autres secteurs d’activité, peut inciter nos jeunes concitoyens à s’orienter vers de longues études ? Et alors que les médias témoignent régulièrement des difficultés rencontrées par les jeunes docteurs, qui connaissent souvent 4 à 5 ans de précarité après la thèse, comment espère-t-on enrayer la désaffection pour les emplois scientifiques ?
Ce ne sont pas les salaires en début de carrière et le manque d’attractivité de celles-ci qui encourageront les étudiants à s’orienter vers le doctorat et à s’engager dans le secteur public de la recherche.
Les besoins y sont pourtant immenses. Faut-il rappeler que les universités et les organismes de recherche connaîtront des départs en retraite massifs dans les toutes prochaines années ? Qui plus est, pour atteindre l’objectif de Lisbonne, la France devrait recruter quelque 100.000 chercheurs de plus. Pour parvenir à cet effectif, il faudrait accroître de 50% le nombre annuel de doctorants.
Aussi est-il grand temps de créer les conditions pour que les jeunes se dirigent à nouveau vers les carrières scientifiques d’autant que l’on sait, grâce à des études de l’Inspection générale de l’éducation nationale et de la recherche (IGENR), qu’une forte pénurie de docteurs se profile notamment en chimie, biologie ou sciences de la Terre. Les projections réalisées par l’IGENR démontrent qu’en 2010, pour assurer la pérennité de l’enseignement supérieur, en maintenant le nombre de postes existant aujourd’hui, il faudra recruter 90% des candidats en chimie, 87% en sciences de la terre, 69% en sciences de la vie, 55% en mathématiques et informatique, 49% en sciences de l’Homme et 27% en sciences sociales. Autant dire que la qualité du recrutement risque d’être sérieusement affectée. Il apparaît donc urgent de recruter dès maintenant, d’autant qu’il existe un vivier important de jeunes chercheurs sans poste, voire sans emploi, ou expatriés à l’étranger.

Parallèlement pour combattre résolument la désaffection des jeunes pour les filières scientifiques, il convient d’établir un plan pluriannuel de l’emploi qui démontrerait que des débouchés existent, et existeront, pour les titulaires de doctorat, non seulement dans l’enseignement supérieur et la recherche mais aussi dans le secteur privé et la fonction publique. C’est ainsi que l’on pourra créer le vivier de docteurs essentiel à l’avenir de la recherche nationale. Pour pouvoir accéder à ce diplôme, il est nécessaire d’augmenter considérablement le nombre d’allocations de recherche et de revaloriser leur montant en les indexant sur le SMIC.

En amont, le niveau de qualification dans le pays doit être accru : en ce sens, l’Etat devrait engager un effort considérable en direction des universités. Il faudrait en outre prévenir le déficit prévisible de nombreuses disciplines en prenant en charge, très tôt, dans la scolarité, le coût des études des élèves des milieux modestes qui choisiront ces filières. Assurer l’avenir de notre système de recherche implique également de s’attaquer résolument à l’échec scolaire à tous les niveaux, favoriser l’accès aux études supérieures pour les catégories défavorisées et veiller à ce que les femmes puissent plus facilement accéder aux disciplines scientifiques et être présentes à tous les niveaux de l’appareil de recherche.
La démocratisation des études n’est pas seulement une nécessité de justice sociale ; elle est aussi la condition sine qua non pour que notre société progresse grâce à la découverte et au partage de nouvelles connaissances et de nouveaux savoirs.

Ceci étant, le manque d’ambition du projet de loi de programme se traduit également par la faiblesse des moyens consacrés à la Recherche. Compte tenu de l’inflation, ceux-ci ne connaîtront aucune augmentation dans les années à venir. Chacun le reconnaît, y compris dans les rangs de la majorité. Pour éviter une stagnation des moyens peu compatible avec l’objectif de Lisbonne, nombreux sont ceux qui souhaitaient que les montants des crédits affectés à la Recherche soient exprimés en euros constants. Monsieur le Ministre, vous avez choisi de ne pas entendre cette recommandation. Encore une occasion manquée !
Les dernières lois de finances ont par ailleurs démontré qu’une nouvelle répartition des moyens visaient à faire de l’ANR l’acteur central du futur système national de recherche. Cette agence voit ainsi ses crédits augmenter considérablement alors que les universités et les organismes, en charge de la recherche fondamentale, sont amenés à gérer la pénurie. L’appareil de recherche est ainsi progressivement réorganisé de manière à développer prioritairement la recherche appliquée à finalité industrielle, l’ANR, dépourvu de tout conseil scientifique représentatif de la communauté scientifique, devenant le principal pourvoyeur de fonds chargé de financer en priorité les projets économiquement rentables.

Cette refonte en profondeur de l’appareil de recherche est complétée par la création de pôles de compétitivité, de nouvelles structures de droit privé regroupant les pôles d’excellence des universités, des organismes publics et les entreprises. Par un tour de passe-passe assez grossier, les « campus de recherche », rejetés par une large majorité de chercheurs, reviennent sous une nouvelle forme : les « réseaux thématiques de recherche avancée ». Au delà des intitulés, c’est le même type de structure qui refait surface, privant les établissements publics non seulement d’une partie de leurs financements mais également de leurs équipes les plus en pointe. Les sciences humaines et sociales, comme l’ensemble des disciplines littéraires, pourront-elles encore exister demain dès lors que, de par leur nature même, celles-ci n’auront que peu de chances d’être intégrées dans des structures unissant acteurs publics et privés ?
Désormais, il apparaît clairement que le gouvernement veut privilégier le soutien public à la recherche privée via l’ANR, l’Agence pour l’Innovation Industrielle richement dotée et la reconduction des dispositifs d’incitation fiscale comme le crédit d’impôt recherche. Cette vision à court terme risque de nuire gravement à notre pays, la recherche privée ne se développant qu’à la condition d’être adossée à une recherche fondamentale forte, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui, celle-ci voyant ses moyens diminuer considérablement.
Encore un mot sur l’évaluation qui, telle que définie, par le projet de loi de programme ne répond pas aux attentes de la communauté scientifique. Les chercheurs souhaitaient que l’évaluation soit effectuée par leurs pairs, de façon collégiale, indépendante et transparente. Or les membres du Conseil de l’Agence d’évaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur sont nommés par décret ; ils sont donc soumis au choix de l’autorité politique. On peut légitimement se demander si le gouvernement, quel qu’il soit, est le mieux placé pour apprécier les critères scientifiques auxquels doivent répondre les membres du Conseil...
De plus, ce même conseil nomme les membres des sections de l’Agence. C’est donc tout l’équilibre entre évaluateurs élus et nommés qui est remis en cause. La mainmise de l’autorité politique sur l’AERES contribuera-t-elle à développer les capacités d’initiative des structures et des acteurs de l’enseignement supérieur et de la recherche ? Personnellement, j’en doute !
Par ailleurs, les modes d’évaluation demeurent flous. Dans la logique utilitariste qui sous-tend le texte final, il est à craindre que l’évaluation ne se réduise à des procédures normatives fondées sur les seuls critères bibliométriques.
Monsieur le Ministre, ce projet de loi de programme met en péril la position de notre pays dans le monde et, de fait, affaiblira demain la recherche européenne dont nous sommes l’un des maillons. Pourtant n’y avait-il pas lieu de proposer à nos partenaires de l’UE de participer plus résolument à la construction de l’Europe de la Recherche ? A l’heure où les grands défis scientifiques contemporains nécessitent de fédérer les énergies, de mettre en commun tant les connaissances que les moyens, le projet de loi de programme ne devait-il pas intégrer les questions relatives au renforcement de l’espace européen de la Recherche, à la création de l’Agence Européenne de la Recherche ? La France peut-elle se contenter de rester à la marge de l’Europe de la Recherche ?

Avant de conclure, je m’attarderai sur la situation dramatique du CNRS qui illustre à quel point la politique menée actuellement est néfaste pour la recherche de notre pays.
Pilier historique de la recherche scientifique française, le CNRS est aujourd’hui sérieusement menacé. Son financement dépend de plus en plus des contrats de recherche, sa dotation propre tendant au mieux à stagner. Tous ses départements, hormis le département des sciences de la vie, ont des moyens, en euros constants, qui sont en forte diminution. Désormais, soumis à des financements extérieurs provenant de l’ANR ou d’entreprises, le CNRS voit se réduire considérablement sa capacité à élaborer et conduire une politique scientifique spécifique.
En effet, cet organisme, qui est pourtant l’un des principaux opérateurs de la recherche académique française, ne peut choisir les contrats de recherche dont il sera uniquement le gestionnaire. En outre, l’accroissement important des CDD recrutés via l’ANR (environ 3000 en 2006) marginalise le rôle du CNRS sur l’orientation de l’emploi scientifique. Avec la mise en œuvre de la loi de programme, cet organisme va également perdre son instance d’évaluation, le Comité national de la recherche scientifique, au profit de l’AERES. L’action du Comité national sera réduit à la seule gestion des carrières de ses chercheurs, sachant que les postes de directeurs de recherche sont d’ores et déjà insuffisants pour permettre aux chercheurs d’évoluer au sein du CNRS.
La refonte du système de recherche telle qu’inscrite dans le projet gouvernemental affaiblit ainsi considérablement cet organisme prestigieux dont la qualité des travaux est pourtant reconnue au niveau international.
Un rééquilibrage de la répartition des moyens entre les opérateurs traditionnels, c’est à dire les universités et les organismes, et l’ANR est donc impératif sauf à confier l’ensemble de la politique scientifique à cette Agence. Celle-ci pourrait à terme se borner à jouer un rôle de coordination entre les différents acteurs de la recherche et reprendre ainsi les missions dévolues au comité de financement des programmes scientifiques tel qu’il avait été défini par les états généraux de Grenoble.
Mais si la grande majorité, voire la totalité, des augmentations de crédits était à l’avenir confiée à l’Agence, ce serait une réelle catastrophe pour la recherche française. Car chacun sait qu’une stratégie de laboratoire, d’université ou d’organisme, c’est bien plus qu’une somme de projets financés par l’ANR !

Il est par ailleurs indispensable que l’Etat respecte l’autonomie des divers acteurs du système national de recherche.
Les récents changements intervenus au niveau de la direction du CNRS, le limogeage de son directeur général, contribuent à affaiblir l’organisme et ne peuvent donc se reproduire. Car les changements de cap qui se sont multipliés, ces dernières années, fragilisent le CNRS tant en interne qu’auprès de ses partenaires étrangers qui ne comprennent pas ces bouleversements intempestifs.
Pour que le CNRS continue à jouer un rôle majeur dans le système de recherche français, l’Etat doit cesser d’interférer dans les affaires internes de l’organisme et doit s’engager au contraire à assurer la continuité de la politique scientifique définie en concertation avec sa direction et les représentants de ses personnels.

Garantir la continuité tant des orientations scientifiques que des équipes, assurer les moyens nécessaires à la poursuite des travaux de recherche dans toutes les disciplines et à l’émergence de nouveaux champs d’investigation, associer l’ensemble de la communauté scientifique à la définition des grands axes de la recherche de demain, c’est ainsi que l’Etat permettra au CNRS, comme aux universités et aux autres organismes de recherche, d’aller de l’avant. La recherche privée suivra. Nous l’avons vu dans bon nombre de pays étrangers et notamment aux Etats-Unis.
Privilégier l’innovation et la recherche appliquée à finalité industrielle au détriment de la recherche fondamentale s’avérera à l’inverse dévastateur pour la recherche de notre pays. C’est ce que les chercheurs, les directeurs de laboratoires ou d’organismes, les présidents d’université n’ont cessé de dire depuis plus de deux ans. En vain !

Monsieur le Ministre, vous l’aurez compris, le groupe CRC ne peut voter ce projet de loi, la réforme de la recherche ne pouvant être opérée sans l’adhésion d’une communauté scientifique qui a toujours démontré qu’elle se mobilisait, non pas pour la défense d’intérêts corporatistes étroits, mais bien pour l’avenir de notre pays.

Sur le même sujet :

Education et recherche

À la une